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Entretiens

Louise Poissant (Groupe de recherche en arts médiatiques)

Louise Poissant dirige depuis ses débuts (1989) le Groupe de recherche en arts médiatiques (GRAM). Elle a aussi dirigé la publication de deux tomes sur l’Esthétique des arts médiatiques. Le premier présente les réflexions et les pensées de 26 artistes et théoriciens de l’art dont Edmond Couchot, Roy Ascott, Derrick De Kerckhove, Fred Forest, Paul Virilio, Monique Brunet-Weinmann. Le deuxième tome pointe sur les caractéristiques des pratiques artistiques électroniques et numériques. On y retrouve Florence De Mèredieu, Joël De Rosnay, Arthur Kroker, Pierre Lévy, Christine Ross, Stelarc et Barry Truax, entre autres. Vous retrouverez à cette adresse les références de l’ensemble des ses écrits.

Je tiens tout de même à vous indiquer un court article intéressant diffusé par la revue Synesthésie et repris du journal Libération, dans lequel on peut lire: « La recherche dans le domaine des interfaces s’engage d’ailleurs de plus en plus dans la voie des « bioapparatus », pour reprendre l’expression de l’artiste canadienne Nell Tenhaaf, ces extensions mi-machines mi-organismes qui vont prochainement reconfigurer nos rapports à l’environnement et toute notre sensibilité. » 

Louise Poissant a de plus coscénarisé avec Derrick de Kerckhove (directeur du programme universitaire Marshall McLuhan à Toronto) une série de 13 émissions de 30 minutes sur les arts et les technologies : Ne Art. La série a été coproduite avec TV Ontario et TÉLUQ (1995).

De plus, le GRAM a produit un Dictionnaire des arts médiatiques en ligne (1997). Un ouvrage incontournable pour quiconque s’intéresse de près ou de loin aux nouvelles technologies. Un pur délice. Il est aussi possible de se procurer le dictionnaire dans un format livre.

Selon Edmond Couchot, « Avec le numérique, la présence masquée, au coeur des outils, de la science et de sa rationalité pèse très lourdement sur l’acte artistique mais en revanche, la multimodalité des interfaces, l’accentuation des effets synesthésiques et de l’hybridation des formes qu’elle provoque, l’ouverture sur un espace et un temps différents, prometteurs de découvertes, l’implication du corps et de son expressivité gestuelle dans le dialogue homme-machine, redonnent à la transe des occasions de se manifester que l’art contemporain lui offre rarement. » (La technologie dans l’art, 1998, p. 258) 
L’art contemporain a-t-il vraiment failli à sa tâche dans l’ordre d’une esthétique de l’exaltation? Et, selon vous, les NTIC réintégreront-elles vraiment la transe dans l’art?

Cette remarque de Couchot me semble très juste et j’enchaînerai en disant que notre vieux fond dualiste refait vite surface en matière d’art technologique. On associe l’ordinateur à un cerveau et l’art qui en découle à des productions dépourvues de sensibilité. Il est vrai que le langage mathématique et algorithmique qui préside à la programmation imprime sa marque sur ces créations et que cet encodage, qui n’est pas toujours perceptible, détermine néanmoins les formes et les images qu’il engendre. D’ailleurs, nous n’avons pas fini d’analyser les effets de ce passage obligé, et ce, même avec les logiciels les plus conviviaux dans lesquels la programmation est parfois entièrement camouflée ou recouverte. Il ne faut pas perdre de vue, par ailleurs, que l’ordinateur, lui-même très jeune, ne s’est doté d’un écran qu’en 1963, que les imprimantes graphiques étaient encore bricolées il y a seulement une quinzaine d’années, que les entrées et sorties audiovisuelles sont très récentes. En un mot, la visualisation rendue possible par les ordinateurs, un phénomène qui bouleverse presque toutes les sciences actuellement, est en fait très récente, il n’y a pas si longtemps, ce super calculateur ne permettait même pas de voir ce qu’on écrivait.

Or, le développement des technologies ne va pas que dans le sens de l’amélioration de la performance et de la puissance de l’ordinateur. Toute une série de recherches non moins importante porte sur les interfaces, sur ces multiples dispositifs allant de la souris aux lunettes de visualisation. Ces interfaces se développent constamment et explorent diverses façons de se relier à l’ordinateur. Elles représentent en quelque sorte l’appareil sensoriel, à la fois extension des sens, amplificateur et relais permettant de se relier aux autres et aux choses dans des contextes jusqu’alors inédits. Tout comme le téléphone transporte la voix et la présence du souffle à distance, les interfaces permettent d’explorer d’autres portions du réel, d’autres modalités de liaison à l’autre, et peut-être surtout, d’autres dispositions et de nouvelles postures. Le rôle des artistes est essentiel dans ce registre puisqu’ils sont actuellement les mieux équipés pour cette exploration. La liste de leurs réalisations est d’ailleurs impressionnante (gant de données, casque de visualisation, etc.) et illustre l’un des enjeux les plus importants de l’art actuel : réhabiliter ou découvrir d’autres formes de sensorialités ouvrant sur une synesthésie et une sensibilité imprégnées de la rationalité des choses et des situations. 

La place de la transe là-dedans? Je ne sais pas. Les arts médiatiques sont sans doute moins cérébraux que la plupart des formes de l’art moderne. Ils visent une réhabilitation du corps dans le processus esthétique et impliquent très immédiatement un rapport à l’autre que l’interactivité exprime encore souvent maladroitement. Comme dans l’expérience de la transe, le rapport à l’objet devient secondaire et fait place à la connexion en quelque sorte avec l’autre. Mais je ne pense pas que les dispositifs actuels soient propices à une expérience de transe. Les interfaces sont encore trop lourdes, trop matérielles, trop encombrantes. Elles recherchent la transparence, mais on n’y est pas. Par ailleurs, je pense que les arts technologiques visent une réappropriation du sujet, de ses possibilités, de sa corporalité alors que la transe implique une possession. Si la transe devait en quelque sorte être l’issue des arts médiatiques, on pourrait parler d’échec. C’est, d’ailleurs, ce que craignent tous ceux qui voient dans la fascination de l’instrument une menace de schize. L’ordinateur aurait alors, d’une certaine façon, reconduit et accentué le dualisme, livrant sur l’écran tous les scénarios de vie pour le seul plaisir de l’oeil et, ce faisant, inhibant tous les autres sens. Ce n’est pas, à mon avis, la perspective la plus probable. Le corps a ses raisons comme disait l’autre, et je pense qu’il n’a pas fini de se faire entendre.

On a longtemps cru que l’art contemporain, parce qu’il engendrait un méconnaissance en regard du public général, agissait dans un monde relativement parallèle. Avec le recul, on s’aperçoit que la mondialisation a largement affecté le système de l’art contemporain et qu’il n’a pas été épargné par les mouvements socio-économiques occidentaux. On a misé sur les grands centres (musées, biennales, festivals) et sur une homologie quant au contenu, mettant ainsi une pression quasi destructrice sur les épaules des jeunes artistes (de tous les pays concernés par cette internationalisation). 
En quoi selon vous, l’interréseau, en tant que système de communication ouvert et non hiérarchique, peut-il changer la donne?

Effectivement, l’art moderne a effectué un repli sur la pratique artistique, sorte de retour réflexif sur les genres artistiques, sur le dispositif pictural, sculptural, etc. Et ce repli a été dans le sens d’une spécialisation de plus en plus grande qui s’est faite au prix d’une particularisation des publics. On a abondamment reproché à l’art moderne de s’être coupé de la vie et de s’être travesti en  » ready made  » pour musées. Cependant on perd de vue, dans ce procès, que l’art moderne était en quelque sorte une immense tentative d’affranchissement, de tout idéal ou de tout principe exogène, pour l’art mais surtout pour l’humanité. L’art moderne est en quelque sorte la réponse trouée de chutes et de rechutes, maladroite et incomplète, à la mort de dieu et à la lente et difficile appropriation du statut d’humain. C’est en tombant que l’on apprend à marcher disait Kant. 

Il me semble que l’art des réseaux part de cet acquis et en explore les nouvelles figures. Là encore, rien n’est facile. Il faut inventer des savoir-faire, d’autres routines, de nouvelles modalités de liaison, d’échange, dans des contextes et avec des moyens à inventer. L’esthétique émergente mise sur la diversité des modes de relation dans un environnement sans objet, fait de sons, d’images et de mots mais qui doit convoquer de nouvelles formes de sensorialité. La perspective la plus séduisante pour l’heure : Construire à deux ou trois, sur une base consensuelle et à distance, un environnement, genre auberge espagnol, où chacun y va de sa contribution. Et que la fête commence! Mais il reste bien des ingrédients à trouver pour conduire à l’ivresse. Il manque encore des odeurs et des saveurs, des textures et des frissons que l’on devine seulement pour l’instant.

Certes, le défi est énorme. On comprend bien qu’il ne peut se réaliser que par petites tranches. Et les artistes ont un rôle essentiel à jouer ici. Bricoler le petit truc qui va permettre d’aller chercher une petite portion en plus de tactilité, quelques sensations olfactives, de découvrir l’impact de la respiration, la force d’un coup de pouce, etc. Ce bricolage est bien ingrat. Je ne m’appesantirai pas là-dessus. Mais il rencontre, au delà des difficultés matérielles, toutes les résistances face à la machine et la déception du public devant de si minces réalisations, par ailleurs terrorisantes pour plus d’un. 

L’art des réseaux reconduit en quelque sorte un idéal du spectaculaire emprunté ailleurs, dans les grandes expositions, les installations, les grands formats. Les artistes tentent d’y échapper en introduisant d’autres façons de se relier à travers les oeuvres, mais leurs tentatives semblent encore le plus souvent frustrantes, pour eux aussi bien que pour ceux qui l’expérimentent. Il faut provoquer une nouvelle attitude convoquant l’implication et la contribution du partenaire plutôt que sa stricte réception, quelle qu’en soit la qualité. En fait, il y a tout à faire. Est-ce trop? Pour certains sans doute. Pour d’autres au contraire, il semble que le défi soit un des plus exaltant.