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Cyberthéorie

Il va y avoir de l’action : pragmatique de l’interactivité dans les jeux vidéo

En 1998, alors que notre dernier contact avec les jeux vidéo datait du Commodore 64, nous avons fait l’acquisition d’une Playstation. Quelques mois plus tard, sur les conseils d’un vendeur enthousiaste, nous avons acheté Silent Hill. Du tout premier contact avec ce jeu devenu depuis mythique, nous gardons un souvenir vaguement embarrassé : un nombre incalculable de minutes passées à essayer d’ouvrir, évidemment en vain, toutes les portes des maisons devant lesquelles nous passions, dans le but plus ou moins avoué de nous tenir éloigné des précipices menaçants qu’on trouvait çà et là. Une prise de vue en particulier nous inquiétait plus que les autres : on voyait, de l’intérieur du précipice, l’avatar, au loin, se rapprocher de plus en plus, assurément promis à une mort certaine s’il ne rebroussait pas chemin sur-le-champ. 

Cet inutile porte-à-porte et plus encore ce recul devant le précipice auront sans doute fait sourire celles et ceux qui ont déjà joué à Silent Hill et en conservent un souvenir net. En effet, la prise de vue « inquiétante » servait en fait à mettre au premier plan une série de feuilles de papier sur lesquelles se trouvaient les indications permettant d’aller de l’avant dans le jeu, en invitant le joueur à jeter un œil attentif à une niche située devant une maison. Plus encore, les précipices, dans Silent Hill, sont non pas des lieux de danger, mais bien des manières de faire entendre au joueur qu’il ne sert à rien d’aller plus loin : on ne peut y tomber. 

Un jour ou l’autre, tout joueur éprouve devant un jeu vidéo le sentiment d’absence de familiarité qui a été ici le nôtre et qui se traduit par la question : « Mais que diable suis-je censé faire ? » Le regard parcourt l’écran en tous sens, identifiant bien objets et êtres mais ne parvenant pas à se figurer le sens à y attribuer ni la nature des interactions attendues. De ce sentiment, nous voudrions faire une lecture pragmatique, pour déterminer ce qu’il dit du jeu vidéo et du rapport qu’il s’agit d’entretenir avec lui, qu’on décrit parfois sous le terme d’interactivité. Pour le dire simplement, notre réflexion pragmatique veut proposer une réponse à la question : comment le joueur regarde-t-il (ou : doit-il regarder) une image de jeu vidéo ?

Telle que nous l’entendrons en ces lignes, la pragmatique est une partie de la sémiotique, ou plus précisément une manière de faire de la sémiotique. La sémiotique est cette discipline qui a pour objet le signe, ainsi communément et commodément défini à la suite de Saint Augustin : aliquid stat pro aliquo, c’est-à-dire quelque chose qui tient lieu de quelque chose d’autre, un premier élément qui entretient avec un second un double rapport de substitution et de représentation ou de signification. La pragmatique est donc une manière particulière de questionner le signe.

C’est à Charles W. Morris qu’on doit la définition, aujourd’hui populaire, de la pragmatique comme «  science de la relation des signes aux interprètes »1. Au sein de cette perspective, les signes sont envisagés dans les rapports complexes qu’ils entretiennent à leur contexte de réception. Quelles que soient leurs modalités, les réflexions pragmatiques prennent nécessairement en considération les signes et les interprètes. 

À partir de là, l’accent peut porter sur l’un ou l’autre de ces termes constitutifs. À une extrémité du spectre, on trouvera une pragmatique centrée sur l’interprète et sur les moyens qu’il met à contribution pour parvenir à donner sens au signe, pour passer du signe à ce qu’il signifie ou représente. On cherche ici à mettre au jour les concepts qui sont à la source de ses opérations sémiotiques et déterminent la manière dont le signe est tout à la fois perçu et interprété2. Ces concepts exercent ainsi une action configurante sur le signe : c’est grâce à eux que le signe peut être identifié par l’interprète, mais c’est aussi grâce à eux que l’interprète met de l’avant certaines propriétés du signe et en laisse d’autres dans l’ombre. Qu’on soumette une même œuvre artistique au regard d’un psychanalyste et à celui d’un historien de l’art, et ils la verront et l’interprèteront de deux façons distinctes, le premier accordant à certains éléments une attention, une valeur et une signification sans commune mesure avec celles que le second leur accordera. 

À l’autre extrémité, une pragmatique centrée sur le signe cherchera à analyser la manière dont le signe laisse deviner, plus ou moins manifestement, un usage particulier auquel il est destiné. C’est l’action contraignante – qu’elle soit en bout de ligne effective ou non – du signe sur l’activité de l’interprète qui est ici l’objet de la réflexion. Ainsi, on peut chercher à voir comment tel signe montre la catégorie à laquelle il appartient et appelle du coup un certain rapport interprétatif3 : on regardera ici comment une fiction, par exemple, laisse voir, par toutes sortes de signaux, le genre auquel elle appartient et à l’aune duquel il convient de la saisir – car un western ne s’appréhende pas tout à fait comme une comédie sentimentale. Dans un autre registre, on peut chercher à voir comment le signe appelle, pour mieux la déjouer, une certaine interprétation4 : c’est le cas de tous les phénomènes d’illusion d’optique, ou encore des fausses pistes dans un roman policier. Dans ces deux derniers exemples, le signe est organisé de telle façon qu’il prévoit une trajectoire interprétative pour mieux la tromper ensuite.

Notre réflexion empruntera tout à tour l’un et l’autre chemins, mettant l’accent d’abord sur les modalités de l’activité interprétative, puis sur les contraintes du signe. Nous nous efforcerons de montrer dans un premier temps la nature fondamentalement narrative du regard du joueur et sa manière de segmenter et de faire signifier l’écran; dans un second temps, nous tâcherons d’indiquer la façon dont les images des jeux vidéo, dans leur configuration même, donnent à lire leur mode d’emploi. Au terme de ce parcours, on verra que l’interactivité, qui apparaît souvent sous les dehors d’un monde de possibilités, se révèle plutôt un univers sémiotique contraint et contraignant.