Aller au contenu
Entretiens

Les Secrets Censurés de Nicolas Frespech ou comment Je ne suis plus un site

Artiste français né en 1971, Nicolas Frespech travaille avec le Web depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Ses différents projets dessinent un oeuvre qui touche autant à l’identité et sa standardisation virtuelle et mercantile, que l’intimité, le phénomène des Webcams et de la télésurveillance, les médias, les jeux, ou bien encore la fiction.

Alors que son oeuvre des Secrets faisait figure d’exemple précurseur dans la politique d’achat de l’art en ligne des institutions publiques de l’art contemporain en France (cette oeuvre est devenue une acquisition du Frac Languedoc-Roussillon en 1998), elle se voit aujourd’hui censurée par la Chambre Régionale des Comptes qui, le 27 février 2001, constatait que « cette oeuvre qui avait été achetée avec des fonds publics, comportait des obscénités qui ne pouvaient que heurter la sensibilité d’un public non averti« 1. Le 7 décembre 2001, le lien donnant accès aux Secrets depuis le site du Frac était mort. Pour seule explication, la Région stipule dans un courrier adressé à l’artiste le 21 janvier 2002, « que l’interprétation d’un public non averti aux finesses de l’art contemporain pourrait conduire à voir mis en cause la responsabilité de la Collectivité territoriale, voire l’hébergeur du site.2 » Ce retournement de situation est plutôt surprenant, puisqu’après avoir été achetée le 10 mars 1998 selon la procédure d’acquisition habituelle, l’oeuvre est restée en ligne trois années durant sans susciter la moindre polémique3.

Les Secrets est une oeuvre processuelle et participative. En la coupant du Web pour la « conserver dans les réserves du Frac, où elle va rejoindre bon nombre d’autres acquisitions »4, c’est la priver d’une spécificité fondamentale qui constitue l’ontologie même de l’art en ligne. Cette situation soulève d’importantes questions sur le statut de cet art, et du droit qui doit s’y appliquer. En attendant que l’imbroglio artistico-politique trouve un épilogue, Nicolas Frespech lance un appel pour héberger l’oeuvre en exil.

Bertrand Gauguet: Comment es-tu venu à une pratique de l’art en ligne?

Nicolas Frespech: Je me souviens que je désirais réaliser un cédérom sur ma maison en 1996. Ayant besoin d’une assistance technique, j’avais pris contact avec le CICV5 de Montbelliard. Je me rappelle avoir argumenté mon projet comme quelque chose de « pauvrement humain« … C’est à partir de ce moment-là que Pierre Bongiovanni m’a fait rencontrer Cherise Fong, et qu’ils m’ont conseillé de penser « la Maison des Immondes Pourceaux » pour le réseau. Après m’être équipé d’une connexion personnelle, j’ai commencé à exploiter les différentes possibilités artistiques qu’offre Internet. A l’époque, il était très important de trouver des hébergements avec les mégas nécessaires pour s’exprimer. Aujourd’hui, cela est possible gratuitement ou à prix abordable, ce qui doit certainement favoriser des vocations. C’est ainsi que j’ai continué en réalisant plusieurs autres pièces, parmi lesquelles Je suis ton ami(e)… tu peux me dire tes secrets. Le Net est actuellement mon unique média d’expression.

B.G.: Peux-tu raconter la génèse de cette pièce?

N.F.: J’ai profité d’une fête consacrée à l’art contemporain le 20 avril 1997, pour proposer au Frac Languedoc-Roussillon une sorte de « pique-nique happening ». Il devait y avoir au départ des piques-niques sauvages dans Montpellier, mais cela n’a pas pu être autorisé. Le « pique-nique de l’art » s’est donc tenu dans la cour de la Direction Régionale des Affaires Culturelles du Languedoc-Roussillon, où une nappe géante fut installée. Ce pique-nique faisait écho à une intervention plus ancienne que j’avais réalisée avec Olivia Combe. Le principe consistait à s’immiscer auprès de familles faisant étape sur l’aire d’autoroute de Montélimar, et faire une photo-souvenir avec eux, c’est-à-dire fabriquer une preuve virtuelle prouvant que nous faisions bien partie de la famille. A Montpellier, en revanche, il fallait que je recueille des confidences pendant toute la durée du repas, en contrepartie de quoi, j’offrais un Tee Shirt sur lequel était imprimé: Je suis ton ami(e)… tu peux me dire tes secrets. J’aime entrer dans l’intimité des personnes, je suis plutôt curieux.

B.G.: L’intimité est un thème récurrent dans ton travail…

N.F.: Les thèmes qui jalonnent mon travail sont ceux de mon époque, c’est-à-dire entre politique et social. J’aime aussi l’idée du prolongement du corps et de l’esprit dans d’autres univers comme la télévision ou bien les jeux vidéo. L’intimité en effet, mais une intimité aliénée, corrompue. Le principe des œuvres participatives contribue à mon désir de vampirisation, je mets ainsi en avant les individualités pour mettre à jour le peu d’originalité qui nous habite. Nous sommes du pur jus de société, et « les monstres nous voient comme on les voit!« 

B.G.: Comment s’est fait le passage du projet initial des Secrets vers sa plate-forme Internet?

N.F.: Peu de temps après, j’ai désiré faire partager ces secrets en dehors de tout rapport corporel ou affectif: les jeter en pâture, en quelque sorte. Je voulais recueillir de nouveaux secrets, mais sans avoir ce rapport limité et pervers avec autrui. Le réseau donne une possibilité incroyable de communication avec l’autre. C’est un moyen qui offre, en principe, une certaine indépendance vis à vis des structures artistiques; c’est aussi un outil idéal pour les Works in Progress et j’aime ce qui ne finit pas… C’est ainsi que le site des Secrets a commencé. La première version était constituée d’Applet Java, la seconde en Flash. J’ai aussi réalisé une version WAP, mais celle-ci a été abandonnée depuis. A nouveau, je recevais des secrets et j’en étais ravi.

B.G.: Est-ce à cette époque que le Frac Languedoc-Roussillon t’a fait une proposition d’acquisition?

N.F.: Oui, et en 1998, il s’agissait d’une première en France. Ce fait représentait assurément un encouragement conséquent pour ce type de pratique artistique, qui en était encore à l’émergence. Pendant trois ans, les Secrets ont donc été présentés sur le site du Frac comme l’une de ses acquisitions6.

B.G.: Comment apprends-tu qu’il y a un problème avec cette oeuvre?

N.F.: Tout simplement en regardant le site, en m’apercevant qu’il n’est plus en ligne. C’était le 7 décembre 2001, et je dois dire que les ennuis n’ont pas cessé depuis. Il a été très difficile d’obtenir une explication fiable. Au départ, la région se refusait à toute communication, et je ne pouvais pas non plus croire les propos de l’hébergeur qui évoquait « l’obscénité des secrets ». Après une période de silence où se sont excercées différentes tentatives de pression pour ne pas porter l’histoire sur la place publique, on a voulu m’impressionner en évoquant le thème de la pédophilie. Même si j’ai pu avoir enfin une explication écrite de la région après moult démarches, il faut bien admettre que les raisons invoquées sont ridicules. A cela s’ajoute aussi que le directeur du Frac, Ami Barak, est à son tour « remercié » par la Région Languedoc-Roussillon.

B.G.: Ton oeuvre ne serait-elle pas le prétexte permettant de mettre à jour un conflit antérieur opposant le directeur du Frac et la Région Languedoc Roussillon? Le contexte de la campagne présidentielle ne doit pas non plus y être étranger? 

N.F.: Il est vrai que les articles de presse m’ont permis d’y voir un peu plus clair à ce sujet7. Quand l’histoire des Secrets a éclaté, il m’a été demandé de garder le silence jusqu’à ce qu’une réunion se tienne entre la Drac et la Région, réunion qui n’avait d’ailleurs pas eu lieu depuis au moins deux ans. Mais je regrette vraiment d’avoir respecté ce silence, car ce mutisme n’a fait qu’accroître les manquements en matière de prises de responsabilités des uns et des autres.

B.G.: Quel est le statut de l’oeuvre actuellement?

N.F.: L’argument de la région est de vouloir me faire croire que l’art en ligne est à considérer comme n’importe quelle autre œuvre, et qu’elle n’est, de ce fait, en aucun cas censurée mais simplement déplacée pour être conservée dans les réserves. À ce jour, l’œuvre n’existe donc plus sur le site du Frac.