C’est en relisant pour la centième fois la correspondance de Gustave Flaubert que j’ai eu envie d’écrire ce développement sur le Travail de la Forme. Comme il évoque son travail sur le style, qui atteint des dimensions quasiment héroïques – et dont les enjeux sont tout à la fois moraux, et esthétiques – pourrait-on parler maintenant du « Travail de la Forme ». Avec la même exigence que lui, pourrions-nous réfléchir, avant toute question de contenu, sur la notion de « formes littéraires » : leur émergence, leurs conditions techniques d’existence, leur cycle de vie, et enfin quelles influences nous pouvons avoir sur elles. Ainsi de la forme reine depuis à peu près deux siècles : le roman imprimé sous forme de livre. Quelles mutations peut-il encore connaître ? Après Dos Passos, Faulkner, le nouveau roman, etc. Comment aller plus loin sans perdre tout pouvoir d’évocation ? Comment améliorer cette forme/objet techniquement parfaite ?
Le roman sous forme de livre a été rendu possible par l’invention de l’imprimerie. Il a permis que la lecture devienne tout à la fois un acte intime, et très largement partagé. Il a accompagné l’émergence de la notion d’individu se revendiquant libre de pensée et d’action. Son apogée se situe vers le milieu du XIX° siècle. Si le XX° l’a beaucoup remis en question, nous lisons toujours des romans. Le genre est bien vivant. Il a une réalité économique impossible à contourner. Toutefois, on peut se demander si en ce début du XXI° siècle, il ne nous permet pas uniquement de découvrir des individualités attachantes, voire des styles originaux, et s’il n’est pas arrivé au terme de son évolution en tant que forme littéraire et en tant qu’objet manufacturé. On pourra toujours rajouter un peu plus d’intimisme, ou au contraire faire rentrer le tumulte du monde à l’intérieur des pages, ou le déconstruire/reconstruire autant qu’on le voudra. Ce sera toujours un roman. Un ensemble de feuilles imprimées et reliées qui forment un objet techniquement parfait… mais figé.
Il ne s’agit pas de faire l’éternel constat de la « mort du roman ». Les formes se soucient assez peu des opinions. Elles se développent d’elles-mêmes, à un rythme qui leur est propre. Peut-être peut-on remarquer que le travail de sape entrepris par le XX° siècle était arrivé à son terme. Aujourd’hui seulement, parce qu’une alternative peut être envisagée, on commence d’observer le moyen de sortir de cette dialectique. Une possibilité nous est donnée de passer outre la perfection de la forme » roman-livre « , tout en conservant ce qui en fait le prix, c’est-à-dire ce dialogue complexe avec un auteur, à l’intérieur d’une fiction donnée à lire, sur un support qui soit l’expression technique parfaite de son époque. C’est ce que la révolution du numérique va nous permettre.
Depuis le début des années 80, notre paysage familier s’est rempli d’écrans d’ordinateur, qui se sont ajoutés à ceux de télévision. C’est un constat simple. Autre constat : l’image est le mode d’expression privilégié de notre époque. Sur ces écrans envahissants, qui véhiculent autant l’information que le divertissement et de plus en plus les contenus artistiques, l’image est omniprésente. Ce sont des données impossibles à évacuer. Le texte, sur ces écrans, trouve un nouveau support de lecture. Alors que dans les siècles précédents les contenus n’étaient accessibles que sur papier ou toile ou parchemin – une surface plane bidimensionnelle – et que le paysage intellectuel – au sens propre – que les clercs avaient devant eux était fait de livres, nous avons à présent le choix.
Nous pouvons stocker les informations de façon numérique et les lire sur un écran. Si l’on considère que la forme romanesque – autant du point de vue de l’objet que du contenu – collait au plus près d’une époque et en exprimait à la fois le potentiel technologique et le questionnement – ou tout simplement le » bruit « – la question est : comment, à l’ère du numérique, ce travail va-t-il se faire. Ni le cinéma ni la télévision ne vont assumer ce rôle. Ils ne rempliraient pas cette fonction du roman-livre, qui est de permettre à l’individu seul, ou à un petit groupe, d’entamer un échange avec le monde, par la lecture. Il faut situer cette réflexion dans le champ littéraire. Nous sommes une civilisation du Livre. Ce que nous faisons par la lecture, cette lente maturation des idées qui a besoin de calme, de concentration, ne pourrait se faire autrement que dans le rapport avec les mots lus. Tout livre est idéalement une confrontation avec le Livre.
Sur un écran d’ordinateur, sur un livre électronique, nous pouvons lire un contenu composé de mots, de phrases. Sur l’écran, qui est devenu le support majeur de notre époque, tant pour véhiculer l’information que pour nous distraire, nous avons la possibilité d’entamer ce dialogue avec le monde dans un face à face avec les mots. Nous pourrions presque remplacer support pour support, le livre par l’écran. Pourtant, il ne peut pas nous échapper que le support conditionne en partie le contenu. Les grecs anciens, par exemple, produisaient assez peu d’œuvres intimistes. Ils étaient bien davantage versés dans le théâtre – le texte porté par la voix – ou le dialogue philosophique – par lequel le maître instruisait son élève. Ils n’avaient pas à leur disposition nos si pratiques ouvrages imprimés et reliés. Leur contact avec la pensée, la poésie, le texte, demandait une médiation supplémentaire, dont nous avons pu nous passer grâce à Gutemberg.
De même aujourd’hui, si nous devions lire uniquement sur un écran, la fatigue nous assommerait vite ! Remplacer un support par un autre ne pourra se faire sans une mutation du contenu. Il y a là une rupture nécessaire, sans laquelle la Forme ne ferait que changer maladroitement d’habits. Ce que nous appelons Travail de la Forme, c’est tout autant une réflexion et une action conscientes sur les formes littéraires que la façon dont elles-mêmes, perméables au monde qui les entoure, opèrent des mutations. La technique ne nous dirige certes pas, mais que nous le voulions ou non elle change nos modes de vie, et les façons dont nous appréhendons le monde. Que nous puissions lire à présent des œuvres sur un écran d’ordinateur est déjà un acte important. A la surface immobile du support-papier nous substituons une surface dynamique, sur laquelle nous pouvons agir. Au rapport frontal avec le contenu définitif d’un livre, nous substituons une connivence avec des flux de contenu. S’il ne s’agissait que de cela – et ce serait déjà beaucoup – nous pourrions toujours nous crisper sur la supériorité du traditionnel bon vieux bouquin, et nous n’aurions pas tout à fait tort. Par bien des côtés, une rupture dans l’acte de lire est intervenue. Sur un écran d’ordinateur, sur un livre électronique, bien d’autres objets que du texte brut nous sont proposés. Bien d’autres actions nous sont désormais possibles. Des images, tout d’abord, ont fait leur apparition. Qu’elles soient associées à du texte n’est pas une nouveauté. Pourtant, alors que dans le livre traditionnel les images sont utilisées comme illustration, elles vont acquérir sur l’écran un statut tout à fait nouveau, puisque d’une certaine façon, elles sont chez elles! Au même titre que le texte, elles vont porter le sens visible, si bien que le lecteur se transformera en spectateur. Ce qu’il verra et ce qu’il lira, il devra les examiner d’un seul regard.
Peu à peu il éliminera cette discrimination entre lisible et visible. Pour l’écrivain, la mutation commencera dès l’école, puisque en même temps qu’il fera ses humanités, il devra apprendre le maniement des logiciels de création graphique. Ainsi pourra-t-il explorer toutes les variations possibles dans les rapports entre écriture et icône. Depuis l’image pléonastique, qui ne fera que redire ce que le texte énonce déjà, jusqu’à l’image totalement hors-sujet, qui semblera délaisser le récit, la palette est assez large. Nous sommes tellement habitués à décrypter les images, à en saisir toute la profondeur référentielle, que nous n’aurons aucun mal à jongler avec tous les niveaux de sens possibles ! Ainsi le registre d’expression de l’écrivain se sera élargi. Devenu manipulateur d’images, il devra jongler avec de nouveaux outils, se soucier tout autant d’étymologie que de la profondeur historique des icônes, composer avec ces systèmes complexes que sont les ordinateurs. Il devra aussi prendre en compte les effets de permutation entre langage écrit et symbolique – quand par exemple les divers pictogrammes de notre environnement ne sont plus vraiment lus ni vus mais tout à la fois l’un et l’autre. Bientôt, il voudra détourner les codes, créer de nouvelles figures de style, si bien que l’on ne saura plus comment appeler le scripteur; comment hiérarchiser image et mot; comment organiser une nouvelle stylistique. Très vite, il ne saura plus, dans la fatigue de son travail, au bout de longues heures passées sur son écran, s’il utilise encore des mots ou des mots-images. Parfois même il atteindra une synthèse de l’image et du langage, comme dans les premiers systèmes d’écriture. S’emparant des outils de création les plus modernes, il écrira comme dans l’Égypte ancienne avec des hiéroglyphes.
Utilisant des images animées, l’écrivain pourra faire entrer dans sa page-écran la variable temporelle. Il écrira non plus en deux dimensions,.. mais en quatre. Le son également entrera en littérature, tantôt dédoublant le texte, l’accompagnant, tantôt le contrariant. Voix donnant une réplique, pour animer un dialogue, murmures berçant le lecteur-auditeur-navigateur, chants s’échappant du livre, comme des sirènes l’aspirant tout au fond de l’écran, intervention du narrateur, qui parfois lira son texte, et viendra contrarier, infléchir le rapport entre l’auteur et le lecteur. Quoi de plus dérangeant que de confronter la voix du narrateur, que tout lecteur finit par entendre, au fil des heures passées en sa compagnie, avec la voix de l’auteur, que l’on n’imaginait pas telle. Les effets de déstabilisation seront certainement réjouissants. Voilà quelques éléments de changement.
Si le livre numérique devait en rester là, il serait tout au plus une mise en image et en son du livre imprimé : un travail d’adaptation, qui n’aurait qu’un intérêt anecdotique et resterait comme ces cul-de-sac de l’évolution, où des espèces se trompant de voie finissent par disparaître. Ce Travail de la Forme que nous voyons à l’œuvre ne s’accomplira pas sans interactivité et mise en réseau. Alors qu’un livre est un objet statique, dont l’ordre de succession des pages est immuable, le support numérique autorise au contraire bien des manipulations. Dès aujourd’hui, et demain encore davantage.