La production artistique contemporaine de l’Amérique latine présente un large éventail d’avenues sémantiques et morphologiques. Ce constat enjoint de scruter les contacts, les échanges et les emprunts qui ont lieu entre un grand nombre de cultures habitant ce territoire, et entre ces cultures et le reste du monde. L’art latino-américain et son berceau postcolonial reflètent à tort l’image d’une production et d’une région que l’on présuppose « uniformes ». Dans les faits, ce portrait ne serait qu’un mirage qui efface non seulement les différences, mais aussi les contradictions et les inégalités qui jalonnent ce vaste chantier humain, culturel et artistique. La pluralité de l’univers visuel de cette région accentue, en conséquence, la complexité à définir ce que nous entendons par « art latino-américain » aujourd’hui. L’hétérogénéité de cet art, loin d’en constituer une condition à éclipser, serait son plus inestimable atout.
Ce dossier thématique, intitulé Hétérogénéité de l’art contemporain latino-américain : contextualisation des arts médiatiques1 et dont nous proposons une première partie dans ce numéro, touche à des aspects spécifiques de cet art on ne peut plus disparate. Dans ce sens, les réflexions menées ici risquent de briser l’homogénéité apparente de la notion d’art latino-américain. De plus, les textes que nous présentons se gardent de réduire l’analyse à l’illustration de récits locaux. Si une œuvre d’art réfère à un ensemble précis de problématiques, elle peut aussi se rapporter à des situations semblables dans d’autres contextes géographiques. L’art des « Latinos » ne renvoie pas, de la sorte, à une forme de représentation, mais plutôt à une façon de structurer et de fracturer les médiums, les thématiques, les techniques et les catégories artistiques. En outre, la plupart des auteures qui participent à ce dossier, bien qu’originaires du Mexique et de Cuba, demeurent en Amérique du Nord. Leur situation géographique teinte évidemment le regard qu’elles portent sur l’art du « Sud ». Cet aspect reflète une réalité spécifique à cette zone : un grand nombre de critiques d’art et d’artistes d’origine latino-américaine travaillent et vivent en Europe ou en Amérique du Nord. Par conséquent, la mondialisation ainsi que les nouvelles technologies de l’information démentent la prétendue unicité de l’Amérique latine, en outre de rendre la notion de communauté imaginée de Benedict Anderson (1983) d’une actualité renversante.
Nous avons organisé cette première partie du dossier autour de deux axes de réflexion. Le premier axe examine la place de l’art de l’Amérique centrale dans la notion d’art latino-américain. L’historienne de l’art et commissaire d’exposition Veronica Sedano Alvarez interroge la construction des frontières de l’Amérique latine en retraçant les origines et l’évolution de sa nomenclature (Indes, Indes occidentales, Amérique, Amérique latine). Elle arrive à la conclusion que ce concept est aussi ambigu que le territoire auquel il s’identifie et se réfère. À la lumière de ce constat, Sedano Alvarez s’attarde sur l’omission de la production artistique de certains pays de l’Amérique centrale (Guatemala, Honduras, El Salvador, Nicaragua, Costa Rica, Belize et Panama) dans la bibliographie traditionnelle sur l’art de l’Amérique latine.
Les contributions du deuxième axe abordent l’état de l’art contemporain et des nouvelles technologies au Mexique et à Cuba, deux pays dont les contextes se distinguent historiquement dans le panorama des arts en Amérique latine. À partir de l’analyse d’une intervention de l’artiste Francis Alÿs, l’historienne de l’art Nuria Carton de Grammont explore la présence de la violence et de la militarisation de l’espace public dans le contexte politique actuel. La performance Re-enactements (2000) canalise une critique sociale en dénonçant le système légal et les transgressions de la loi au Mexique.
Le texte d’Analays Alvarez Hernandez et d’Anelys Alvarez Muñoz, également historiennes de l’art, clôt ce deuxième axe de réflexion.Elles se penchent sur le Salon d’art contemporain cubain qui agit à titre de témoin de l’évolution des médiums d’expression et de la consécration de l’art vidéo dans le contexte de cette île des Caraïbes. Les auteures se concentrent sur les controverses qui entourent l’orientation thématique de ce salon, quelque peu à l’image des rendez-vous planétaires du même type, ainsi que sur les œuvres qui « émigrent » entre les mains de marchands et collectionneurs étrangers, phénomène qui n’est pas d’ailleurs exclusif à Cuba.
Nous proposons à la toute fin le portfolio de Claudia Bernal, artiste d’origine colombienne résidant à Montréal depuis une vingtaine d’années. Cette présentation donnera un aperçu de sa démarche de vidéaste, avant de vous livrer, lors du deuxième volet de ce dossier, l’entretien qu’elle a accordé à l’historienne de l’art et commissaire d’exposition Mariza Rosales Argonza.
En somme, tout en ouvrant un espace de visibilité et de réflexion pour déconstruire la notion d’art latino-américain, les contributions rassemblées ici visent à mettre en relief sa complexité, en plus de questionner le mythe de son unicité et de l’immuabilité de ses frontières à l’ère de la mondialisation et des nouvelles technologies. Le critique d’art et commissaire indépendant d’origine cubaine Gerardo Mosquera (2010) considère que l’art des « Latinos » a réussi à pénétrer aujourd’hui, comme jamais auparavant, le circuit traditionnellement réservé aux pays d’Europe et d’Amérique du Nord, au point de devenir une référence incontournable dans la sphère de l’art contemporain.
Le deuxième volet de ce dossier, qui sera publié dans le prochain numéro, prolongera les réflexions sur l’hétérogénéité et les territoires de cet univers visuel en constante redéfinition.
Notes
[1] Ce dossier s’inscrit dans la continuité d’une journée d’étude éponyme, tenue en 2011 au Centre interuniversitaire de recherche sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT).