“L’Internet, c’est l’intelligence distribuée et la conscience partagée”
Derrick De Kerckhove
De plus en plus vont se développer les dispositifs collectifs et coopératifs en tant que nouveaux contextes de production artistique. Ceux-ci prennent naissance dans ce que nous pourrions appeler la “révolution numérique” et le développement en “réseau” porté par cette “révolution”. De nombreuses pratiques artistiques actuelles empruntent, se ressourcent et se ré-interrogent par l’imprégnation et la proximité de ces mutations informationnelles. Cette perméabilité presque naturelle me semble plus intéressante que de consacrer une opposition entre « anciennes pratiques » et “nouvelles pratiques”1.
Ce sont les notions d’atelier et de présentation qui sont principalement mises en jeu. L’atelier (homestudio) deviendrait donc un espace de connexions, ce qu’il a toujours été, et quitterait cette image quelque peu confortable du “chaudron” personnel, dépositaire du “génie” singulier. En conséquence, les pratiques traditionnelles de monstration et les conditions régissant la diffusion des oeuvres, et ceci quelque soit le domaine artistique, semblent n’être plus adéquates aux “langages” développés aujourd’hui, ceux-ci utilisant des éléments de plus en plus dématérialisés, immergés, non-spécifiques et engagés dans des “principes de réalité” (même s’ils peuvent emprunter encore à la production fictionnelle). C’est ainsi que les territoires d’investigation artistique se sont déplacés, le plus souvent sans volonté péremptoire de légitimation et d’identification, sous la forme de “dispositif”. Ceci a engagé des activités de diffusion et de circulation artistique qui seraient de moins en moins assurées par une stratégie culturelle ou par un consensus de marché, éléments prédominants pour un lieu d’exposition ou une programmation de concert par exemple, car les artistes impliqués dans ces nouvelles attitudes trouveraient des relais plus adaptés et moins exclusifs dans des domaines périphériques adjacents au champ plus ou moins ésotérique de l’art et de la musique.
Le développement “polysectoriel” de l’informatique et plus particulièrement de la télématique a permis à ces pratiques de retrouver des relations directes et “horizontales” avec les contextes sociétaux à tous les niveaux (social, économique, politique, etc.), et ainsi d’induire de nouvelles implications et enjeux2.
Ces territoires d’investigation favorisent l’émergence et le déploiement de dispositifs coopératifs, d’une part dans le sens où une activité artistique s’opère sur un “hypertexte” de ressources (ses provenances, ses référents, ses contextes d’apparition, ses objectifs, ses impacts, etc.)3, et d’autre part, dans le sens où la légitimation institutionnelle, tutélaire ou corporatiste ne semble plus la condition sine qua non du développement des activités artistiques, et qu’enfin l’ouverture pertinente de nouveaux territoires favorise la coopération par la demande d’échanges communautaires et de recherches de nouvelles émulations et par les solutions inédites partagées que ceux-ci apportent à des besoins qui semblent pour l’instant isolés4. Ceci est d’autant plus remarquable si ces pratiques artistiques privilégient des interactions plus larges (nous pourrions dire exogènes aux codes acceptés) ou bien encore si l’objet de celles-ci devient la prise en responsabilité d’un espace “inédit” de travail correspondant à un objectif commun (à l’image d’un forum), en sollicitant la coopération d’un groupe de pairs dans un espace limité, ou bien encore si est convoquée la simultanéité d’actions menées par plusieurs utilisateurs (acteurs et consommateurs) en préservant ou non l’intégrité et l’identité de chacun d’eux, sous forme de systèmes auto-organisationnels, résistants aux contextes traditionnels et aux modèles représentationnalistes.
Ces dispositifs coopératifs semblent profondément ancrés dans des modèles issus de la culture informatique et du réseau internet. Le modèle le plus évident semble le “forum”, augmenté d’une capacité de réalisation, que nous pouvons qualifiée de “collecticielle”. Le dispositif collecticiel apparaît donc autant comme un dispositif de diffusion et de présentation qu’un dispositif de production.
Le projet Collective JukeBox5 tente de mettre en place un tel laboratoire et l’active depuis 1996. Le dispositif (un fonctionnement contributif, l’absence de sélection, la machine jukebox) et l’organisation de celui-ci demande le suivi de règles communes assez précises (charte générale de coopération à l’image d’une licence “publique” de logiciel) afin de déterminer les fonctionnements communs, de modérer et de favoriser les activités et la circulation du projet global, sans les circonscrire dans un champ spécifique ou sélectif. Ceci est opérant sans autorité avec l’animation par un ou plusieurs modérateurs, chaque participant mesurant son degré d’implication dans le projet. Collective JukeBox est ainsi défini comme un dispositif coopératif évolutif, libre et ouvert. L’un des modèles que poursuit ce projet est celui d’un environnement « collecticiel », d’un espace partagé, augmenté, évolutif et critique, modulable par les participants eux-mêmes.
Puisque nous avons remarqué que le développement d’un tel projet semblerait proche de modalités de fonctionnement du monde informatique, il serait intéressant de se pencher sur les développements des logiciels libres ou en d’autres termes de l’Open-Source, en tentant de dégager les pertinences et les similitudes avec les activités artistiques sur les questions de modalités de fonctionnement et de production, en sachant que ceci demande des recherches appropriées et une lucidité accrue afin d’éviter de faire des amalgames et des transposition trop hâtives.
Ma réflexion se porte ainsi sur le développement de ces espaces critiques accompagnant les technologies numériques, en dehors de définitions telles que la création collective ou bien encore les spécificités de l’art numérique. Ces notions esquissées ici se développent en remettant en jeu presque systématiquement ce que nous identifions en tant que statut d’oeuvre et statut d’artiste, et donc questionnent indubitablement les conditions de présentation de l’art.
Notes
[1] Ou bien encore de légitimer le contexte entropique économique (copyright et droits d’auteur, contexte de compétition, génie individuel, rareté de la source originale, effets de médiatisation, spectacularisation, principes de reconnaissance, historification, etc.) .Se reporter ici à l’actualité (taxes, Napster, Altern, etc.) et aux livres de Yves Thiran “Sexe, mensonges et internet”, Ed. Castells Labor 2000 et de Mona Chollet “Marchands et Citoyens, la guerre de l’internet”, Ed. L’Atalante.
[2] Même si ces pratiques utilisent ces technologies de manière “analogique” ou métaphorique, voire même sur les résultantes des mutations amenées par ces technologies (démocratisation, responsabilisation, participation, partage de ressources, circulation sous différents formats, les principes d’erreur et de vitesse d’éxécution, intégration et unification des étapes autrefois différenciées et relayées de la production, de la réalisation, de la transmission et de la diffusion d’une activité artistiques, la programmation, l’échantillonnage, la construction d’interfaces et d’extensions, la duplication, l’identification/non-identification, etc.).
[3] Maria Wutz, “L’Art World Wide Web”, juillet 1995. http://www.labart.univ-paris8.fr/Actes/Maria.html
[4] “Coopération et production immatérielle dans le logiciel libre” par Laurent Moineau et Aris Papathéodorou de Samizdat. http://www.samizdat.net/zelig/news.php3?detail=n971601880.news
[5] http://homestudio.thing.net/ et http://jukebox.thing.net/ pour la description et les informations sur le projet Collective JukeBox.