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Cyberculture

Éloge des virus informatiques dans un processus d’écriture interactive

De façon assez théorique, on considère que le plus vieil ancêtre du virus informatique date de 1940. Joseph Von Neumann’s étudie alors l’autoréplication des automates cellulaires. Trente ans plus tard, l’hypothèse de créer des programmes capables de contaminer des ordinateurs est avancée. Mais ce n’est qu’au mois d’octobre 1987 que l’on voit apparaître, sur plusieurs ordinateurs de l’Université du Delaware un programme appelé tout simplement « Brain ». C’est le premier virus. 

L’apparition des virus informatiques et leur développement sont très étroitement liées à la communauté scientifique la plus impliquée dans …l’informatique. Aujourd’hui, ils infectent un million d’ordinateurs par an, et apparaissent au rythme fou de six nouveaux virus par jour ! 

Quiconque travaille sur un ordinateur et plus encore sur un ordinateur connecté au réseau, a un jour ou l’autre été confronté à l’apparition d’un virus informatique qui l’aura soit irrité, tout au plus, soit lui aura fait perdre tout ou partie de son travail. Comment accepter cela ? 

  • Mais avant toute chose, qu’est-ce un virus informatique, et qui sont ceux qui les conçoivent ? 
  • Comment analyser ce phénomène ? 
  • Une fois le premier agacement dépassé, peut-on entendre quelque chose là-dedans qui se dirait de notre époque ? 
  • Qu’est-ce qu’un virus et comment se combat-il ? 

Les virus informatiques ont ceci de commun avec les vrais virus qu’ils se lient à un système dont ils utilisent les ressources pour se répliquer. Tout comme les virus biologiques, les virus informatiques naissent, se développent, et connaissent des fortunes diverses. Certains sont rapidement éradiqués, et ne causent que peu de dégâts, tandis que d’autres sont de véritables bombes à retardement. 

Pour les combattre, certains chercheurs ont été amenés à étudier de près les modèles mis en place par les biologistes. Ils se sont rendu compte que l’on pouvait utiliser les mêmes techniques de recherche d’homologie pour dépister les virus et donner l’alerte. 

En effet, au lieu d’analyser les séquences entières d’ADN, les biologistes vont se contenter de courtes séquences de 8 à 15 acides aminés seulement, dont il vont chercher les variations. Les virus seront ainsi repérés beaucoup plus rapidement que s’il avait fallu faire des analyses exhaustives. 

De même les programmes d’analyse antivirale ne vont analyser que de courtes séquences de 16 à 30 octets parmi les quelques milliers qui composent les lignes de programme. Le virus informatique sera repéré par les variations qu’il introduit dans des programmes connus. 

Une fois les virus isolés, et c’est en cela que l’informatique se distingue de la biologie, on essaiera de soigner les programmes infectés, plutôt que de les éliminer. 

Il ressort de cette analogie que, de même que l’on ne pourrait concevoir un monde biologique sans virus – et puisqu’ils sont là, nous sommes bien obligés de les accepte ! – de même nous devons vivre avec les virus informatiques. Ils menacent certes la santé du corps informatique, mais ils ne le tuent pas. Peut-être même lui apportent-ils quelque chose !

(1) Qui sont les concepteurs de virus ?

Quittons a présent l’analogie entre les deux formes de virus. Les virus informatiques ont ceci d’unique qu’ils sont exclusivement inventés par l’homme. Mais pourquoi ? Pourquoi et par qui les virus informatiques sont-ils créés ? Si l’on vient de voir que les premiers virus ont été créés à titre expérimental, et dans le même cadre que les recherches « officielles », il n’en va pas de même aujourd’hui. 

Un virus est devenu une nuisance, certes, mais aussi un mode de revendication. 

Qu’un employé, responsable du département d’informatique, se fasse licencier d’une façon qu’il juge abusive, et il va chercher à se venger par la création d’un virus qui infectera son ancienne société. Le virus aura pour fonction de porter un sentiment de révolte, par le seul moyen qui lui semble accessible. Le virus court-circuite le dialogue social, et le remplace de façon délictueuse. 

(2) Pour la plupart des virus, ils sont le fait d’hommes jeunes. 

Travaillant dans l’informatique, ou encore étudiants, ils voient dans la programmation du meilleur virus une façon de lancer un défi, de faire une démonstration de savoir-faire. Parvenir à fabriquer le virus le plus performant sera pour eux un véritable rite de passage. Certains d’entre eux ne sont-ils pas recrutés par ceux dont ils ont attaqué les systèmes ? 

(3) Acte de guerre en temps de paix, la conception du virus informatique pourrait s’analyser comme le geste de bravoure virile qui marque le passage dans l’âge adulte. N’épiloguons pas davantage sur le fait qu’un virus doit pénétrer des défenses adverses, avant de se répliquer et de partir vers de nouveaux hôtes. 

Mais ce message latent – le désir de sortir de l’adolescence et de la soumission à un monde adulte pour imposer ses propres règles – est parfois recouvert par une prise de position politique, idéologique. Il faut citer tous ceux qui conçoivent des virus exclusivement dirigés vers les produits Microsoft – et spécialement les messageries Outlook et Outlook Express, si faciles à pénétrer. Pour ceux-là, la fabrication et la diffusion de virus est un acte citoyen. Ils s’attaquent au dominant Microsoft, qu’ils accusent non sans raison d’hégémonisme et par-là même d’atteinte à la démocratie. 

(4) De plus en plus de hacktivistes visent maintenant en exclusivité les grandes multinationales. La production et l’utilisation de virus vers des cibles précises devient un instrument de la lutte antimondialisation. 

Enfin, qu’une jeune femme entende démontrer que la création de virus n’est pas une affaire d’hommes exclusivement et elle concevra un virus, qu’elle enverra à une entreprise du secteur informatique, en précisant bien sa revendication. Le virus ne sera pas mis en circulation. Il n’a été conçu que dans un but démonstratif. Dans ce dernier cas, non seulement le virus aura porté un message, mais il n’aura fait que cela. Il se sera détourné de sa “ fonction ” de virus, pour ne conserver que le message qui est d’ordinaire sous-jacent.

(5) Le virus est un message

Un virus est d’abord un message. Au royaume de l’information, il est une information supplémentaire. Non désirée, certainement. Mais qui néanmoins est là. Se fait entendre. 

Le premier sens qu’il véhicule, c’est d’abord lui-même. Ces lignes de programme qui le composent, nous ne pouvons, si nous ne sommes pas nous-mêmes informaticiens, les comprendre. Il n’empêche. Le premier message du virus, c’est ce qu’il dit en langage informatique. Comme bien souvent les virus empruntent des lignes de programme à d’autres programmes, à d’autres virus, ils ont un patrimoine génétique, qui en tant que tel est déjà un message. 

Ainsi, certains hackers vont trouver que tel ou tel virus fait « parler » de lui à trop bon compte. Pour minimiser les vertus de son concepteur, ils se serviront des mêmes lignes de programme, en les améliorant. Leur message sera à entendre dans le sens d’un désir de rétablir une « vraie » échelle des valeurs. 

Comme ceux à même de lire ce langage ne sont pas légion, et qu’ils ont besoin d’une évaluation par leurs pairs, les hackers vont se regrouper, s’entraider. Une culture propre se constitue ainsi, avec ses codes, ses hiérarchies. De vraies sociétés parallèles, secrètes, se forment, louchant parfois du côté de l’ésotérisme voir du satanisme. 

(6) Certaines, très organisées, comme l’allemande Chaos Computer Club vont jusqu’à envoyer un des leurs au « Parlement mondial » du Net, l’ICANN. 

(7) Les messages que font passer les virus sont très divers. Certains hackers croient même sauver le monde en produisant les virus les plus destructeurs. 

Il ne faudrait pas croire que les virus sont des actes de malveillance purement gratuits. Ils produisent du sens et de bien des façons. Dans la langue informatique tout d’abord, cette langue que seuls quelques-uns comprennent « dans le texte ». Dans les faits, pour tout le monde, enfin, ils créent aussi du sens. 

Ce qui guette l’informatique, au risque des virus, ce n’est pas le chaos par volonté destructrice des hackers, mais la cacophonie par trop-plein du signifié.

Que dit ce message ?

Pour un écrivain, le virus est d’abord un fantasme. Combien de récits de science-fiction qui prédisent l’apocalypse informatique, par suite de la prolifération des virus. C’est une façon de voir les choses un peu hâtive. Le virus est envisagé comme une métaphore et un symptome – des contradictions de nos sociétés, des irréductibles conflits qui la minent, etc…Or le virus est d’abord un message, qu’il faut entendre pour ce qu’il est. 

Quand on écrit sur un ordinateur, et que cet ordinateur est connecté au réseau, difficile de passer au travers des pièges que nous tendent les virus. Un jour ou l’autre, on se fait infecter. 

Que l’on ait à tout réinstaller, ou qu’un simple passage d’antivirus soit suffisant, ce sera toujours du temps accordé à ce problème. Pour un moment, notre ordinateur aura failli à la mission que nous lui assignons tous les jours. Pour quelques heures, nous serons déconnectés du réseau, rejetés hors du cercle de relations que nous avons tissé avec des internautes.

Cette expérience est pour certains un véritable traumatisme. Ils sont tellement habitués au monde lisse de l’Internet que le moindre grain de sable leur semble une catastrophe. Les hackers leur envoient pourtant un message qu’ils devraient entendre. 

Ce monde idéal, illusoire, où le temps – si nous étions déconnectés de toute relation humaine, et cela n’est pas impossible – n’aurait d’autres marqueurs que les annonces prochaines d’une amélioration de matériel ou de logiciel – microprocesseur de 3 GHz pour Noël, FLASH 12 très bientôt, Windows XT en essai gratuit pendant six mois, jouissance instantanée et reproductible à volonté, etc… – nous pourrions vite y engloutir nos derniers repères chronologiques, nous pourrions vite y oublier ce que nous sommes et qui nous sommes. 

Le virus, en nous plongeant dans la maladie – et nous retrouvons ici la métaphore biologique du début – nous rappelle simplement que le seul temps avéré est celui d’être mortel. 

L’illusion que pourrait nous tendre le réseau, et dans laquelle nous tomberions si facilement, car il est si douillet parfois, ce monde dématérialisé, où même les conflits peuvent s’oublier d’un coup de souris, où rien finalement n’est soumis à la loi de la réalité, le virus la combat à sa façon.

L’écriture interactive au risque du virus

Pour un écrivain, aujourd’hui, ce serait une faute que de ne pas entendre ce message. De ne pas se laisser contaminer par tous les virus passant à portée de connexion. 

Chacun est porteur d’une identité. Chacun nous dit une souffrance, une revendication. Au nom de quoi devrions-nous entendre ce qui se dit dans la rue, dans les tribunaux, dans les bistrots, et pas dans les lignes de code informatique. 

Au nom de quoi entendrions-nous la parole des criminels du temps passé, que tant d’écrivains ont si bien su porter – de Villon à Pasolini, de Pétrone à Genet – et non celle du créateur de Nimda , de I love You, de tant d’autres. 

Chacun, chacun des six créateurs qui tous les jours lancent leur radeau à la mer, chacun devrait trouver sur nos ordinateurs un port d’attache. 

Le roman que nous sommes en train d’écrire, le récit historique qui nous plonge au temps des chevaliers, pourra y perdre une ligne, dix lignes, cent paragraphes. 

Parfois, nous aurons même l’impression que ce virus-là, dont la présentation alléchante nous avait convaincu de l’ouvrir, ou dont la malignité nous avait feinté malgré toutes nos précautions, nous était tout spécialement destiné. Nous pourrons même croire qu’il était né pour nous empêcher de consacrer toutes nos forces à ce chef d’œuvre que l’humanité attend. 

Oui, nous pourrons avoir cette impression. 

Pourtant, quand nous aurons fait le ménage dans notre ordinateur, quand nous aurons repris notre travail, nous nous rendrons compte que non, finalement, pour peu que nous ayons pris quelques précautions élémentaires, l’essentiel est sauvé. 

Nous aurons certes perdu quelques pages. 

Mais les accrocs que le virus aura laissé dans notre œuvre, peut-être les retrouverons-nous, peut-être les lecteurs les retrouveront-ils dans nos écrits. Un des risques de cet outil merveilleux qu’est l’ordinateur, c’est de produire du lisse, du conforme, du formaté, du « joli ». Comment une œuvre sans anicroche peut-elle faire sa pelote dans l’esprit d’un lecteur ? Comment la produire, cette œuvre forte, dérangeante, dont nous avons envie, si nous ne sommes pas en danger nous-mêmes ? 

Cette part de risque que nous aurons acceptée, en écrivant sur un ordinateur connecté au réseau, c’est le premier pas vers une écriture véritablement interactive. 

La première des interactions, c’est prendre le risque de se faire détruire. 

Que notre récit l’accepte et il portera cette trace dans son corps même. Ayant laissé pénétrer en lui le message de l’autre, quand bien même ce dernier voulait l’anéantir ou du moins le contrarier et il sera prêt pour jouer avec le lecteur, prêt pour une coécriture, une colecture. 

Dire que les virus – qui propagent la maladie, et parfois la mort – portent un message de vie, c’est bien là le paradoxe de la chose. 

Non seulement nous devons vivre avec parce que nous ne pouvons pas faire autrement, mais en plus nous devons leur être reconnaissant de faire du réseau ce lieu si contrasté où tantôt nous nous sentirons en sécurité, tantôt en danger, comme dans la vraie vie. 

Notes

[1] Pour la science

[2] Cyberpresse

[3] Journaldunet 

[4] Cyberpresse

[5] Cyberpresse

[6] Voir le site http://virus.lucifer.com/

[7] Voir le site de hackers Zaztaz