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Cyberthéorie

«La nouvelle sphère intermédiatique»

Colloque « La nouvelle sphère intermédiatique », 2 au 6 mars 1999, Musée d’art contemporain de Montréal, sous l’égide du Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI, Université de Montréal). Commentaires sur la notion d’intermédialité et compte rendu du colloque.

Définir simplement l’intermédialité consisterait à faire valoir le jeu de plus en plus complexe des médias entre eux. La télévision et le cinéma en seraient, à ce titre, les exemples les plus convenus, la télévision diffusant parfois des films alors que le cinéma lui emprunte des effets vidéographiques. Pour le CRI, la notion d’intermédialité désigne le croisement des médias dans la production culturelle contemporaine dans un cadre d’étude empirique et historique. 

Dans la perspective de l’analyse des interrelations médiatiques, l’intermédialité prolonge en quelque sorte une sémiologie libérée de son carcan linguistique. D’une part, elle interroge les zones intermédiaires, et non seulement le langage constitué, d’autre part, la communication intermédiatique engage de nouveaux effets de sens. En effet depuis le début du 20e siècle, l’analyse des signes a été supportée par une pensée ayant à sa base la fragmentation des ensembles en éléments distincts, un procédé dit scientifique. Les réalités actuelles de la communication exigent de nouvelles approches, nettement plus nuancées.

Selon Marshall McLuhan, l’alphabet phonétique et le média typographique ont entraîné la construction d’une pensée fragmentaire, alors que l’environnement électrique globalise la conscience et s’oppose, en quelque sorte, au fractionnement. À cet égard, les yeux – organes de précision et de centralisation – sont à l’écrit et à l’unicité ce que l’oreille – organe global et immédiat – est à la multiplicité et à l’extase. « Toutes les formes électriques ont une action décentralisatrice qui tranche sur les formes mécaniques antérieures comme une cornemuse dans un orchestre symphonique. » (McLuhan, Pour comprendre les médias, 1993, p. 291). Le corps mécanique implose sous l’effet de l’électricité.

Entre ces extrêmes, dans lesquels nous ne cessons de vivre, pullulent des zones médiatiques intermédiaires, des relais, des ponts, des associations, des phénomènes advenant sur un plan circonstanciel ou par une volonté esthétique. La communication, le quotidien et l’art entrent dans une nouvelle relation, une relation explicitement intermédiatique et beaucoup plus communicative. Par conséquent, les spécialisations tels les beaux-arts (peinture, sculpture, etc.) se voient depuis près d’un siècle profondément contaminées par le dispositif électrique, non seulement par l’accentuation de leur fréquentation avec les nouveaux médias mais dans leur esprit même. D’ailleurs, une part importante du développement de l’humanité au 21e siècle consistera sans aucun doute à la formation d’un esprit multifilaire, globalement généré par les espaces intermédiatiques de la communication.

On reconnaîtra que l’hybridité de la science-fiction a profondément alimenté l’imaginaire du vingtième siècle et de la fin du dix-neuvième. Elle prédisposait, à travers l’assemblage farfelu de l’humain, du végétal, de l’animal et de la robotique, aux fonctions futures des médias. Aujourd’hui, la hantise des extraterrestres gluants et des scénarios apocalyptiques d’Orson Welles ne nous obsède plus, car l’intermédialité orchestre la noosphère (la conscience globale) dans un espace mental mieux intégré. L’aventure cosmique et la conquête de l’espace interplanétaire ressortent maintenant d’une pratique parfaitement domestique. Les médias, Internet en tête, en rendent compte jour après jour, sinon de minute en minute. Les repères civilisationnels élaborés de longue date sur des notions territoriales et leurs corollaires divins n’ont plus cours. La forteresse identitaire anthropocentrique s’engage dans une phase de reconstruction en profondeur et la communication médiatisée en est un des maillons essentiels. Le cyberespace, les implants, les composantes électroniques portables, l’immersion virtuelle et le réchauffement de la terre font partie des préoccupations inédites du siècle qui s’amorce, et elles ont toutes à la base un système de communication. 

Dans la perspective de ces changements pour le moins pénétrants, une pensée orientée vers l’intermédialité arrive à point nommé et elle occupera, sur un plan tant pragmatique que théorique, une place certes importante dans les années à venir. C’est donc avec beaucoup de pertinence que le colloque sur « La nouvelle sphère intermédiatique » s’engage sur cette voie du réel communiquant. Une voie culturellement mixte, il va sans dire. 

L’hybridation des lieux de vie, des convergences culturelles et des systèmes de communication suscite fortement l’interaction. Malgré qu’elle institue une nouvelle discipline, l’intermédialité est, pour le CRI, un axe de pertinence plus qu’un système de pensée. Cette nuance, entre l’étude et la thèse, fut amenée avec beaucoup d’à-propos par Jürgen Müller (Université d’Amsterdam, cinéma et télévision), lui qui utilisait le terme « intermédialité » dès 1987. 

Si, pour Müller, le mot Intermezzo est un parent lointain de l’intermédialité, Plutarque, pour sa part, procède à sa manière d’une pensée intermédiatique lorsqu’il compare la peinture à une poésie muette. Plus près de nous, la philosophie de Fluxus en puisant à toutes les dimensions médiatiques disponibles s’engage dans cette voie. Le film de Peter Greenaway, Prospero’s Book, constitue pour J. Müller un formidable exemple de l’utilisation de différents médias dans une même oeuvre1.

Le départage de l’influence des médias les uns sur les autres n’est pas simple, cela soulève de nombreuses problématiques. Parmi celles-ci, on relèvera le principe mcluhanien selon lequel un média, en tant que prolongement du corps (yeux, nerfs, oreilles, etc.), rend simultanément amnésique une partie du corps correspondante, comme si le prolongement artificiel atrophiait l’organe concerné. Serons-nous alors, dans un monde pleinement intermédiatisé, que la moitié de nous-mêmes? La problématique du clonage ne relève-t-elle pas de l’incarnation par médias interposés? Qui du média ou du sujet prime sur la fabrication de l’identité, que devient la conscience dans un tel contexte? Les médias eux-mêmes ne sont-ils pas voilés par les contenus? Des questions encore très vives.