Aller au contenu
Critiques

Monument du vide / la voix

Monument du vide (MdeV) est une performance réseau (Net Art) qui met en relation une communauté d’artistes dispersées sur le territoire géographique. Il regroupe des participantes installées à Montréal (QC), Hull (QC), Trois-Rivières (QC), Barcelone et Cologne. Le Monument du vide se construit via le réseau Internet lors de sessions intensives qui se déroulent pendant plusieurs heures, voire jours de travail. Le projet utilise la métaphore du corps pour élaborer la structure narrative du projet numérique. Chacun des work-in-progress exploite un aspect différent de la nature humaine. Jusqu’à aujourd’hui le collectif d’artistes aura travaillé sur le coeur, la circulation, la voix et la mémoire du monument. L’intention du projet reprend l’idée de la figure techno-mythique que Dona Haraway proposait dans son essai Cyborg Manifesto c’est-à-dire, la construction d’un système hybride constitué d’espaces réels, virtuels, domestiques, économiques, publics, politiques et subjectifs lesquels interreliés par les réseaux d’information et les technologies numériques se fusionnent dans une forme encore insaisissable. 

Dans la présentation du 26 octobre 2002, qui aura été présenté dans le cadre de SIGNAUX organisé lors de la rencontre annuelle du Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ) au 3e Impérial1, le dispositif mis en place pour la présentation du Monument du vide est composé d’un immense écran en forme de demi ovale qui permet aux visiteurs de se sentir entourés par les images en provenance des autres points du réseau. Des haut-parleurs ont été placés à l’extérieur de cette enceinte pour permettre la diffusion des sons qui seront envoyés tout au long de la journée par les artistes dispersées sur le vaste territoire. Léonie Clermont et Marie-Christiane Mathieu (auteure du texte), sommes installées dans ce lieu. On voit projeter sur notre écran l’image en provenance de Hull où sont installées Andrée Préfontaine et laura jeanne lefave. Grace à leur webcam, on voit qu’elles aussi ont aménagé leur espace pour le public réel. Elles projettent les images des différents points du réseau sur un grand écran dans le studio multimédia de Daïmõn2. On sent la grandeur du lieu par l’envergure de la projection, la hauteur du plafond et la proportion de leurs corps. L’espace est vaste. Tout au long de la journée, on apercevra des visiteurs circuler dans leur espace. On verra les deux artistes expliquer au public ce qu’elles font et ce qu’est le projet du MdeV. 

On voit sur une autre fenêtre Gabriela Golder à Cologne. Elle est chez elle et plie des vêtements devant la caméra. Puis elle joue avec des images découpées et crée des effets d’anamorphose qu’elle saisit avec sa webcam. Elle termine sa participation par un repas à la chandelle avec des amis. Tout comme pour Julie Lapalme et Stéphanie Lagueux installées au Studio XX3, Élisabeth Mathieu à Presse Papier4 recevra peu de visiteurs. Mariela Yeregui installée à Barcelone restera invisible. Elle nous écrira en utilisant l’interface de clavardage et nous fera parvenir beaucoup d’images et de séquences vidéo. Tout au long de la journée, ces artistes se concentreront sur la production visuelle, sonore et interactive qui constitue la trace unique de l’événement et le matériau de base dans la formation du Monument du vide. 

Cette trans-apparence, cette vision trans-écran perce la nature opaque de ce qui nous sépare pour ouvrir sur le décor des autres. Ces fenêtres révèlent aussi d’autres espaces, ceux des cyberpromeneurs qui interviennent dans les actions et les conversations entre les artistes. Dans certains cas, on voit qu’eux aussi aménagent et organisent leur environnement. Certains cyberpromeneurs, témoin de cette activité du Monument du vide passent des commentaires de surprise sur ce qu’il voit. Ce qui étonne dans cette mise en réseau est l’effet qu’ont les dispositifs de Daïmõn et du 3e Impérial sur ceux-ci. Ces internautes voient par leur fenêtre la même chose que les artistes. Ils sont témoins des activités et des échanges qui ont court. Ils passent des commentaires et posent des questions.

Il y a dans ces fenêtres projetées sur l’écran du 3e Impérial des actions parallèles et convergentes. Le dispositif reçoit et rassemble tous ces espaces dispersés : ceux des artistes, ceux des internautes, celui de l’oeuvre qui est en train de se faire et finalement, celui des visiteurs réels qui déambulent à l’intérieur de l’enceinte lumineuse. Ce dispositif soulève une question qui se rapporte à la structure architecturale de l’espace que nous habitons. Étudiée autour des valeurs de temps, d’histoire et de connaissances, l’architecture, comme nous l’avons toujours connue, ordonne, protège et encadre les individus. L’architecture mise sur la pérennité, sur la résistance et la durabilité du matériau, bref sur la monumentalité de notre histoire. 

En revenant alors du côté réel, du côté du lieu et du temps historique, celui du 3e Impérial où se déploie le Monument du vide, nous espérons faire vivre au public cette fusion des lieux que nous expérimentons. En découvrant l’architecture intérieure de l’oeuvre, celle du réseau, nous ressentons fortement le clivage de l’architecture qui nous abrite. Nous transformons malgré nous l’architecture que nous habitons, la réelle, celle où nous avons installé nos écrans et nos projecteurs en une machine d’exclusion. Nous constatons que les visiteurs entrent dans s’enceinte sans jamais vraiment pénétrer ou comprendre ce qui se passe. En voyant les visiteurs entrer dans l’enceinte que nous avons érigée, Gabriela Golder installée à Cologne demande : Qui sont tous ces gens? Alors que nous faisions une mise en espace pour le public réel, c’est celui des internautes qui réagit. Alors que nous voulions intéresser le public sur place en élevant des écrans et en rendant les espaces de chaque artiste visibles, c’est le public qui arrive par en dedans qui se manifeste. Les cybervisiteurs deviennent visiblement le public potentiel. Ils posent un regard sur nos installations, nous sentons alors qu’un échange est possible. 

Dans l’expérience que nous vivons, l’architecture que nous habitons est retournée comme un gant vers l’extérieur. L’intérieur c’est le réseau et l’extérieur est l’espace réel où déambulent les visiteurs. Cette condition intérieure et extérieure est forcément induite par les modes différents de communication. En 1996, Marcos Novak écrit « Maintenant que l’image cinématographique est habitable et interactive, nous avons définitivement traversé les limites du réel et du virtuel » (traduction de l’auteure). Mais comment faire traverser le regardeur dans le virtuel et comment l’amener à vivre un moment d’inclusion?

Dans l’expérience du Monument du vide, l’artiste se voit malgré elle investie d’une mission supplémentaire, celle de faciliter ce passage entre ce qui est extérieur et ce qui est intérieur. Elle doit alors opérer une transition de son rôle de co-auteur à celui d’animatrice culturelle, ce qui ne semble pas évident à faire. Dans cette volonté de trouver l’esthétique du Monument et sa forme, le dispositif doit permettre une meilleure ouverture et le rôle de l’artiste comme co-auteur et producteur de l’oeuvre doit alors être repensé.

Nicolas Bourriaud (Bourriaud, 1998) explique que la forme naît de la déviation et de la rencontre aléatoire d’éléments tenus jusqu’alors en parallèle. Les « composantes forment un ensemble dont le sens « tient » au moment de leur naissance, suscitant des « possibilités de vie » nouvelles ». En citant Serge Daney, Bourriaud écrit : « toute forme est un visage qui nous regarde » (Bourriaud, 1998). Le visage de l’autre qui apparaît dans la dimension du dialogue.  Dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, George Didi-Huberman pose cette question : « Qu’est-ce qu’un volume porteur, montreur de vide (…) et comment faire de cet acte une forme – une forme qui nous regarde? » 

Et il répond plus loin : « Les images de l’art savent en quelque sorte compacifier ce jeu (…) et dès lors elles savent lui donner un statut de monument, quelque chose qui reste, qui se transmet, qui se partage (fut-ce dans le malentendu). » (Didi-Huberman, 1992)

Car dans le dispositif mis en place au 3e Impérial, il s’agissait bien de régler ce malentendu, du moins de répondre à l’attente du public réel qui voulait comprendre. En constatant que le dispositif ne facilite pas l’inclusion, il faut alors reposer la question du visiteur et voir jusqu’à quel point l’art réseau doit considérer celui-ci dans la structure de ce qui se fait et de ce qui est à voir…

Notes

[1] Le 3e Impérial, centre d’essais en arts visuels, Granby (Québec).

[2] Daïmõn, centre de production photo-vidéo-nouveaux-médias, Hull (Québec).

[3] Studio XX est un centre d’arts médiatiques et de ressources multimédia pour
femmes, Montréal (Québec).

[4] Presse Papier, atelier de gravure Trois-Rivières (Québec).

Bibliographie

– Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Presse du réel, Paris, 1998, 128 p.

– Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les éditions de minuit, Paris, 1992, 208 p.