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De l’ordre dans le chaos de la narco-violence ; art, media et stratégies de sens

Instaurer de l’ordre

Depuis les dernières décennies, le Mexique et la Colombie ont vécu des phénomènes violents  liés au trafic et à l’exportation de drogues illicites qui ont bouleversées leurs référents sociaux, culturels, territoriaux, moraux et représentatifs. La violence qui dérive du problème du narcotrafic oblige à déployer des stratégies de survie à tous les niveaux, tant physique que symbolique et des nouvelles façons de vivre au niveau de l’organisation, de la tolérance et de la clairvoyance. Même si la population essaie de ne pas voir cette situation, la réalité finit par l’affecter de plusieurs manières car il est impossible de nier l’insécurité quotidienne et les morts liés à la corruption. Le phénomène de narco-violence s’installe dans un territoire, redéfinie ses frontières, modèle les relations de pouvoir, génère de nouvelles pratiques sociales culturelles et transforme les références emblématiques de la population à plusieurs niveaux.

L’art peut être une stratégie de sens, vis-à-vis d’une réalité sociale qui blesse et qui génère des dynamiques d’exclusions, comme le font les guerres, les génocides et la violence extrême dans toutes ses modalités, le narcotrafic engendre un univers de terreur. Dans ce contexte, il existe une pratique artistique orientée vers le concept de reterritorialisation tel que proposé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans l’œuvre L’Anti-Œdipe (Deleuze, 1972), c’est-à-dire : « la réappropriation du territoire et de la conscience collective sous de nouvelles modalités ». Une construction de sens qui intègre une réflexion du phénomène du narcotrafic à partir d’un regard complexe qui cherche à nous sensibiliser dans une dimension plus humaine.

Le travail des artistes tels que Rafael Lozano Hemer, Fernando Brito et Paolo Almario nous confrontent à cette triste réalité plus qu’actuelle, puisque les valeurs du narcotrafic sont les mêmes que celles de la société capitaliste et mercantile de notre monde contemporain. Les valeurs anciennes de la modernité laissent la place à une ère hédoniste dépourvue du sens de la raison, de droits humains et de démocratie.

Tus pasos se perdieron en el paisaje / Tes pas se sont perdus dans le paysage

La série de photographies Tus pasos se perdieron en el paisaje / Tes pas se sont perdus dans le paysage du photographe Fernando Brito porte sur la notion du territoire en tant que superficie physique qui articule les dynamiques du pouvoir et les significations sociales en s’adressant aux individus, la communauté ou le groupe social. À travers ces images, Brito nous montre le retour du corps à la nature. Il présente celle-ci dans une atmosphère tranquille et harmonieuse, mais les photos sont trompeuses, parce que ce calme apparent se révèle de nature sépulcrale dans une tension violente telle une blessure ouverte quand on regarde de plus près les images. La contemplation de la vie et de la mort nous empêche de voir la beauté du lieu et pourtant la population doit continuer à habiter ce territoire.

Tus pasos se perdieron en el paisaje, Fernando Brito, photographie digitale, 2011, © Fernando Brito

La production artistique de Fernando Brito met en relief la fragilité de la vie, les sémantiques du pouvoir en lien avec l’espace concret, ainsi que l’interdiction des possibilités d’interaction sociale. Ainsi ces images rendent compte de l’impact de la violence généré par la narco-violence provoquant de l’insécurité et restreignant la population à modifier ces rapports dans les lieux publics où la libre circulation de certaines régions du Mexique est particulièrement affectée.

En tant que photojournaliste, depuis 2006 du journal El Debate de Culiacán, Fernando Brito est bien placé pour nous montrer le devenir quotidien d’une ville au nord-ouest du Mexique, une région emblématique de la cartographie du narcotrafic dominée par le groupe criminel Cartel de Sinaloa.

Dû à son travail de journaliste, Brito se retrouve quotidiennement sur des scènes de crimes perpétrés par les narcotrafiquants, mais c’est à partir d’une démarche artistique individuelle qu’il commence à photographier les cadavres isolés qu’il découvre dans la nature.

us pasos se perdieron en el paisaje – 1, Fernando Brito, photographie digitale, 2011, © Fernando Brito

L’artiste signale, alors, qu’il a conçu de manière différenciée les images dédiées au journal et celles de sa production artistique ; l’esthétique en changeant le sens. Il a initié la série Tus pasos se perdieron en el paisaje depuis plusieurs années comme un travail privé sans prétention artistique ni intention de publication, il répondait plus tôt à un besoin personnel d’agir contre l’invisibilité, il dit : « Je sentais de la tristesse pour ces morts anonymes qui jour après jour tombent dans l’oubli, ils deviennent des numéros dans l’actualité quotidienne… ». Il attendra jusqu’en 2011 pour exposer cette série pour laquelle il a remporté le 3e prix du World Press Photo.

Tus pasos se perdieron en el paisaje – 13, Fernando Brito, photographie digitale, 2011, © Fernando Brito

Une des caractéristiques de la démarche artistique de Brito opère dans la transformation de la subjectivité, c’est-à-dire en une mise en relief de l’expérience esthétique comme contrepoint analytique en réponse à la narco-violence, phénomène qui instaure la terreur. L’équilibre s’étant brisée, la tristesse, la beauté et l’horreur cohabitent dans la contemplation esthétique d’un paysage naturel, ainsi les photographies nous obligent à voir autrement ce que ne voulons pas, une violence qui à force d’être montrée et vue nous désensibilise. « …je voulais montrer la réalité actuelle, je voulais la diffusion de ces photos en galeries et dans les concours, c’est pour cette raison que j’ai conçu les images dans une esthétique artistique, afin de dénoncer ce qu’est en train de se passer ». 

La série Tus pasos se perdieron en el paisaje révèle une relation d’empathie avec les cadavres anonymes, elle cherche à humaniser cette violence systémique qui est à la source et qui selon Slajvoj Žižek n’est pas perceptible (Žižek, 2008).

Il s’agit d’une série malheureusement inachevée, dépassée par les contingences de la réalité. Ces images sont c’est un appel à la raison, une dénonciation de la violence, mais elles oscillent entre horreur et poésie pour mieux nous sensibiliser, parce qu’une société qui est capable de ressentir des émotions, sera capable d’agir et se régénérer.

Tus pasos se perdieron en el paisaje – 22, Fernando Brito, photographie digitale, 2011, © Fernando Brito

Level of confidence / Niveau de confiance

Rafael Lozano Hemer, questionne depuis une vingtaine d’années les processus de subversion du sens et la fonction originale des technologies de surveillance conçues spécifiquement pour le contrôle. L’artiste s’intéresse surtout aux structures des systèmes de pouvoir, comme dans les projets : Surface Tension (1992), Frequence and Volume (2003), et Voz Alta (2008), œuvres exemplaires qui en démontrent le fonctionnement dans des zones critiques : dénonciation seulement possible par le biais de l’art.

Level of confidence, Rafael Lozano-Hemmer, installation interactive, 2015 © Antimodular Research

De manière fréquente Lozano-Hemmer provoque une interaction et une relation avec le spectateur. C’est à partir de cette démarche que l’artiste expose ce que les systèmes prétendent cacher. Dans son projet Level of confidence (2015), Lozano-Hemmer aborde le cas des victimes de la narcopolitique, plus spécifiquement, le cas, du 26 septembre 2014, de la disparition de 43 étudiants de Ayotzinapa, de l’état de Guerrero. La version officielle de l’état mexicain stipule que ces étudiants ont été assassinés par l’ex-maire d’Iguala, José Luis Abarca, et sa femme, María de Los Angeles Pineda, tous deux actuellement en prison. 
Aujourd’hui on sait que, mis à part le fait d’être un riche entrepreneur de bijoux, l’ex-maire, José Luis Abarca était le chef d’un groupe de narcotrafiquants appelé Guerreros Unidos et que son épouse, María de Los Angeles Pineda, était la responsable financière de cette organisation criminelle en même temps qu’elle était une militante active du parti politique PRD.

Dans ce contexte de corruption, où des acteurs politiques sont impliqués et sans avoir une confirmation véritable des faits qui entourent la disparition des étudiants, Lozano-Hemmer a déclaré que « pendant qu’ils n’existent pas de preuves scientifiques qui confirment la version officielle, il est vital, par solidarité humaine et cohérence institutionnelle et éthique, de continuer de rechercher les étudiants disparus ». L’artiste crée ainsi un logiciel qui génère une rencontre symbolique avec les étudiants disparus : « Il s’agit d’un système de surveillance inversé, car le but n’est pas de trouver des suspects, mais de retrouver les victimes ».

Level of confidence, Rafael Lozano-Hemmer, installation interactive, 2015 © Antimodular Research

Le projet Level of confidence permet d’identifier et de quantifier les ressemblances faciales entre les spectateurs et les 43 étudiants à partir d’une série de photos des étudiants et du visage du spectateur capturé par une webcam. L’artiste dénonce et humanise ce cas de corruption, rend visible les visages des étudiants, et démontre ce que les récits officiels veulent cacher :« je cherche à intérioriser la recherche, et invite à ce que les spectateurs se reconnaissent dans chacune des victimes ». L’objectif c’est de ne pas oublier, il espère que grâce à son dispositif, s’opère une relation entre l’œuvre et le spectateur et qui provoque une volonté de mémoire ; il s’agit de personnaliser cette tragédie pour générer de l’empathie, une certaine intimité, et une sensation de responsabilité ».

Lozano-Hemmer s’identifie comme un artiste ayant des privilèges, cependant il affirme se trouver être complice d’un système malsain, qui génère de la violence économique, de la discrimination (raciale, de genre et de classe) et la destruction de l’environnement. Il déclare : « je suis conscient que devant l’option de ne rien faire, il en existe une autre, celle d’agir, mon art est une forme d’acte contre la barbarie ». 

L’œuvre Level of confiance est gratuite et peut se télécharger à partir du site officiel de l’artiste qui met aussi à notre disposition le manuel d’instruction du montage. Dans l’éventualité d’une acquisition privée (collectionneurs, universités, institutions, etc.), la totalité des revenus récoltés sera versée à la communauté d’Ayotzinapan.

Level of confidence, Rafael Lozano-Hemmer, installation interactive, 2015 © Antimodular Research

FreeAlmario

L’artiste Paolo Almario < http://free.almario.ca/es/ > explore la reconstruction de la mémoire et de l’identité en se remémorant les actes de brutalité qui sévissent dans tout conflit armé, il explore l’impact de cette violence dans les histoires de vie des êtres humains.

Partant d’une dimension autoréférentielle, il dénonce les aberrations politiques colombiennes qui ont mené à la persécution de sa famille, commencée en 1996, et à l’arrestation de son père Luis Fernando, le 11 novembre 2001. Même si l’arrestation de son père n’est pas liée directement au narcotrafic, elle révèle comment s’installent la narco-violence et la corruption. Au moyen de multiples photogrammes pris sur les lieux des évènements, l’artiste reconstitue les portraits des personnes impliquées dans ces actes malversation en guise de témoignage. Il s’agit de la volonté de vouloir comprendre l’incompréhensible.

Oscar, Paolo Almario, photographie digitale, 2014, © Paolo Almario

Lors de sa formation en architecture Almario a été séduit par les multiples relations s’établissant entre l’individu et l’espace qu’il habite. Sa pratique artistique consiste à comprendre les systèmes identitaires, il cherche à saisir la « spatialité de l’être », qu’il définit comme l’accumulation de variables spatiales qui donnent forme à l’individu. Ce système est composé de tous les espaces où les expériences les plus importantes de la vie se sont déroulées.

Oscar, Paolo Almario, photographie digitale, 2014, © Paolo Almario

Dans sa production artistique Almario explore plusieurs techniques, qui lui permettent de moduler, automatiser, codifier, traiter et matérialiser des échantillons numériques de la réalité sous une pluralité de formes telles que l’installation, la photographie, la vidéo afin de mettre un visage sur la violence, qui est présentée abstraitement dans les médias, et de montrer la trace qu’elle laisse dans la vie des individus. Almario définie cette matérialisation qu’il fait de l’expérience qu’il a vécue, d’« objets néomédiatiques ». C’est à travers ces dispositifs qu’il essaie d’articuler les mécanismes du pouvoir de la violence et de la corruption. Il tente de dévoiler les acteurs qui ont démoli sa maison mais aussi ceuq qui ont provoqué le chaos dans la vie des familles et de la société. 

Oscar, Paolo Almario, photographie digitale, 2014, © Paolo Almario

Le narcotrafic reconfigure le territoire parce qu’il intervient dans l’économie, les relations sociales, les pratiques culturelles et le pouvoir. Il s’agit d’un procès d’expulsion physique de la population civile du territoire ou de déterritorialisation symbolique. Face à cette situation, il existe une la création artistique qui travaille à générer des expressions plastiques dénonçant le complexe phénomène de la violence et invitant le spectateur à développer une réflexion critique pour tenter d’humaniser les conséquences de leurs gestes. 

Fernando Brito, Rafael Lozano Hemmer et Paolo Almario partagent une forte volonté de se servir des nouvelles technologies pour la production et la circulation de leurs œuvres dans des réseaux physiques et virtuels en tant que territoires expressifs. Ces créateurs nous offrent des images complexes, parfois contradictoires et pleines de tensions. Ils participent au concept que Guattari et Deleuze propose soit une intelligence collective qui cherche à récupérer le territoire, la joie de vivre, la solidarité et l’empathie. Les artistes ici présentés nous proposent une pratique artistique avec des valeurs éthiques et esthétiques qui font appel à une participation collective pour imaginer des nouveaux modes pour instaurer de l’ordre dans le chaos.

Bibliographie

– Deleuze, Gilles et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, de Minuit, 1972, 494 p.

– Žižek, Slavoj, Violence, Ed. Big Ideas//small books, Londres, Picador, 2008, 272 p.