Still de Adad Hannah
L’installation audiovisuelle interactive de Adad Hannah prenait place dans un espace sombre et clos à l’intérieur duquel les visiteurs étaient invités à entrer. Une image vidéo recouvrait intégralement un des murs. En prise directe, la vidéo ainsi projetée nous renvoyait notre propre image, en taille réelle. Seule la captation infra-rouge modifiait les couleurs des vêtements. Chaque visiteur avait donc son double virtuel qui lui faisait face. Puis, plus rien, plus d’image, l’espace était plongé dans le noir. Un instant après, l’image revenait, et il en allait de même à intervalles irréguliers.
Le système interactif de Still est basé sur le mouvement, ou plus exactement sur l’absence de mouvement. Pour que la vidéo soit projetée, il faut que chaque personne présente reste immobile. Le moindre mouvement est capté par un système infra-rouge qui enregistre et traite le niveau d’activité. Lors de la présentation, nous étions un groupe de dix personnes au moins. Dix personnes qui conservent l’immobilité dès que chacun a compris que le moindre geste fera disparaître l’image. Pourtant, tous, à un moment ou à un autre, avons été tentés de voir notre double se mouvoir, ne serait-ce qu’un peu, en avançant doucement vers l’écran et en prenant garde d’être suffisamment lent.
L’installation joue habilement et subtilement sur le narcissisme naturel de chacun. « Still essaie de mettre en place une situation dans laquelle l’observateur est récompensé de rester immobile en pouvant se voir, explique Adad Hannah. Le narcissique que nous sommes réussi à prendre plaisir à s’observer aussi longtemps qu’il parvient à accomplir la tâche relativement simple de rester immobile. »1 Mais justement, c’est ce même narcissisme qui nous incite à bouger, même légèrement. Car même si nous avons l’habitude de notre propre image, à nous percevoir sur des photos ou des vidéos, la surprise de se voir en situation, d’être en représentation, est toujours vivace. Il se crée ainsi, entre soi et l’image, une relation ludique, comme il se crée une corrélation ambiguë entre les participants. Nous observons tous notre reflet dans ce curieux miroir, puis, quelqu’un va bouger, sortir ou entrer, et faire ainsi basculer l’espace dans le noir. Nous voilà privés de notre image… Rapidement, on se prend au jeu, et se développe alors entre les participants une complicité qui peut se rompre dès que l’image disparaît.
L’artiste, par ce système, parvient à nous conditionner physiquement. L’immobilité n’est en rien naturelle, nous y sommes pourtant forcés car un mouvement parasitera l’œuvre, pour soi-même comme pour les autres. C’est comme si l’artiste nous disait, narquois : « mirez votre image, statues de sel… »
Paragraphie de Manon de Pauw
Présentée le même soir, Paragraphie de Manon de Pauw, mettait également les participants en situation. Une table, une chaise, des feuilles de papier rangées ou froissées, quelques crayons. Une invitation à l’écriture…
Assis devant une page blanche, commence alors un travail d’écriture en public. Dès que la pointe du crayon se pose sur le papier, le son résonne dans toute la galerie. Ainsi, chaque bruit produit par le crayon, les mains, ou tout objet entrant en contact avec la table est amplifié. Puis, d’autres mains se mêlent aux nôtres, d’autres traits se superposent sur ceux que l’on vient de tracer ; une image vidéo, restreinte aux dimensions du papier, est projetée sur la table.
L’interactivité de cette installation se base sur le son. Des micros insérés dans la table enregistrent les bruits émis par « l’écrivain ». Un système informatique les traite et sélectionne une image vidéo parmi une bibliothèque de séquences préenregistrées. Comme l’explique Manon de Pauw, « ce qui est intéressant avec ce procédé, c’est qu’il permet de mesurer l’amplitude du son généré, amplitude reliée à la force avec laquelle on entre en contact avec la surface d’écriture, donc à une certaine attitude. À partir de l’amplitude, on obtient une donnée numérique, qui, selon sa valeur, déclenche au hasard une séquence vidéo dans une des trois catégories pré-établies (15 séquences par catégorie). Par exemple, un son faible provoquera des gestes d’hésitation, un son moyen des gestes d’écriture et un son fort des gestes d’impatience. »2 Cependant, la vidéo projetée n’est pas toujours en relation directe avec les gestes de l’utilisateur. La vidéo ne mime en aucun cas l’action, mais elle la soutient, lui fait écho ou encore, peut la parasiter. Plus que l’acte lui-même, Paragraphie s’intéresse à la gamme des sentiments développée lors du travail d’écriture. Un gribouillage intempestif conduira les mains virtuelles à déchirer la feuille. En somme, le système agit comme un miroir grossissant de notre attitude et de nos sentiments, trahis par l’intensité de nos gestes :
« Je tenais à explorer l’aspect sensoriel (textures, sons, etc.) mais aussi les paradoxes du travail d’écriture, lieu de frustrations et de plaisirs, de blocages et de créativité, de communication et de repli sur soi. Le but de ce projet est aussi « d’amplifier » cet acte habituellement solitaire et intime, d’une part, en provoquant des liens ludiques et poétiques entre l’action directe et les images préenregistrées et d’autre part, en faisant résonner dans l’espace de la galerie les sons créés par le contact avec le papier (sons qui s’avèrent être d’une musicalité très riche et unique à chaque personne). Ainsi, en y participant, on se donne un peu en spectacle. On laisse une trace à la fois visuelle et sonore. »2
Paragraphie explore notre relation à l’écriture tout en la transposant, tant d’un point de vue physique que sémantique. « L’écrivain » n’est plus dans une relation personnelle et intime aux mots. D’ailleurs, force est de constater que peu de gens écrivaient véritablement. Il était plus facile de dessiner, au mieux, ou de gribouiller, au pire. Car, écrire, d’accord, mais pour dire quoi ? Peut-on se mettre à nu devant témoins ? Mais, que l’on écrive ou que l’on gribouille, notre gestuelle laisse transparaître un sentiment, amplifié par le son et la vidéo. Alors nul besoin de mots pour se dévoiler.
Habitgram Prototype de Beewoo
L’œuvre Habitgram Prototype de Beewoo clôturait de l’événement. Premier volet d’une œuvre en développement, Habitgram Prototype invite l’utilisateur à revêtir un manteau truffé de caméras numériques. Ce dispositif lui assignait donc également le rôle de performeur central. Des projecteurs recevaient, par ondes radio, les images vidéo en captation directe pour les projeter sur les murs de la galerie à des échelles et sous des angles différents. Le mot Habitgram, nous dit l’artiste, « est formé de la combinaison des mots habit (vêtement) et télégramme ; c’est un habit qui transmet l’information vidéo qu’il capte par les ondes hertziennes pour les re-transposer sur les murs même de l’espace architectural qu’il interprète. »3
Ainsi, en fonction de ses déplacements, l’utilisateur est amené à redéfinir l’espace qu’il parcourt. Ce n’est plus lui qui est projeté sur les murs mais la galerie elle-même à travers lui. L’espace devient alors intangible, indéterminé, évolutif puisqu’il est fonction d’un point de vue, ou pour être plus précis, de points de vue multiples, la perception de l’espace étant en effet démultipliée par le nombre de caméras. Bien entendu, la projection n’efface pas l’architecture originale du lieu, mais l’image vidéo se superpose à celle-ci, lui ouvrant de nouvelles perspectives ; une architecture hybride et mouvante dans laquelle nous nous trouvons immergés. En endossant le manteau, l’utilisateur devient partie intégrante de l’espace, et l’on peut finir par se demander si ce n’est pas l’espace qui avale le porteur de l’habit ?
Cette expérimentation provoque chez certains un malaise. Comme l’explique Beewoo, « l’étourdissement ou la nausée qui résultent de cette immersion est une réaction naturelle qui est à mon avis similaire au phénomène du mal de mer. C’est la corrélation du mouvement des images lié aux mouvements du corps qui en est la cause. »3 L’artiste qualifie cet étourdissement de « mal des médias », comme si la surconsommation et l’envahissement par les images finissaient également par redéfinir notre conscience de l’espace.
Notes
[1] Adad Hannah, entretien
[2] Manon de Pauw, entretien
[3] Beewoo, entretien