Pierre B. Landry est le maître d’oeuvre de la collection d’art canadien du Musée des beaux-arts du Canada sur cédérom (3 disques, PC Windows). Cette collection comprend pas moins de 2 265 artistes, 12 344 illustrations en couleurs, 1 701 en noir et blanc. Travaillant, entre autres, en étroite collaboration avec Charles C. Hill, Pierre B. Landry est une référence incontournalbe en matière d’art canadien.
De votre pratique du Web résulte une connaissance implicite du type de communication actuellement engendré par l’interréseau. Notre première question porte sur vos attentes en regard de cette communication et elle se formule ainsi : Si on mettait l’information et la communication sur la balance de l’interréseau, comment interpréteriez-vous la pesée?
Personnellement, je vois dans la communication un échange actif entre personnes réelles ou morales. En appliquant strictement ce paramètre, la distribution d’information vers un public réceptif mais passif (le mode « broadcast ») ne relève pas d’une véritable communication. Le courriel, les jeux de groupes, les chats, voilà de la communication. Les pages web, c’est le plus souvent du broadcast. Heureusement, la ligne de démarcation entre information et communication se désagrège rapidement, puisque de plus en plus le web se transforme de façon à répondre intelligemment aux demandes actives des interlocuteurs.
En fait, l’interréseau se prête tout aussi bien à la communication qu’à l’affichage d’information. Un consommateur d’information comme je le suis l’utilise pour résoudre des problèmes en y cherchant l’information qui lui permette d’accéder à des solutions. D’autres par contre, cherchent à entrer en contact avec des personnes qui ont déjà résolu ce problème et qui pourront lui communiquer la solution… Les jeunes seraient plus enclins à cette dernière approche, creusons-nous encore un fossé entre générations?
La question prend une saveur particulière dans un musée d’art. En effet, depuis toujours les musées d’art se positionnent comme des détenteurs d’information, mais ils s’avèrent trop souvent de bien piètres communicateurs. Au moment où l’interréseau connaît une expansion rapide dans notre société, l’essence même de la communication que le public désire entretenir avec un musée demeure incertaine. Dans les musées d’art, les premières tentatives se sont soldées, au mieux, par des demi-succès (ou demi-échecs?). Il serait trop facile, toutefois, de clamer que le musée se verra soudainement transformé par l’interréseau.
Selon Edmond Couchot, « Avec le numérique, la présence masquée, au coeur des outils, de la science et de sa rationalité pèse très lourdement sur l’acte artistique mais en revanche, la multimodalité des interfaces, l’accentuation des effets synesthésiques et de l’hybridation des formes qu’elle provoque, l’ouverture sur un espace et un temps différents, prometteurs de découvertes, l’implication du corps et de son expressivité gestuelle dans le dialogue homme-machine, redonnent à la transe des occasions de se manifester que l’art contemporain lui offre rarement. » (La technologie dans l’art, 1998, p. 258). L’art contemporain a-t-il vraiment failli à sa tâche dans l’ordre d’une esthétique de l’exaltation? Et, selon vous, les NTIC réintégreront-elles vraiment la transe dans l’art?
Art contemporain, faillite, esthétique de l’exaltation, transe, NTIC! Holà, quel programme! Depuis longtemps, les artistes se tournent vers d’autres outils que le pinceau et le crayon pour créer. Il y a plusieurs décennies que des artistes utilisent des moyens empruntées aux médias, à la technologie, que sais-je, à tout ce que l’on peut imaginer, de la photographie aux petites annonces, en passant par les cartons d’allumettes (vous voulez des noms?). Et bien sûr, tous les trucs imaginables que l’on peut brancher sur un ordinateur ou entre ordinateurs servent à alimenter l’esprit et la création.
Est-ce que les NTIC peuvent réintégrer la transe dans l’art? En sous-texte, il me semble lire, est-ce que grâce à la démocratisation qu’elles nous promettent, les NTIC vont enfin combler le fossé qui a séparé la transe de l’art?
Balivernes! Lorsqu’il y a usage intensif de moyens technologiques (par exemple, les superbes oeuvres de Char Davies), il n’y a simplement plus place à cette démocratisation. Pour la simple raison que la technologie novatrice et coûteuse utilisée dans plusieurs des meilleures oeuvres n’est pas accessibles aux individus branchés sur l’interréseau. Pour exister, ces oeuvres nécessitent des moyens qui n’existent que dans les lieux de l’art consacré, galerie, musée, ou autre espace d’exposition. L’oeuvre, en fin de compte, nécessite cet espace à la fois matériel et intellectuel que l’on définit par le terme d’art contemporain. Retour à la case départ… Entre les mains de l’artiste, le potentiel d’exaltation est le même, ni plus grand ni moindre, qu’il a toujours été. L’addition de nouveaux trucs, aussi formidables soient-ils, n’y change goutte.
Mais la transe, oserons-nous en toute décence amener dans la même phrase la transe et le rapport homme-machine? Horreur! La transe prend toute sa valeur dans un corps social. L’individu qui trouve la transe le fait avec le support des autres qui l’entourent! Certes, nous avons perdu la transe dans nos sociétés soi-disant évoluées. Libre à nous de la retrouver, on la dit curative, régénératrice, mais ce n’est pas la machine qui nous la rendra. Même dans un rapport homme-machine-homme, l’intermédiaire technologique aura vite fait d’anéantir la possibilité de transe.
On a longtemps cru que l’art contemporain, parce qu’il engendrait un méconnaissance en regard du public général, agissait dans un monde relativement parallèle. Avec le recul, on s’aperçoit que la mondialisation a largement affecté le système de l’art contemporain et qu’il n’a pas été épargné par les mouvements socio-économiques occidentaux. On a misé sur les grands centres (musées, biennales, festivals) et sur une homologie quant au contenu, mettant ainsi une pression quasi destructrice sur les épaules des jeunes artistes (de tous les pays concernés par cette internationalisation). En quoi selon vous, l’interréseau, en tant que système de communication ouvert et non hiérarchique, peut-il changer la donne?
Pratiquement tous les arts — arts visuels dits contemporains, littérature, danse, théâtre, musique — dépendent d’un réseau complexe qui se pose en intermédiaire, en agent, entre l’artiste et son public. Les raisons d’être de ce réseau ne sont pas négligeables. Bien sûr, réunir les mises de fond, mettre en oeuvre la production et la diffusion des oeuvres, rentabiliser les investissements. Et cela, pour quoi que ce soit (livre, pièce de théâtre, oeuvre d’art, film). Mais, un autre rôle tout aussi majeur consiste à filtrer les meilleures parmi l’éventail immense de ces productions, mettre de l’avant celles qui sont les plus susceptibles à intéresser un grand nombre d’individus en dehors de l’artiste et ses copains. Et à retenir aussi celles qu’une société adoptera comme siennes et décidera de conserver pour la postérité. Ah oui, n’allons surtout pas croire bêtement que tout est beau, tout est bon, et tout devrait être accessible à tous. Ce n’est pas le cas. Moi-même je suis diablement heureux d’avoir des collègues dans les galeries et dans les musées qui opèrent ce tri et retiennent le meilleur pour le montrer en public. Ils m’évitent d’avoir à me taper des milliers de choses quelconques avant d’arriver à voir une bonne pièce! La pression que ce système exerce sur les créateurs est indéniable. Destructrice? Cela reste à prouver.
L’interréseau dans tout cela? Effectivement, il permet la création et la diffusion en dehors de ce système de sélection, simultanément et à peu de frais, d’oeuvres d’art, de littérature, de musique et cetera. Nous assistons à la naissance d’un moyen surpuissant pour l’éclatement d’un nouveau mouvement alternatif, un nouvel underground. Sans aucun mécanisme de contrôle, des créations peuvent être distribuées partout dans le monde. Mais il y a un hic. Accessibles les créations, oui. Mais qui les trouvera? La masse incommensurable d’information disponible sur le Web les engouffre. D’où le besoin de nouveaux systèmes pour les amener à l’attention du public, tel Yahoo, Lycos. De nouveaux filtres, de nouveaux systèmes de sélection. Inutile d’y voir les machinations infernales d’une société mercantile. Ce n’est qu’un simple processus organique selon lequel le meilleur s’élève plus haut que le reste.
Personnellement, j’aime croire non pas à la récupération de l’underground par le main stream, mais plutôt à l’évolution d’une société vers de nouvelles voies annoncées par l’underground.