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Entretiens

Pierre Lévy et la «World philosophie»: un entretien

La vie dans l’interconnexion avive le sentiment de la synchronicité. Et le phénomène conjoint à cette synchronicité électronique se présente en deux temps distincts. D’une part, l’individu travaille plutôt en solitaire à son terminal, élabore des stratégies de conduite propres à ses besoins et prend des décisions qui vont améliorer son environnement personnel. D’autre part, une fois ces décisions prises et les besoins satisfaits, on se rend compte que des milliers et des milliers de personnes, dont on ne connaît rien a priori, ont fait de même pour des raisons similaires. Il en résulte une certaine stupéfaction paradoxale devant l’efficacité du nombre dans un milieu sans hiérarchie. On se demande, par ailleurs, dans quelle mesure notre action a influé sur le processus et dans quelle mesure elle a seulement suivi la vague de fond. D’où ce fort sentiment de synchronicité ou cet ébahissement synchronique dont on finira peut-être par ne plus voir le processus dans une interconnexion globale bien intégrée. Dans votre livre vous insistez beaucoup sur l’importance de l’expansion de la conscience dans un monde interconnecté, mais dans quelle mesure, selon vous, l’inconscient et la synchronicité y joueront aussi un rôle socialement actif?

Pierre Lévy : Il me semble que vous avez donné vous-même la réponse à votre question : « la vie dans l’interconnexion avive le sentiment de la synchronicité ». Autrement dit, la synchronicité (si synchronicité il y a) est plus consciente. L’inconscient devient conscient. Nous avons un sentiment croissant d’appartenir à la même espèce planétaire, engagée dans un champ unique d’émotions et d’informations variées qui nous enveloppe et que nous sécrétons. Si nous prolongeons la tendance vers l’interconnexion et la communication en temps réel que nous connaissons depuis l’invention du langage – prolongée par celles de l’écriture, de l’alphabet, de l’imprimerie, des médias électriques, puis numériques – nous voyons que l’évolution semble converger vers une sorte de champ télépathique de l’espèce et peut-être de la biosphère, que certains penseurs (Teilhard de Chardin, Shri Aurobindo, McLuhan) et certains auteurs de science fiction (Asimov, notamment) avaient entrevu avant même l’existence de l’Internet. Des philosophes comme Hegel, Nieztsche ou Bergson peuvent aussi être lus dans cette perspective. Il me semble que tous les progrès de la vie et de l’humanité tendent à perfectionner l’intelligence collective. Comme vous le mentionnez, cette intelligence collective est beaucoup plus efficace en l’absence d’une hiérarchie figée (ce qui n’exclut pas toute forme de hiérarchie) ou d’une séparation entre exécution et conception. La transformation de l’inconscient en conscient provoqué par la transparence accrue de l’humanité à elle-même et l’exploration/création technoscientifique et spirituelle de son monde ne peut absolument pas épuiser l’inconscient, l’inconnu, ce qui reste à découvrir. Au contraire. En même temps que la réserve infinie d’opacité qui nous fonde et nous met au défi de la dévoiler, l’inconscient est également le réservoir inépuisable d’énergie lumineuse virtuelle qui anime notre quête. L’opacité et la lumière s’équilibrent dynamiquement dans les figures mobiles du sens : noir sur blanc et blanc sur noir, les signes du langage qui croissent et s’échangent sans fin dans le cyberespace.

Dans une entrevue accordée à Éric Sadin en mai dernier (Éc/art S, no 2, 2000), vous dites ceci : «Désormais nous avons peur de nous perdre et non plus de manquer de connaissances». Le nouveau paradigme tient en ces quelques mots. Il semble, en effet, que nous passons d’une ère dans laquelle la connaissance signifiait aussi un pouvoir et donc une hiérarchie, alors que maintenant la spatialité sémantique du cybermonde induit l’ordre (avec sa part de chaos) de la coopération généralisée à des fins de simple survie. La pensée se module sur des bases de plus en plus topologiques à n dimensions, quelle est votre perception de l’activité artistique (électronique et cyberartistique) relativement à cette topologie relationnelle?

Il me semble que l’activité artistique, dont je ne suis nullement un spécialiste, thématise maintenant de manière fort explicite la nouvelle topologie relationnelle. L’art est de plus en plus une méditation en acte sur ce que la communication, en un sens très large, est en train de devenir. Pour l’art « savant » ou sophistiqué, cela est assez évident. Mais on pourrait en dire autant pour l’art numérique populaire, celui des musiques digitales samplées et des jeux vidéos multiparticipants en ligne, qui ont de plus en plus le caractère de jeux de coopération compétitive dans la cocréation d’un univers virtuel. Voila qui me semble un assez bon apprivoisement symbolique de notre nouvelle condition. « Coopération généralisée à des fins de survie » est une belle expression, qui nous fournit la clé de bien des situations.