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Cyberculture

Mémoire, memory, memoriam

Mnémosyne, déesse, fécondée par Jupiter, engendra toutes les Muses. La Mémoire, mère de tous les arts. 

Liber memorialis, livre de notes. La mémoire, note écrite que l’on pose de côté, pour la retrouver au moment venu. 

La mémoire humaine, capricieuse, mystérieuse, capable de nous plonger dans le plus profond désarroi, parce que nous tenions pour acquis ce qui se dérobe sous nos pieds, capable au contraire de nous conduire à l’illumination, par ses épiphanies, la mémoire humaine s’adjoint des béquilles, des notes dont le support n’est certes pas indifférent. 

Reprenons.

Version tête de linotte, elle est mémoire de travail, et ne garde que quelques secondes, une minute tout au plus, les informations dont nous avons besoin dans l’immédiat.

Illustration de Xavier Malbreil

Version mémoire d’éléphant, elle restitue au soir de notre vie l’odeur exacte d’un camion transportant de la mélasse, la vibration unique de la lumière sur un bout de terre brûlée. Cette mémoire-là, du long terme, ne repose pas dans une zone unique du cerveau. Un souvenir visuel passe devant un gardien, l’hippocampe, qui décide si oui ou non les milliers de points qui le composent seront stockés. Dans l’affirmative, il sera encodé dans une autre zone, aux très larges connexions, le télencéphale. Un souvenir olfactif sera stocké dans une autre zone. Pour les restituer tous deux, et nous tendre sur un plateau d’argent étincelant une madeleine parfumée de vanille, il faudra que l’information se recompose, dans plusieurs zones à la fois, en suivant le même circuit que lors de sa composition. 

Labile, sable mouvant, la mémoire est reconstruction, réinterprétation. Son bon fonctionnement dépend autant de l’intégrité de chacune des zones que de la circulation entre elles. Jamais endormie, sous peine de ne pas se réveiller, elle est dynamique, branchée sur le vivant. Mémoire morte, cela n’a pas de sens pour l’humain vivant. Sa mémoire avance avec lui. 

Elle s’appuie sur des supports, photos, films, écrits, paroles de contemporains : tout ce que l’on peut stocker en dehors de soi, béquilles de notre mémoire. 

On serait tenté de ranger parmi ces liber memorialis les outils merveilleux que mettent à notre disposition les technologies de l’information et de la communication. Mais s’agit-il de la même chose? 

Les ordinateurs, lointains descendants de la machine à calculer de Pascal, la Pascaline, ont eu très vite pour autre fonction, obligatoire, celle de stockage de l’information. Pour calculer, il faut poser un chiffre de côté, et être sûr de le retrouver. Pas de calcul sans mémoire. 

Dans les machines à calculer modernes, les retenues se présentent sous forme de 0 et de 1, ordonnées de telle façon qu’elles décrivent des opérations, qu’elles écrivent des phrases, qu’elles dévident des films. Long serpent enroulé sur lui-même, ne dormant que d’un œil, vermicelles de chiffres bouillonnant dans une soupe numérique, fourmilières que l’on pressent indociles, voraces. 

Cette mémoire informatique, à l’inverse de la nôtre, ne désigne plus un contenu. Par glissement sémantique, la mémoire est devenu un contenant. Evoque-t-on la mémoire de son ordinateur, et l’on désigne des parties physiques de celui-ci. 

Cédérom qui désigne la mémoire morte – Read Only Memory. Mémoire vive, Random Access Memory, constituée de barrettes, que l’on veut toujours rajouter, comme des turbos supplémentaires, des accélérateurs de particules, et que l’on pourrait comparer à la mémoire courte de travail. Et disque dur enfin, porteur de la mémoire longue, lieu mythique et largement fétichisé, que l’on voudrait toujours plus important, toujours inépuisable. Plus il serait rempli, plus nous contenterions ce cerveau reptilien qui ne rêve qu’abondance, caves regorgeant de victuailles. Plus il aurait de capacité, plus il dirait notre ressource. Disque Dur qui est synonyme de force, d’exploit physique, en évoquant le discobole et son geste puissant. Disque dur, qui sonne si bien dans notre langue française, avec son allitération. Hard Drive, vaisseau immobile au long cours, revenant toujours, avec sa forme circulaire, flottant dans un espace insaisissable, dont il serait le pôle magnétique. 

Notre mémoire humaine pourrait se déposer en partie sur cette mémoire externe. Mais, du fait de cette usurpation lexicale, n’irait-elle pas en y déposant les armes? Mille fois plus performante que notre mémoire longue, restituant images et son indifféremment, bientôt les odeurs, comment pourrait-elle supporter la comparaison, quand elle peine tant à retenir quelques dizaines de numéros de téléphone? De ce vol et de cette infériorité, puis de ce soupçon de dessaisissement de notre gouverne, comment pourrions-nous demeurer insensibles. Le ressentiment, largement relayé par quelques œuvres de (science) fiction, nous fera toujours regarder cette mémoire, dure, solide, métallique, comme un ennemi nous ridiculisant. 

Le réseau, enfin, et ses marchands, nous proposent de morceler notre mémoire. Inutile qu’elle soit tout entière contenue sur un seul serveur, en un seul lieu. Elle sera parcellisée : les photos de nos dernières vacances sur un serveur de New Delhi, notre mémoire de fin de cycle sur celui de l’Université de Rio de Janeiro, notre carnet de rendez-vous entre Paris et Berlin. 

Notre mémoire, qui était mémoire intime, la nôtre, uniquement contenue dans notre cerveau, éventuellement relayée par quelques proches, quelques familiers, quelques vieux albums photos, au mieux quelques films en 16 mm, et en dernier ressort quelques mots gravés sur une pierre, notre mémoire migrerait vers des supports éclatés. 

Au mieux, nous la partagerions avec nos proches, auxquels nous aurions confié quelques codes secrets, quelques mots de passe, afin qu’ils accèdent aux serveurs que nous prenons pour dépositaires. Au pire, quand par malheur les serveurs ou les réseaux ou mille et un autre aléas de la technique font défaut, elle nous serait confisquée. Les chaînes brisées de chiffres, les greniers numériques éventrés ne laissent aucun vestige. Au pire encore, elle se lasserait vite de retenir ce qu’elle sait l’attendre, là-bas, bien au chaud, gravé dans un marbre numérique plein de trous et de bosses, elle s’affaiblirait. 

Cette mémoire, qui a dû céder son nom à d’autres, qui est constamment menacée de perdre ses référents – quitte à remplacer cette photo de mon séjour aux Maldives, perdue dans le Triangle des Bermudes par telle autre, trouvée sur une réclame pour un séjour à Tahiti, quitte à inventer des familles d’emprunt, grand-mère et grand-père idéaux, enfants comme des poupons de celluloïd, chiens et chats repeignés à la palette graphique – devient pourtant universelle, omnisciente, ubiquiste. 

Fragilisée d’un côté, mille fois amplifiée de l’autre. En un clic, Google me donne tous les prolongements auxquels je n’aurais eu accès qu’avec de fastidieux efforts, et auxquels j’aurais très vite renoncés. En quelques tours de souris, je pointe le doigt sur ce mot qui m’échappait, sur cette citation que je ne soupçonnais même pas. Rêve d’un homme cybernétique multiplié, augmenté, étalé. Un homme connecté sur toutes les mémoires de la terre. Un homme qui parvient à confondre mémoire et savoir. 

Cette mémoire, enfin, qui quand on la mettait au pluriel devenait « Les Mémoires » – trace écrite, carnet de bord – elle pourrait trouver sa place de façon volontaire sur le réseau. 

Elle pourrait braver le moloch informatique. 

Elle pourrait, comme jetant son gant en défi aux mémoires informatiques, aller y abonder de façon décidée, provocatrice, mimant le dernier moment jusqu’où elle se construit.

Chacun tissant sa toile sur la toile, disposant des liens que seul relierait le fil d’une vie, organisant une présence dispersée, énigmatique, à laquelle chaque strate de notre histoire aurait accès, selon sa déposition. 

Cette mémoire intime, qui est mémoire vivante, toujours en mouvement, elle pourrait se confondre par anticipation, geste orphique, avec la mémoire, in memoriam, que nous gardons de nos morts. 

Mémoire que nous construirions nous-mêmes, par accumulation de traces, et que d’autres continueraient, en les complétant, les amendant, les détruisant au besoin.

Cette mémoire numérique de nous-mêmes, qui ne serait plus sur un seul disque dur, mais dispersée jusqu’au point d’effacement, manipulable par d’autres, qui y ajouteraient la leur, rejoindrait le in aeternam. Partie de nous, elle se fondrait dans l’universel, au risque de l’intangible, l’acceptant, le dépassant par la dilution. 

Le liber memorialis, ce carnet de notes, carnet du nôtre, carnet de nous incarné, nous le retrouvons ici. 

Carnet de notes cybernétique, qui gardera notre mémoire, mais qui la gardera vivante, c’est à dire imparfaite, perfectible.