Que penser d’un homme qui marche avec un révolver Beretta 9 mm dans les rues les plus fréquentées du centre-ville de Mexico ? Des lunettes de soleil cachent le regard de ce personnage insolite qui vient troubler la vie quotidienne des passants. Vêtu d’un veston au col relevé qui lui donne un air méfiant, ce personnage inquiétant se déplace hâtivement, le poing serré sur l’arme à feu. Les passants, en voyant cette scène, restent stupéfiés par ce personnage qui semble sorti d’un thriller de Robert Rodriguez ; il peut être un psychopathe, un criminel, peut-être un narcotrafiquant qui va régler ses comptes avec un adversaire. Ce qui est certain c’est que cet homme a une cible, un destin à accomplir qui, vu son révolver et sa mine décidée, peut finir en catastrophe.
Nous sommes en novembre 2000, Francis Alÿs réalise une de ses démarches artistiques, sans aucun doute la plus risquée qu’il ait accomplie jusqu’à maintenant. Re-enactments est le nom de cette audacieuse action qui lui a pris douze minutes avant que la police ne le neutralise en plein cœur du centre-ville, pas loin du Zócalo, dans une des zones commerciales et touristiques les plus importantes de la capitale mexicaine. L’action a été filmée par le vidéaste Rafael Ortega.
Pourtant, la performance ne s’arrête pas avec l’arrivée de la police qui le soumet sans résistance en quelques secondes et l’entraine dans la patrouille qui part à toute vitesse avec la sirène en marche. Non seulement Francis Alÿs se voit acquitté du port d’arme dans la rue ce qui est illégal au Mexique et d’avoir perturbé l’ordre public, mais il obtient la collaboration des policiers eux-mêmes pour faire un remake de cet évènement performatif qui est de nouveau filmé par Rafael Ortega. L’homme qui était un meurtrier potentiel se voit assisté par les policiers qui, après l’avoir capturé, jouent, tels de véritables acteurs d’un soap opera mexicain, le pastiche de leur intervention sur la scène. L’objectif de l’artiste était d’exposer la répétition de la « scène originale » et de sa « mise en scène » sur un écran vidéo pour confronter les deux actions simultanément. Difficile de juger dans de telles circonstances médiatiques quel est l’incident réel et lequel est fictif. Selon l’historien de l’art Thierry Davila, il s’agit d’un geste qui « exacerbe les rapports entre le symbolique et le réel » qui confond les limites de l’art négociées entre la réalité et la fiction (Davila, 2002 : 79). Re-enactments est bien cela : la répétition de deux images vidéo dans le même écran qui mettent en évidence la double négociation esthétique et juridique de l’œuvre avec ses propres limites.
Les limites de l’art
L’art a souvent voulu négocier ses propres limites. Francis Alÿs n’est pas le premier artiste à prendre le risque de franchir les bornes entre la réalité et la fiction. Suffisamment connue est la scène de la roulette russe jouée en 1964 par Serge III Oldenbourg qui introduit une cartouche dans le barillet d’un révolver et, après l’avoir fait tourner plusieurs fois, pointe le canon sous son menton pour presser la détente et constater qu’il n’est pas mort, dans la performance Roulette Russe. Ou encore la scène où la balle traverse le bras du jeune artiste Chris Burden qui se fait tirer dessus par un collègue avec une carabine dans la performance Shoot en 1971. Selon Paul Ardenne, ce sont des actes de création “extrême” qui cherchent à dépasser constamment les frontières éthiques de l’art pour pousser ces limites au-delà de l’acquis (Ardenne, 2006 : 13). Mais, pendant que Serge III Oldenbourg et Chris Burden assument une violence dirigée sur leur propre corps, tel un acte de défi personnel, Francis Alÿs assume un acte de violence où il risque sa vie, mais sa cible est la transgression de l’ordre public.
Le caractère extrême du geste de Francis Alÿs expose avec une crudité inouïe la corruption, la facilité de la transgression des lois tout comme la facilité des négociations louches, arrangées directement sous la table, entre les autorités et la société face à un système judiciaire non seulement complaisant, mais trop souvent compromis. Dans un article publié dans la revue montréalaise Parachute dédiée à l’art contemporain mexicain, le critique d’art Cuauhtémoc Medina désigne ce dispositif souterrain de négociation comme “zones de tolérance” qui délimite l’ambigüité du système légal qui n’est pas appliqué au pied de la lettre, mais négocié en sous-main (Medina : 2001, 49). Tout comme Serge III Oldenbourg et Chris Burden, Francis Alÿs pousse à l’extrême les limites de l’art mettant en danger son propre destin, mais à la différence de ces deux derniers, il expose ces zones légalement turbulentes.Toutefois, cet espace interstitiel entre la légalité et l’illégalité met aussi en évidence les limites de l’action des citoyens qui ne dénoncent même plus cette corruption par peur ou manque de confiance dans l’administration judiciaire. Cette ambivalence qui traverse la société créée une nouvelle dynamique sociale qui s’inscrit dans l’espace urbain à travers une corruption tolérée pour régler aussi bien de petits problèmes de la vie quotidienne comme des délits majeurs.
Le temps calculé de la violence
Dans le contexte antérieur au 11 septembre 2001, douze minutes était le temps qu’un homme armé disposait pour perturber l’espace public au cœur de la capitale mexicaine avant d’être arrêté par la police. Conjoncture sociale qui a depuis énormément changé, comme le dit l’historienne de l’art Annie Gérin « Il faut aussi reconnaître que, après 9/11, il est devenu plus difficile que jamais de penser des généralités sur la conception et usages de l’espace public » (Gérin, 2009 : 8)1. Mais, encore, douze minutes représentent le temps calculé au Mexique avant l’éclatement de la guerre contre les cartels de la drogue déclarée par le président Felipe Calderón au début de son mandat en 2006. Après une prise de pouvoir contestée pour avoir remporté les élections avec un écart douteux de 0,58% dans le résultat final contre le candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador2, Felipe Calderón entreprend une politique de légitimation de son gouvernement basée en grande partie sur l’action militaire. Son principal objectif est contre les cartels de la drogue qui se disputent le contrôle du marché national et de la distribution aux États Unis, sans savoir qu’il allait ouvrir la boite de Pandore de la violence. Dépassé par le pouvoir accru des narcotrafiquants qui profitent de la pauvreté pour recruter de très nombreux jeunes, le président se voit obligé d’envoyer dans les rues l’armée mexicaine pour reprendre le contrôle de nombreuses régions du pays. Loin de mettre fin aux activités des cartels, la véritable guerre qui s’en suit ouvre la voie à de violentes luttes intestines qui touche directement la société civile. La violence qui en a résulté a fait plus de 88 mil 361 morts selon les dernier sondages parmi lesquels des civils et des enfants au cours du sexennat de Felipe Calderón (2006-2012)3.
Dans le contexte politique actuel, il est probable que l’action risquée de Francis Alÿs aurait pris un autre tournant et il aurait été neutralisé en moins de temps avec beaucoup plus de violence. Cette supposition loin de souligner l’efficacité de l’armée mexicaine, met en évidence l’insécurité actuelle dans laquelle vivent les citoyens. Au temps de sa réalisation Cuauhtémoc Medina affirmait que « cette œuvre n’aurait pu être réalisée nulle part ailleurs » à cause de ces zones de tolérances qui permettent de négocier la lois sous la table (Medina, 2001 : 48). Mais le fait qu’aujourd’hui elle ne soit plus envisageable dans le même endroit est, ironiquement, la constatation de la recrudescence de la violence dans le pays. La scène artistique mexicaine s’ajuste à une société marquée par la présence militaire dans les rues, tout comme par les actions belligérantes d’une délinquance accrue qui, sûre de sa force, utilise l’espace public à sa propre convenance. Cette géographie de la violence s’inscrit à travers une esthétique qui rend compte de ce territoire constamment négocié sous la table à laquelle participent, directement et indirectement, les entités gouvernementales, la délinquance organisée à tous les niveaux, tout comme de nombreux citoyens qui s’adaptent pragmatiquement à ce mode d’opération.
Aujourd’hui l’action de Francis Alÿs prend une ampleur distincte car la violence a atteint des limites extrêmes. Douze ans après, les douze minutes du geste original de Francis Alÿs pistolet en main dans les rues de la ville de Mexico ne mesurent plus le contexte social de la réalité mexicaine contemporaine. Cela signifie qu’un décalage s’est produit entre la réalité et la fiction. Toutefois, ce décalage expose les transformations de cette géographie de la violence qui a voulu prévenir la guerre au moyen de la guerre elle-même, comme le laissait entendre Michel Foucault dans « Surveiller et punir ». Dans ce sens, l’impossibilité de répéter ce geste audacieux en dit beaucoup sur la conjoncture politique que traverse le Mexique. Re-enactments est une stratégie artistique qui prend dans le contexte actuel une nouvelle dimension qui montre comment l’art contemporain mexicain se boute contre les limites de son propre territoire d’action.
Notes
[1] Traduction libre de l’auteur de l’original en anglais : « We must also recognize that, after 9/11, it has become more difficult than ever to think in generalities about the conception and uses of public space » (Gérin, 2009 : 8).
[2] L’Institut Fédéral Électoral (IFE) du Mexique accorde le triomphe de la présidence à Felipe Claderón avec un écart de 0,58 % ce qui représentent 243,934 votes. Voir à ce sujet : http://www.cerium.ca/Le-choix-du-Mexique-Un-long.
[3] Ces chiffres correspondent à l’Indice des Victimes Visibles et Invisibles (Índice de Víctimas Visibles e Invisibles – IVVI) élaboré par l’organisation México Evalúa en 2012. Voir à ce sujet l’article du journal mexicain Proceso :
http://www.proceso.com.mx/?p=309572.
Bibliographie
– Ardenne, Paul, Extrême. Esthétique de la limite dépassée, Paris, Flammarion, 2006, 480 p.
– Davila, Thierry, Marcher, Créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art contemporain de la fin du XXe siècle, Paris, Editions du Regard, 2002, 200 p.
– Foucault, Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1972, 319 p.
– Gérin, Annie, « Introduction: Off Base », Dans Annie Gérin et James S. McLean, Public Art in Canada. Critical perspectives, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 3-21.
– Medina, Cuauhtémoc, « Zones de tolérance : Teresa Margolles, SEMEFO et (l’)au-delà..», Revue Parachute, vol. 104, 2001, p. 31-53.