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Entretiens

Richard Sainte-Marie

Richard Sainte-Marie est le réalisateur du premier site d’importance dans le domaine des arts visuels au Québec. Arts Visuels Actuels (AVA) est un site de type portail qui a ses racines dans la région de la Ville de Québec. D’une part, il fait montre d’ouverture sur les informations spécifiques au Web, de l’autre, il convie et rassemble une mosaïque libre d’artistes, de galeries et d’événements. Création, diffusion, actualités, associations, enseignement, projets spéciaux et services forment le carrefour Arts Visuels Actuels.

Richard Sainte-Marie est aussi professeur à l’École des arts visuels de l’Université Laval (Québec) depuis plus de vingt-cinq ans et il possède une formation en musique et en arts visuels. Il a, de plus, publié en 1996 Fondements de la sculpture, un manuel de 189 pages condensant, dans une perspective historique, les différentes techniques de la sculpture.

De votre pratique du Web résulte une connaissance implicite du type de communication actuellement engendré par l’interréseau. Notre première question porte sur vos attentes en regard de cette communication et elle se formule ainsi : Si on mettait l’information et la communication sur la balance de l’interréseau, comment interpréteriez-vous la pesée?

Le principe de l’autoroute est de permettre une circulation automobile rapide et sûre, sur des chaussées séparées, aménagées de telle sorte qu’il n’y ait aucun croisement à niveau. Chaque voyageur chemine pour ainsi dire dans son sens unique. Sans possibilité, sans risque et (mais) sans espoir de rencontre. Le terme d’autoroute de l’information est donc bien choisi.

Après deux ans de pratique du Web, je me rends compte que mon travail quotidien consiste généralement à diffuser unilatéralement de l’information, à émettre des opinions dans des chroniques épisodiques qui restent malheureusement sans écho ou presque. Sur près de 22000 visiteurs, à peine une dizaine de surfers ont pris la peine de répondre succintement à mes chroniques. Les messages que je reçois consistent généralement à des demandes de complément d’information. On recherche un artiste, l’adresse d’une galerie; on veut savoir si telle école enseigne la photographie, etc. La plupart du temps, ces informations sont déjà sur le Web.

La quantité et la qualité de l’information sur Internet dépassent bien sûr tout ce qu’on aurait pu imaginer. Mais l’établissement de relations véritables avec autrui, même avec le « chat », me semble déficitaire. On n’a jamais parlé d’autoroute de la communication. Je garde toujours en mémoire, par ailleurs, l’anecdote de cet internaute qui annonçait au monde entier qu’il serait au coin des rues Saint-Denis et Ontario à 20 h le vendredi… Il est vrai que l’informatique décuple vos possibilités: gare à vous si vous êtes c…

Selon Edmond Couchot, « Avec le numérique, la présence masquée, au coeur des outils, de la science et de sa rationalité pèse très lourdement sur l’acte artistique mais en revanche, la multimodalité des interfaces, l’accentuation des effets synesthésiques et de l’hybridation des formes qu’elle provoque, l’ouverture sur un espace et un temps différents, prometteurs de découvertes, l’implication du corps et de son expressivité gestuelle dans le dialogue homme-machine, redonnent à la transe des occasions de se manifester que l’art contemporain lui offre rarement. » (La technologie dans l’art, 1998, p. 258). L’art contemporain a-t-il vraiment failli à sa tâche dans l’ordre d’une esthétique de l’exaltation? Et, selon vous, les NTIC réintégreront-elles vraiment la transe dans l’art?

Tous les artistes que je connais (y compris moi-même) qui ont choisi les nouvelles technologies comme médium ont eu, au départ de leur découverte, le même comportement. Tous ont essayé de continuer à faire avec les nouveaux moyens ce qu’ils faisaient avec les anciens. C’est un comportement normal, l’art est atavique. Et la culture fonctionne par appropriation rétroactive. Mais, au gré des expériences neuves, au fur et à mesure de leur avancée dans la découverte de nouvelles possibilités et des effets propres du nouveau médium, en maîtrisant et en adaptant les outils à leurs désirs, les artistes ont requestionné leurs acquis et leur démarche s’est transformée. Ils se sont rendus compte que dire une chose autrement équivaut à dire autre chose. Et que s’il est vrai qu’on ne peut indéfiniment vivre au-dessus de ses moyens, de la même manière on ne peut travailler au-delà de son imaginaire. Or, en élaborant des nouvelles manières de rendre compte de notre réalité, les nouvelles technologies ouvrent justement une voie vers le renouvellement de cet imaginaire.

Les nouvelles technologies utilisées par les artistes vont-elles réintégrer la transe dans l’art ? Je n’en sais rien. Ce qui manque dans l’art médiatique c’est la matière. Cette matière qui jusqu’à récemment agissait encore comme talisman, comme véhicule du sublime. Malraux n’a t-il pas appelé les oeuvres d’art : la monnaie de l’absolu ? Mais ce qu’il y a de beau (de sublime ?) dans l’art médiatique, c’est aussi et justement son absence de matière. Autant, pour les estampiers, l’odeur de l’encre demeure un des plaisirs journaliers, autant, pour l’artiste numérique il est exaltant de savoir que son image voyage (existe) par câble sous-marin, fibre optique et satellite tout autour de la planète. Mais son plaisir est d’ordre intellectuel, non sensible, tout autant que ses images sont impalpables.

L’image, pour l’artiste du Web est un principe, une matrice, un script interprétable à souhait par des machines lointaines dont il n’aura pas le contrôle. À cet égard, il n’est pas loin de répondre à ce loustic qui disait, dans les années soixante-dix, que le véhicule idéal pour l’art conceptuel aurait dû être la transmission de pensée.

On a longtemps cru que l’art contemporain, parce qu’il engendrait un méconnaissance en regard du public général, agissait dans un monde relativement parallèle. Avec le recul, on s’aperçoit que la mondialisation a largement affecté le système de l’art contemporain et qu’il n’a pas été épargné par les mouvements socio-économiques occidentaux. On a misé sur les grands centres (musées, biennales, festivals) et sur une homologie quant au contenu, mettant ainsi une pression quasi destructrice sur les épaules des jeunes artistes (de tous les pays concernés par cette internationalisation). En quoi selon vous, l’interréseau, en tant que système de communication ouvert et non hiérarchique, peut-il changer la donne? 

Je me rappelle encore de mon impression, la première fois que j’ai surfé. J’avais cherché « estampe » et « print making » pour découvrir quelques artistes (il n’y en avait presque pas à cette époque) en Scandinavie, en Angleterre et aux U.S.A. Étrangement, ils me ressemblaient : ils avaient plus ou moins mon âge, la plupart étaient professeurs d’art, anciens photographes, peintres ou estampiers reconvertis en infographes. Plusieurs étaient regroupés dans ce qu’on appelle ici des Centres autogérés. Leur équipement était comparable au mien et leurs oeuvres infographiques, facilement transformables en vue du Web, étaient de la même famille que les miennes.

L’effet qu’eurent mes visites dans ces pages fut curieux. Je me dis que du simple point de vue statistique, il devait raisonnablement y avoir des dizaines de milliers d’artistes de leur (de mon) genre et de leur calibre sur la planète. J’abandonnai du coup tout espoir, s’il m’en restait encore, de terminer ma carrière au Museum of Modern Art. Par contre, je découvrais une fraternité avec ces artistes. En dehors de toute hiérarchie. Or, mes tentatives de nouer des liens avec eux s’avérèrent infructueuses. Plusieurs n’avaient pas d’adresse de courriel ou ceux qui en avaient ne me répondirent pas : leurs pages web n’était qu’une vitrine. Il semble qu’encore aujourd’hui, les pages web d’artistes ne soient surtout que des vitrines immuables (on n’a qu’à visiter les pages de Rescol pour s’en convaincre) et que les artistes soient plus intéressés à émettre qu’à véritablement échanger.

Avec l’élagage qui se fera à mesure que le Web atteindra sa vitesse de croisière, les réseaux seront débarrassés des badeaux et peut-être à ce moment pourrons-nous assister à la création d’une nouvelle culture. Ou peut-être, au contraire, la culture du Web sera-t-elle celle de l’encombrement ?