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Entretiens

Jean-François Peyret : la machine, l'homme et le théâtre

« Histoire naturelle de l’esprit » explore les rapports entre l’homme et la machine…

C’est parce qu’il est question des machines et d’Alan Turing qu’au fond la confrontation avec les nouvelles technologies a eu lieu. Les rapports de la pensée et du corps nous ont amenés aux machines, qui nous ont amenés à Alan Turing, qui nous a amenés à Turing et aux nouvelles technologies. Je ne pense pas que la vidéo soit simplement décorative, ni que tout théâtre doive comporter les nouvelles technologies pour être à la mode. C’est au contraire un assaut que le théâtre doit subir pour savoir s’il vit encore.

Vous placez des écrans sur le plateau de théâtre, vous mettez en concurrence l’acteur avec sa propre image, sa propre voix… Qu’attendez-vous de ces confrontations?

Les nouvelles technologies sont un instrument critique ou autocritique du théâtre, un test de résistance. Elles posent vraiment la question de ce qu’est un spectacle vivant aujourd’hui. Nous avons essayé de travailler sur le naturel et l’artificiel, la voix naturelle et sonorisée. Quand Jeanne Balibar arrive, elle dit un premier texte au micro, puis elle le redit à l’oreille de son partenaire, en voix naturelle. Elle le joue, ce n’est pas la même voix: quel effet cela a-t-il sur la sensibilité du spectateur, son corps?

Avec l’impasse dans laquelle s’est trouvée l’intelligence artificielle ces dix dernières années, l’idée d’un duel avec la machine, qui risquerait de dépasser l’homme, n’est-elle pas dépassée?

Quand on gratte un peu, les vieux fantasmes renaissent vite. Il y a là un mythe, au-delà des performances techniques réelles, que la vie de Turing exemplifie. Pourquoi avons-nous besoin de fabriquer des machines qui, si elles ne nous dépassent pas, en tout cas nous conditionnent complètement? Qu’en est-il du corps là-dedans? La disparition de la limite entre l’humain et l’artificiel est au coeur de ce mythe, soit qu’on se « cyborgise » tranquillement, soit que des machines finissent par acquérir des caractères qui pourraient être vivants et humains. Nous sommes de plus en plus machinés, des artefacts nous-mêmes, pas au niveau de notre corps, mais au niveau de notre existence. J’aime cette réflexion d’Hannah Arendt, qui dit qu’il y a quelque chose d’insupportable dans la vie: elle nous a été donnée, et on ne sait pas par qui, ni comment, ni pourquoi. La mythologie de notre temps, ce pourrait être ce fantasme de l’auto-engendrement. Maintenant qu’on a tué Dieu, il faut se fabriquer soi-même, fabriquer du vivant, exporter la vie humaine au-delà des frontières de notre planète. C’est une question intéressante pour le théâtre qui s’est toujours préoccupé des limites de l’humanité. Le rapport à la nouvelle technologie n’est pas simplement ce qui se voit sur le plateau, c’est aussi la façon de penser, de naviguer dans des pensées.