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Sonder l’umwelt digital

De la désorientation comme rapport au monde

Crash! J.G. Ballard, 1974

Les crises simultanées (financière, écologique, géopolitique etc..) que traverse l’humanité à l’heure de l’hypercapitalisme globalisé sont par nature intrinsèquement liées au développement technologique hypertrophique que connaît le monde depuis un siècle, et aux phénomènes qu’il génère (trading haute fréquence confié à des algorithmes, pollutions multiples liées à la surconsommation énergetique etc…). Cette situation concourt à mettre en tension les représentations qui jusqu’ici nous permettaient d’appréhender notre environnement (spatial mais également temporel). Si la technique se révèle être un élément accélérateur des diverses crises que nous traversons, il convient toutefois de saisir en quoi, avant tout cela même, elle configure et tout à la fois déstabilise notre rapport au monde, en tant précisément qu’originairement constitutive de ce rapport.

Au fil d’une réflexion nouant technique, espace et temps, Bernard Stiegler indique « que l’homme, être prophétique, sans qualité, a besoin de boussole dans la mesure même où il est originellement déboussolé : sa spatiotemporalité procède de son défaut d’origine. La désorientation est originaire dans la mesure même où l’histoire des techniques est celle de la « conquête de l’espace et du temps » durant laquelle s’établissent et se transforment calendarités et cardinalités, distinguant levant et couchant, Orient et Occident, destinations, destins ».Il poursuit en insistant sur le fait que les technologies actuelles amplifient encore davantage cette perte de repèresconstitutive de la condition humaine :

« Au cours de cette évolution, les programmes calendaires/cardinaux s’émancipent du jour solaire, du programme cosmique, jusqu’au point où, à présent, ils imposent l’expérience (la souffrance) de la désorientation comme telle : la technique contemporaine est l’époque de l’industrialisation de la mémoire dont émerge une calendarité où font défaut les points cardinaux (les « repères »). » (Stiegler, 1996)

Le monde artificiel

Cet être-au-monde désorienté, assimilé à un être-dans-un-monde-technologiquement-déterminé, n’aura donc pas échappé à l’analyse de certains philosophes, dans une tentative de définition de ce qui aujourd’hui problématise notre cadre global d’existence. Peter Sloterdijk cible de la sorte : 

« Chaque contemporain peut, sans difficulté, observer la part croissante de l’artificiel dans les univers existentiels des temps modernes. La modernité, considérée comme une campagne permettant d’élever le confort et les routines assujetties aux compétences, implique que les sujets soient équipés d’armatures de plus en plus efficaces d’intensification de soi-même : nous vivons depuis très longtemps dans des univers existentiels marqués par la technologie, dans lesquels les machines classiques et cybernétiques jouent un rôle déterminant pour la forme que nous donnons à notre existence. Compte tenu de ces phénomènes évidents, il est facile de faire passer l’interprétation de la modernisation comme une artificialisation. La loi de la modernité, sous cet angle, est l’engagement accru de l’artificialité dans toutes les dimensions essentielles de l’existence. » (Sloterdijk, 2001)

Outils, instruments, machines, engins, appareils… les extensions technologiques, sous des aspects les plus divers, sont donc désormais à l’évidence un élément omniprésent des sociétés contemporaines. Au cours du dernier demi-siècle, cette prolifération de l’artificiel a entraîné l’évolution de la nature même des artefacts sur lesquels elle repose. Aux objets techniques mécaniques s’ajoutent désormais les masses d’informations en circulation au sein des réseaux de communication, ou les biotechnologies et leurs produits organiques de synthèse. Ces mutations constantes concourent à donner à la sphère technologique des contours sans cesse fluctuants, et donc à ce titre difficiles à saisir. Arme du crime contre le réel chez Jean Baudrillard, système poursuivant ses fins propres pour Jacques Ellul, ou encore support d’une intelligence collective distribuée pour Pierre Lévy, la technique, auscultée dans sa dimension historique voire téléologique, constitue ainsi l’enjeu central de réflexions pour le moins diverses et passionnées. Ces réflexions, dans leur pluralité,  mettent unilatéralement en lumière l’urgence de penser l’artificiel dans sa capacité à réactualiser ou à soulever un ensemble de questions relatives à l’humain et à ce qui fait monde.

Umwelt technologique

En 1934 le biologiste Jacob Von Uexküll définit le concept d’Umwelt (Von Uexküll, 1984), selon lequel chaque espèce vivante possède un univers perceptif propre qui constitue son « monde ». Pour l’humain, ce monde est d’abord déterminé, comme pour toute espèce animale, par la « bande passante » de ses organes sensoriels. Dès l’origine de l’Homme, cependant, les prolongements techniques étendent cette saisie primitive du réel. A titre d’exemple,  l’appréhension de l’espace, permise par nos cinq sens, se voit augmentée par le fait de lancer des objets. Silex, sagaies puis armes de jet en tous genre permettent la conquête de l’action à distance. Pour l’Homme, l’extension de son rayon d’action sur l’environnement étends ainsi sa saisie de l’espace, et donc sa perception du monde. 

Aujourd’hui, nous saisissons le monde et une grande part de ses phénomènes à travers un tissu de machines et d’extensions artificielles. Du fait des logiques mais aussi des pouvoirs qu’elles induisent, des vitesses et des temporalités qui les déterminent, celles-ci altèrent, distordent, bref, mettent en mutation ce que Peter Sloterdijk – à la suite de Martin Heidegger – appelle, on l’a vu, notre mode d’être-au-monde

Félix Guattari, dans le cadre de sa pensée concourant à définir l’écosophie, considère quant à lui que l’environnement technologique tient un rôle primordial dans la constitution de la subjectivité de chacun. La philosophe Manola Antonioli souligne à ce propos :

« La subjectivité est donc toujours un processus qui circule entre des ensembles sociaux de taille différente et qui est assumé et vécu par des individus dans des existences singulières. […] Chez Guattari, cette production de subjectivité devient de façon encore plus affirmée une production proprement « machinique », où ce qu’il appelle parfois la « mécanosphère » (la multiplicité de machines et de dispositifs techniques qui entourent l’humain comme une seconde atmosphère) constitue un élément central. » (Antonioli, 2009)

La mécanosphère coïncide selon cette définition avec ce que nous pouvons regrouper sous l’appellation générique de média. Les médias, dans le sens premier du terme, regroupent tout « organe » reliant deux entités séparées. Le mot « média » se rattache ainsi étymologiquement aux notions de « milieu », « médian », « moyen », « médiateur », ou encore « intermédiaire », et désigne ce qui se tient entre. Les prothèses technologiques sont, en ce sens, des médias filtrant les relations entre l’humain et son milieu. Elles contribuent donc à définir l’umwelt humain, notamment dans l’appréhension de l’espace et du temps.

2001,  Odyssée de l’espace, S. Kubrick, 1968 (ou l’histoire de la technique résumée en un changement de plan…

espace(s) – temps

Si les technologies façonnent intrinsèquement notre perception de l’espace et du temps, on comprends dès lors l’impact -potentiellement traumatique – de leurs mutations actuelles sur cet umwelt humain. Une fois encore soulignons que la constitution de notre cadre perceptif s’inscrit dans une longue perspective techno-historique, comme le résume le sociologue et philosophe Hartmut Rosa :

« L’introduction de la machine à vapeur dans les usines et, peu après, la construction des voies ferrées ; la multiplication de bicyclettes, puis d’automobiles, et finalement d’avions ; l’accélération de la communication par le télégraphe, puis le téléphone, enfin par internet, la diffusion des radios à transistor et des « images animées » : toutes ces formes d’accélérations technologiques dans les transports, la communication et la production ont transformé le « monde vécu » et la culture de la vie quotidienne de façon parfois traumatisante, et ont fait naître un sentiment de l’être-dans-le-temps et l’être-dans-le-monde d’un type nouveau. » (Rosa, 2010)

Avec l’avènement d’internet, la technologie s’est faite ainsi le vecteur de nouvelles temporalités et spatialités. A l’ère de l’information numérisée, donc manipulable et transmissible à l’envie, le réseau constitue le support de ces dimensions étendues à l’échelle planétaire. Le commissaire et essayiste Nicolas Bourriaud évoque en ces termes ces nouveaux espaces-temps :

« Une simple navigation sur internet à la recherche d’une information laisse entrevoir cet empire imaginaire du multiple : chaque site explose en une myriade d’autres, le réseau est une machine connectique proliférante. » (Bourriaud, 2009)

La compression de l’espace-temps par les médias électroniques, achevant une tendance initiée avec l’accélération progressive des moyens de transports, ne va pas sans susciter de nombreuses craintes. Paul Virilio dénonce le caractère anxiogène de ce phénomène1. Hartmut Rosa, une fois encore, note qu’après une accélération de notre propre déplacement dans l’espace, ce sont les « choses » dématérialisées qui se meuvent de plus en plus vite autour de nous :

« Il est intéressant de constater que la « révolution des transmissions » de la fin du XXe siècle inverse, du point de vue logique, le sens de la « révolution des transports », qui avait culminé à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Cette dernière avait consisté à transporter les personnes et les marchandises en nombre croissant et à un rythme plus élevé à la surface de la Terre, la première consiste en revanche à multiplier les biens par leur numérisation, pour les rendre accessibles de n’importe quel lieu, de manière stationnaire ». (Rosa, 2010)

Cet ensemble de considérations, bien trop vite esquissé et résumé, permets toutefois d’entrevoir en quoi les technologies dites « nouvelles » peuvent impacter nos rapports symboliques au monde. 

Le data center, noeud de nouveaux espaces-temps

From the sky to the earth

From the sky to the earth, Fabien Zocco, 2014

Ma démarche artistique s’articule précisément autour d’un questionnement central mettant en perspective la saisie du monde au travers de la technologie. Il s’agit en effet pour moi de sonder ce qui fonde cet être-au-monde technologiquement défini, et pour ce faire d’esquisser des cartographies potentielles permettant de s’y repérer. 

C’est à l’aune de ces enjeux esthétiques que s’est élaborée la pièce From The Sky To The Earth, présentée en octobre 2016 à la Galerie R3 de L’UQTR à Trois-Rivières et au  GRAVE à Victoriaville, lors de la manifestation RÉGÉNÉRATION : Pour une « écosophie » de l’acte artistique

From The Sky To The Earth opère une mise en relation d’espaces dispersés, mais néanmoins connectés par un rapport d’homonymie. 

Un programme informatique parcours aléatoirement une base de données répertoriant des noms attribués à des étoiles (AldebaranProxima, etc…). 

A chaque terme sélectionné vient se juxtaposer l’image saisie dans Google Street View d’un lieu quelque part sur terre (ville, lieu-dit, rue etc…), dont le toponyme est identique au nom de l’étoile. L’apparition du visuel s’accompagne d’une nappe sonore générée à partir de l’indice colorimétrique propre à chacune des images. Il en résulte une «déambulation» virtuelle et immobile, qui croise le champ lexical de la carte du ciel avec une représentation des lieux sur terre qui lui font écho. 

Le réseau devient ici une zone pourvoyeuse d’hétérotopies2. Ces hétérotopies naissent de l’écart entre le fort pouvoir poétique véhiculé par ces noms d’étoiles, et l’esthétique standardisée de Google Street View, pris ici comme le réservoir d’un matériau photographique de seconde main. Elles convoquent un imaginaire nourri par l’évocation de régions stellaires inaccessibles, autant que par la représentation de l’espace que propose le réseau. La pluralité des espaces convoqués vient ici nourrir une tentative de poésie visuelle qui précisément, donc, investit explicitement ce qui, en cohérence avec les réfléxions exposées plus haut, pourrait prendre le nom d’untechnoimaginaire désorienté.

From the sky to the earth, Fabien Zocco, 2014

Notes

[1] « Nous n’avons pas pu concevoir que tout espace est un espace-temps. […] Avec les phénomènes d’interactivité instantanés qui sont devenus notre lot quotidien, a lieu un véritable bouleversement qui déstabilise le rapport à l’activité des hommes entre eux. » Paul Virilio, L’administration de la peur, Textuel, Paris, 2010, p. 31.

[2] Concept forgé par Michel Foucault, définissant un lieu pouvant juxtaposer plusieurs types d’espaces (imaginaires, symboliques..) eux-mêmes incompatibles dans l’espace réel.

Bibliographie

– Stiegler, Bernard, La technique et le temps II, la désorientation, Paris, Galilée, 1996, 288 p.

– Sloterdijk, Peter, Essai d’intoxication volontaire suivi de L’Heure du crime et le temps de l’oeuvre d’art, Paris, Hachette, 2001, 348 p.

– Von Uexküll, Jacob, Mondes animaux et mondes humains, Paris, Denoël, 1984, 192 p.

– Antonioli, Manola, « Actualité de Guattari »,  La Vie des idées, 15 octobre 2009, en ligne, <https://laviedesidees.fr>.

– Rosa, Hartmut, Accélération, Paris, La Découverte, 2010, 480 p.

– Bourriaud, Nicolas, Radicant, Paris, Denoël, 2009, 217 p.