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Cyberthéorie

«Pour une typologie de la création sur Internet» d'Annick Bureaud

Sur le site de l’Observatoire Leonardo des arts et des technosciences1 (OLATS), on retrouve dans la section Livres et Études un texte modeste mais fort courageux sur l’art dédié au Web: « Pour une typologie de la création sur Internet », par Annick Bureaud, publié en janvier 1998. Pertinent, parce que nous avons probablement là le premier exercice de catégorisation d’une forme nouvelle d’art, caractérisée par son éclectisme. Modeste, parce qu’il s’agit d’une typologie fondée sur les aspects formels et techniques et non sur les enjeux théoriques, bien que les commentaires suggèrent à l’occasion des pistes de réflexion fort intéressantes. Bien sûr, « elle ne prétend pas être définitive » comme l’indique prudemment l’auteure. C’est certainement parce qu’une typologie, comme toutes les typologies, a quelque chose de mouvant et d’incertain. C’est aussi parce qu’un tel document jouit de la souplesse évolutive de l’édition en hypertexte. On nous propose donc ici quatre grandes catégories, soit « Hypermédia« , « Le message est le médium« , « Communication, collaborative et relationnelle » et « Cyberception« . 

L' »Hypermédia » regroupe le plus grand nombre de créations et concerne l’art en ligne qui exploite l’interactivité de l’hypertexte à laquelle s’ajoutent le visuel et le sonore. Lorsque la navigation est interne à l’oeuvre, celle-ci est dite « fermée », et lorsque les liens communiquent vers des noeuds extérieurs faisant circuler l’utilisateur dans le réseau, on parle alors d' »oeuvres hypermédias ouvertes », des oeuvres qui participent au concept de « webness »2.

« Le message est le médium » est la catégorie qui s’applique au travail de brouillage des codes et aux oeuvres autoréférentielles, soit tout ce qui questionne le média. On y retrouve les réalisations les plus déroutantes comme celle du duo de Joan Heemskerk et Dirk Paesmans, dit Jodi

Les sites à participation collective, intégrant directement le spectateur, se nourrissant de ses interventions, et où le statut de l’auteur et celui du public ont tendance à se confondre, se retrouvent dans la troisième catégorie, celle de la « Communication, collaborative et relationnelle« .

Finalement, certaines oeuvres font appel à la « Cyberception« , en ce sens qu’elles jouent sur les effets de la téléprésence (la présence et le contrôle à distance) en modifiant du même coup la perception de soi comme sujet virtualisé. Un bon exemple serait ShadowServer de Ken Goldberg, une oeuvre dans laquelle l’usager est appelé à manipuler à distance un système simulé d’éclairage dans le but de générer de manière dynamique ses propres images. L’hybridation du corps et du geste, avec le programme et l’interface, redéfinit une toute nouvelle sensorialité.

Cela dit, cet exercice de classification soulève quelques interrogations importantes. Si modeste soit-il, il s’apparente, dans une certaine mesure, à celui du commissaire ou du conservateur d’expostions, virtuelles dans ce cas-ci. Parce qu’en plus de classer, Annick Bureaud sélectionne, ce qui suppose aussi l’exclusion dans l’exercice d’un choix réfléchi et responsable. Inévitablement, les oeuvres sélectionnées gagnent donc une crédibilité proportionnelle à la rigueur des critères théoriques ou esthétiques. Ainsi validées, elles se positionnent progressivement sur la voie du consensus, comme cela se produit dans le réseau traditionnel des institutions de l’art contemporain. 

Mais il y a une différence marquée, entre le réseau des galeries, musées, foires et biennales, et le réseau des technologies de la communication numérique. Dans le premier, c’est le consensus qui permet aux oeuvres de circuler: on ne voit que ce que les décideurs ont choisi de nous montrer. Dans le second réseau, de tels consensus s’établissent certes, sauf qu’ils ne pourront exercer un contrôle sur ce qui sera diffusé et sur ce qui ne le sera pas: car les productions sur Internet sont déjà en réseau, diffusées de partout pour tous et ce, avant de passer par l’instance de légitimation d’une autorité intermédiaire. Autrement dit, les oeuvres numériques qui passent par les canaux électroniques de communication sont beaucoup plus indépendantes du pouvoir institutionnel qui a, depuis un certain nombre d’années, érigé un régime où s’opposent ceux qui sont à la page et ceux qui sont dans la marge. Sur le Web, pour le meilleur et pour le pire, on est d’emblée admis à partir du moment où l’on est dedans. Il en résulte pour l’instant un monde sauvage, dynamique, imprévisible, dont les langages sont encore difficiles à interpréter, par opposition à l’esthétique souvent convenue et très codifiée de l’art des galeries et des musées.

N’étant heureusement pas encore domestiqué, le système permet aussi à tout un chacun de s’approprier ce pouvoir de choisir, comme l’a fait Alexei Shulgin dans son site The WWWArt Awards que présente Annick Bureaud dans la catégorie des oeuvres hypermédias ouvertes. Les sites auquels The WWWArt Awards accorde des prix, n’ont pas été conçu comme oeuvres d’art, mais l’auteur les consacre comme telles en fonction de critères des plus arbitraires et loufoques. Shulgin se déguise donc en conservateur qui sélectionne des oeuvres ni vraies ni fausses, parodiant ainsi, en fait, toute tentative d’appropriation.

Notes

[1] « L’Observatoire Leonardo des arts et des technosciences est un site francophone proposant des informationss, des repères, et des liens dans le champ de l’art et des technosciences. Ce site est inscrit dans l’univers Leonardo, revue internationale qui offre depuis trente ans un espace d’échanges et de réflexions entre le monde de l’art et celui des sciences (cf. la page de présentation du site). »

[2] « Webness », un néologisme inventé par le jury des Prix Ars Electronica en 1996 pour désigner les oeuvres extensibles aux réseaux. Annick Bureaud traduit le mot par « webitude ».