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Cyberthéorie

Les effets synesthésiques de la danse dans les scénographies multimédias

Dans les scénographies multimédias pour la danse, les corps des danseurs évoluent dans des environnements constitués d’images projetées, desquelles ils se détachent ou auxquelles ils se fondent. Du point de vue de la perception visuelle, la distinction catégorique entre le corps et l’image importe peu; tout ce qui s’imprime sur la rétine de l’œil est une image, sans égard à sa source. Au niveau élémentaire de la perception visuelle, ce qui compte d’abord est la stimulation des photorécepteurs de la rétine ainsi que la perception des contours, ce qui permet de distinguer la figure du fond. 

Depuis des siècles, le spectateur assistant à une représentation théâtrale ou au ballet observait les interprètes évoluer devant un fond fixe. Au XXe iècle, les projections cinématographiques, capables de donner l’apparence de mobilité au fond, sont assez rarement intégrées au spectacle théâtral, pour des raisons qui nous semblent aujourd’hui partiellement fondées sur des dogmes. En effet, à l’ère des grandes idéologies modernistes, on se gardait généralement d’associer le théâtre au cinéma, genre mineur, pour ne pas dire vulgaire, dans l’esprit de certains. D’une part, l’autonomie des disciplines artistiques importait considérablement et, d’autre part, le théâtre était essentiellement centré sur le texte, le reste étant contingent. Dans les faits, le théâtre est depuis toujours un art de la rencontre des disciplines, et le texte n’en est pas nécessairement une composante primordiale. Théâtre, danse, performance, danse-théâtre, opéra, théâtre de l’image : ces catégories apparaissent aujourd’hui comme étant plus ou moins arbitraires, leur maintien répondant davantage à des impératifs administratifs, promotionnels et financiers qu’artistiques.

Les premières rencontres du cinéma et du théâtre se sont surtout produites dans des spectacles de genre mineur (vaudeville, revue, féerie) et sont contemporains de l’apparition du cinéma1. Les premiers films furent souvent présentés dans le contexte du vaudeville, qui ne survivra d’ailleurs pas au septième art. Les projections cinématographiques sont incluses dans les années 1920 dans des représentations théâtrales destinées au prolétariat, que ce soit chez les constructivistes russes, notamment avec Vsevolod Meyerhold2, ou du côté de la gauche allemande, principalement avec Erwin Piscator3. Walter Gropius se remémorait ainsi l’utilisation des projections par Piscator :

« Dans ses mises en scène, Piscator s’est servi du cinéma, de façon géniale, pour renforcer l’illusion de la représentation scénique. J’ai accordé un grand intérêt au fait que Piscator exigea de voir disposés partout des surfaces et des appareils de projection, car le procédé de la projection lumineuse m’apparaît comme la technique la plus simple et la plus efficace parmi tous les dispositifs modernes. »4  

En 1910, les signataires du Manifesto tecnico della pittura futurista (Boccioni, Carrà, Russolo, Balla et Severini) estimaient que le dynamisme universel devait être rendu en peinture en tant que sensation dynamique. Les futuristes cherchaient à libérer le théâtre de la tyrannie du texte et de la psychologie des personnages, et appréciaient l’apport de l’art cinématographique en termes de dynamisme lumineux. Arnaldo Ginna réalisa en 1916 le premier film futuriste, Vita Futurista, auquel aurait participé Loïe Fuller avec sa Danse de la splendeur géométrique. Cette nouvelle sensibilité esthétique s’affirme aussi avec les constructivistes Naum Gabo et Anton Pevsner qui affirmaient dans leur Manifeste réaliste de 1920 que le rythme cinétique, nouvel élément des arts plastiques et picturaux, est la forme fondamentale de notre perception du temps réel. Les conventions scénographiques héritées de la Renaissance s’avèrent de plus en plus insatisfaisantes pour les réformateurs du théâtre, au parfum des nouvelles conceptions scientifiques et des innovations technologiques. Jacques Polieri écrivait en 1963 :

« Mais l’image projetée qui d’abord déborde du cadre de scène à l’italienne et semble vouloir envahir la salle même paraît ensuite comme résorbée par le rectangle. Il faudra attendre ces toutes dernières années et les possibilités récentes de diffusion du son et de l’image pour assister à des tentatives qui signifient la redécouverte d’un ordre fonctionnel. »5

Dans les années 1980, on retrouve souvent des téléviseurs ou moniteurs vidéo sur scène, produisant un effet d’étrangeté, voire de distanciation brechtienne (Verfremdungseffekt), car les images affichées sur écran cathodique sont d’abord associés à leur support et à leur format, issu d’un contexte extra théâtral. En d’autre mots, ce qui fait signe (et persiste!) alors, c’est l’objet en forme de boîte, chargé de connotations relatives à la banalité du quotidien et des mass media électroniques. Pour des raisons analogues, la vidéographie et l’installation vidéo avaient mis un certain temps à se faire admettre au musée. Le postmodernisme a cependant rendu acceptable, voire convenu, le mélange des genres, l’impureté n’offusquant pratiquement plus personne. Tout cela a certainement contribué à l’apparition de nouvelles esthétiques à la scène, notamment au «  théâtre des images ». En 1987, Cahiers de théâtre Jeu proposait un numéro intitulé «  « Théâtre et technologies »: dossier consacré à la médiatisation actuelle du théâtre (« la scène peuplée d’écrans ») »6. À partir des années 1990, les projections d’images en mouvement deviennent courantes au théâtre, à l’opéra et en danse, la raison principale étant que les dispositifs sont devenus suffisamment abordables, répandus, et légers. Depuis la mise en marché du Portapak© de Sony en 1967, la technologie vidéographique devient beaucoup plus démocratique et conviviale que la technologie cinématographique.