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Critiques

Birdcalls de Louise Lawler

Les moqueries les plus mordantes sont celles qui s’adressent aux personnages publics placés en situation de pouvoir ou d’autorité, ou ceux qui s’élèvent au-dessus du commun: les politiciens, le Pape, les vedettes, etc. Pour ce faire, on s’attaque à certains traits de leur identité en les déformant ou en les amplifiant. Ce seront les traits physiques, des choses dites, des actes, ou des comportements indignes. On se servira aussi du nom de ces personnes pour faire des calembours ou des contrepèteries, telles des caricatures sonores. Birdcalls, de l’artiste américaine Louise Lawler se rapproche de ce dernier type. Dans une interface très simple combinant textes et sons, on retrouve des listes de noms d’artistes contemporains reconnus, des noms prononcés railleusement à la manière de chants d’oiseaux exotiques. On apprécie en premier lieu le ton très humoristique de l’oeuvre ainsi que sa valeur interactive. Ensuite on se questionne sur le pourquoi de la moquerie, soit le fait qu’une praticienne de l’art contemporain dirige son sarcasme vers ses pairs, des artistes connus pour leur travail très critique, distancié, déconstructif face à l’art, son histoire, sa tradition, son idéologie, etc. Pourquoi ces artistes? qu’ont-ils de particulier? qu’ont-ils en commun à part la noblesse de leur démarche?

On notera d’abord qu’il s’agit d’artistes vivants (sauf Warhol et Matta-Clark), nés principalement dans les années 1930 et 1940, de sexe masculin et de race blanche. Ils se sont fait connaître dans les années 1970 avec, entre autres, le courant de l’art conceptuel (Lewitt, Weiner, Barry, Haacke, Buren), ou dans les années 1980 avec les courants internationaux qui marquent le retour de la subjectivité dans une nouvelle peinture expressionniste dont la Transavantgarde italienne (Clemente, Chia, Cucchi). Comme autre point commun, il ont tous vécu et profité de l’heure de gloire de l’art postmoderne de ces mêmes années fastes et regrettées, surtout les années 1980 où prolifèrent, dans un marché de l’art très dynamique, biennales, foires, musées de l’art contemporain. Leur notoriété fut acquise dans la foulée de cet optimisme sans borne, en devenant les héros de toutes les grandes expositions. Leurs productions, si subversives soient-elles, s’établissaient en « courant » dès leur émergence, tant la machine était bien rodée. Rapidement sanctifiés par le milieu international de l’art, ceux-ci se retrouvent donc au panthéon des artistes qui ont marqué ces deux décennies de l’histoire récente. Louise Lawler fait partie de cette génération, étant elle-même une vedette du milieu depuis le début des années 1980 (le MoMA lui consacre une exposition en 1987). Sa démarche critique, parodique en fait, concerne directement les mécanismes de diffusion et de réception de l’art dans le réseau des institutions. Elle se distingue cependant du groupe mentionné dans la mesure où elle est une des très rares artistes de cette génération à présenter des projets dédiés au Web. 

Dans Birdcalls, le nom des artistes est prononcé de manière à associer la singularité des sonorités à la variété des races d’oiseaux que les ornithologues pourront peut-être reconnaître. La voix humaine entendue évoque le perroquet qui a la vertu d’imiter le cri des autres oiseaux. La caricature sonore tourne donc le panthéon en dérision en l’associant à la jungle et son vacarme. On suppose que cette métaphore ornithologique opère un transfert, partant du nom propre et sa répétition, en allant vers le mimétisme et renommée. Celle, bien sûr, des artistes du milieu de l’art contemporain dont les oeuvres, comme nous le mentionnions plus tôt, s’avèrent indissociables du processus de médiatisation par le réseau institutionnel. Car en plus des créateurs, ce milieu est aussi composé d’agents ayant le pouvoir d’officialiser certaines productions parmi un ensemble très vaste d’oeuvres qui se perdent dans la rumeur. Comment exercent-ils leur travail de sélection? Imaginons ici des perroquets s’imitant les uns les autres, rendant suspecte du même coup une « renommée » construite sur la base du mimétisme. 

On ne peut alors que se référer à cette « logique du choix mimétique » qu’Yves Michaud met en parallèle, dans La crise de l’art contemporain, avec la prolifération des organismes d’État caractérisant le monde de l’art Français depuis le début des années 1980: « (…) on est choisi pour avoir été choisi, exposé pour avoir été exposé, acheté pour avoir été acheté: une fois le premier pas fait, les hommes d’appareil sont rassurés sur des goûts que désormais ils partagent » [Michaud, 1998, p. 48], il ajoute plus loin, « Soyez reconnus, on vous découvrira – telle pourrait être la maxime du mimétisme institutionnel. » [Michaud, 1998, p. 49]. Cette logique n’est-elle pas aussi celle de tout un réseau international d’institutions qui sacralise des artistes au point où on perd de vue les oeuvres, leurs valeurs plastiques, intellectuelles et spirituelles? Ce qui importe à ce moment, c’est d’avoir le privilège de faire partie du panthéon, ou faute de mieux, d’envier ceux qui en sont membres quand on n’est pas dans le coup. Michaud démontre bien les conséquences de cette logique par laquelle s’établit une dialectique d’élus et d’exclus, et où tous les artistes finissent par s’essouffler dans une course à la notoriété. Ainsi, la stratégie à développer pour être du bon côté sera celle du conformisme, conformisme que l’on pourra considérer comme un symptôme manifeste de la crise qui secoue l’art contemporain des années 1990. Et si l’on compare les deux destins, le sort des élus que l’on met en cage n’est pas nécessairement plus enviable que celui des exclus, comme en témoigne ce passage qui se termine par une autre métaphore zoologique: 

Le mimétisme se déploie, s’incruste dans le travail des artistes – les admis comme les refusés – qui s’autodisciplinent de plus en plus pour entrer dans le moule, augmentant du même coup leur chance d’ascension au sein du réseau. Et à force de se reproduire et de se ressembler, les grands événements finissent par perdre toute substance. Ce fut vraisemblablement le cas de la récente et première Biennale de Montréal 981, produite par le CIAC (Centre international d’art contemporain de Montréal).

Dans l’innocence et la légèreté de sa forme, Birdcalls est définitivement à situer dans ce débat, celui de la crise actuelle de l’art, où le subversif se confond avec l’académisme, et où les artistes deviennent, avant leur mort, des monuments fossilisés, entreposés au panthéon de l’art2! De plus, l’ironie n’est jamais gratuite et recèle toujours en elle une vérité difficilement démontrable par d’autres moyens. En plus de soulever la réflexion, l’oeuvre aura aussi la vertu de nous rendre autrement attentifs aux cris des jaseurs, pies et corneilles que nous amène ce printemps.

Notes

[1] Au sujet de la Biennale de Montréal 98, voir l’article intitulé « Ha! la culture… » paru dans Archée (octobre 1998).

[2] Dans cet ordre d’idées, on recommande la consultation d’un oeuvre en ligne plus récente de Louise Lawler, Without Moving / Without Stopping (juin 1998) en format QuickTime VR dans laquelle on retrouve, dans une vue panoramique, des statues antiques abandonnées à l’intérieur d’une architecture classique.

Bibliographie

Michaud, Yves, La crise de l’art contemporain, Paris, Presse Universitaire de France, 1998, 286 p.