Aller au contenu

Fragments archéologiques

Sous forme d’extraits de journal de bord, les écrits suivants exposent divers temps forts des étapes préparatoires théoriques, technologiques et pratiques. Cette posture phénoménologique d’écriture à la première personne s’apparente à l’approche favorisée par Claire Petitmengin dans un article intitulé « L’énaction comme expérience vécue ». Elle s’interroge sur la pertinence du point de vue en « première personne » en regard de la théorie de l’énaction de Varela (2006, 29-30). Pour Petitmengin, il ne fait aucun doute que la nouvelle génération de chercheurs gagnera à lever « l’interdit qui empêchait jusqu’à présent le chercheur de faire référence à l’expérience vécue, et à former une nouvelle génération de chercheurs experts dans les techniques d’investigation en première personne » (p. 92). 
Tout d’abord, bon nombre de discussions par skype portent sur des notions philosophiques de Deleuze, dans la foulée de Leibniz et de Foucault, puis sur les notions du corps architectural d’Arakawa et Gins.

Autour de concepts leibniziens par Gilles Deleuze

Dôme, 22 octobre 2012, photo Nathaniel Stern

• Échange Skype, le 31 mars 2012. 
La discussion s’inspire de notre lecture préparatoire des chapitres « La perception dans les plis » et « Les deux étages » de l’ouvrage Le Pli. Leibniz et le baroque de Gilles Deleuze (1988). Nos échanges portent sur son approche des concepts leibniziens du XVIIe siècle tels que monade, force primitive et force dérivative… Une notion fait saillance pour moi : le vinculum. Ce terme latin, qui marque un retour aux sources, évoque une « paroi réfléchissante » (p. 150), une membrane, une frontière. Près de quatre siècles plus tard, quel sens prendra le terme vinculum dans le contexte de la membrane semi-sphérique de la SATosphère?

Dôme, photo SAT

Pour Deleuze : « le vinculum traite ses variables dans un effet de foule et non dans leur Individualité : d’où le passage de l’optique à l’acoustique, ou du miroir individuel à l’écho collectif, les effets de murmure et de grouillement renvoyant à ce nouveau registre acoustique » (p. 150-151). Cet effet de foule qui subsume l’individualité annonce non seulement le croisement des techniques reliées à la sensori-motricité et à la perception, mais la contamination positive des individualités dans un registre collectif. En outre Deleuze relève d’autres caractéristiques du vinculum sur le plan métaphysique : « N’opérant que sur les âmes, le vinculum opère donc pourtant un va-et-vient de l’âme au corps et des corps aux âmes (d’où les empiètements perpétuels des deux étages) » (p. 162-163). Ces deux étages évoquent métaphoriquement la rencontre de l’individuel et du collectif. D’un point de vue architectural, le dôme domine le bâtiment auquel on accède par un escalier reliant les trois étages. Le groupe poursuit la discussion beaucoup plus substantielle que ces brèves évocations. 

• Le lendemain, j’inscris ceci au babillard électronique: 
Actually in transition from my phase relation/non-relation to immersion in the emergence. Cette expression, plus exactement « relation of-nonrelation », de Brian Massumi (2011) éclaire le processus de transformation en cours. En effet, la discussion de notions théoriques en vue d’un atelier création du style Immersion-Émergence ne va pas de soi. D’une part, le cumul de tensions crée un mouvement de forces qui rencontre de la résistance. De l’autre, les textes philosophiques suggérés sont denses et complets en eux-mêmes. Comment tisser des passerelles avec la recherche-création en germination? 

Curieusement la discussion, qui entremêle divers niveaux plus personnels, permet d’élargir les horizons de l’espace créatif. Alors que je ne me sentais pas encore connectée à la démarche, paradoxalement les efforts personnels et collectifs pour tirer des lignes de sens créent un sentiment global de relation qui succède à mon état précédent de non-relation. Cet état de situation trouve un écho intéressant et éclairant dans cette affirmation de Massumi : « The paradox of relation can be summed in the term relation-of-nonrelation. Elements contributing to an occurrence come into relation when they come into effect, and they come into effect in excess overthemselves » (2011, p. 20). Ainsi l’énergie véhiculée par le choc des idées occasionne un certain excès, qui suscite une reconfiguration des éléments, entraîne des avancées du sens et, à des instants précis, des résonances fécondes. Ces saillances, qui flottent dans l’entre-deux un certain temps, se fraient une entrée vers notre prégnance, telle une affordance échelonnée sur des mois. La lecture suivante en vue de la prochaine discussion poussera l’exploration plus loin.

Discussion autour de concepts foucaldiens par Gilles Deleuze

Into the Midst | Immersion ≈ Emergent, safe/cold, single channel video, 45sec. By Hannah Buck (2012). Video courtesy of the Artist

• Échange Skype, le 14 avril 2012. 
Cette fois-ci le partage porte sur le Foucault de Deleuze (2004), notamment les chapitres : « Les stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (Pouvoir) » et « Les plissements ou le dedans de la pensée (Subjectivation) » (p. 77 à 130). Le brassage d’idées amorce pour ma part une réflexion interminable. 

Que signifie le dedans? Que signifie le dehors? Comment les définir, les distinguer et les relier? Le dehors existe par rapport à quel dedans et vice versa? En outre, qu’est-ce qui est intérieur, qu’est-ce qui est extérieur? Dans cette perspective, le vinculum ne correspond-il pas à une interface? On tente tant bien que mal, en tout cas pour ma part, d’articuler la dualité intérieur-extérieur. Peut-être pouvons-nous procéder avec les énoncés et les visibilités, comme le suggère Foucault. Articuler des points de passage entre parler et voir. Articuler des stratégies et des strates. Suivre la progression des forces dans l’aperception des formes. Les voir apparaître et disparaître ou se dissoudre. 

Que propose Deleuze? 
« Il faut distinguer l’extériorité et le dehors. L’extériorité est encore une forme, comme dans “L’archéologie du savoir”, et même deux formes extérieures l’une à l’autre, puisque le savoir est fait de ces deux milieux, lumière et langage, voir et parler. Mais le dehors concerne la force : si la force est toujours en rapport avec d’autres forces, les forces renvoient nécessairement à un dehors irréductible, qui n’a même plus de forme, fait de distances indécomposables par lesquelles une force agit sur une autre ou est agie par une autre » (p. 92). Au bout du compte ressurgit la résistance que l’interpénétration des forces humaines et non humaines traverse, que l’angle de choc réoriente ou que les non-rencontres, ces champs parallèles, laissent errer sans langage commun ni adhésion. Il en résulte des fluctuations énergétiques et sensibles qui dessinent leur propre diagramme en tant que technique d’existence (Massumi, 2011, p. 87-104) vivante et vivifiante.

• Le 15 avril, j’inscris sur le babillard ce qui suit dans un anglais approximatif: 
If inside is the nest, outside the flesh, what’s in between? Flesh as chiasm, nest as a space of germination. Inside or interior? When inside, we are physically in there, when interior, it could be inside of anything or anybody. When outside, we are elsewhere, in a different space, at the same time still being inside ourselves. But we might be inside, if connected when and where the actualization of the virtual happens. Between the nest and the flesh, there might be a window, a floor or a dome. What if? When in process, the dome covers and filters. When we look at it, we see apparitions in the void, detached from the ground, as the stars in the sky, writing or drawing. Inside the dome is not the opposite of outside, it is a nest virtually fed by chiasm. But is it? We see folds and in them other folds, as an accumulation of strates. But to see them, we must unfold the first one and so on. When looking from inside to the exterior, forces seem to move the vinculum. Inside is a point of being from where outside is the other side of a frontier.

Pour entrer dans l’entité matérielle et architecturale du dôme, il suffit d’écarter une draperie noire. Dès lors on est physiquement « dedans » cet espace, c’est-à-dire à l’intérieur d’un lieu semi-sphérique concave, d’environ 13 m de hauteur et 18 m de diamètre, où huit projecteurs et 157 haut-parleurs servent d’interfaces. Ce qui constitue le « dehors » englobe le reste du bâtiment, se prolonge dans le quartier environnant, l’ancien «Red Light» devenu le Quartier des spectacles. Il se rendra même jusqu’au SenseLab à l’université Concordia, en passant par le gymnase et divers endroits où de petits groupes cuisineront, crochèteront et teindront la corde, où l’on enregistrera le son, captera l’image et orchestrera la production. 

D’autres discussions par Skype auront lieu à une fréquence de deux par mois, de plus en plus orientées vers les besoins matériels et logistiques. Déjà en janvier, un atelier sur le logiciel Spin est offert par la SAT pour nous familiariser avec les principaux paramètres technologiques à maîtriser par les plus technologues d’entre nous. Enfin, les chercheurs, artistes et spécialistes de partout au monde rejoignent ceux qui habitent Montréal. 

Préparatifs pratiques

Into the Midst | Immersion ≈ Emergent arm/crane, single channel video, 1min. By Hannah Buck (2012). Video courtesy of the Artist

• Au SenseLab, Université Concordia, le mardi 16 octobre : première rencontre « officielle ».
Erin nous invite à présenter une autre personne du groupe, agréable manière de casser la glace, puisque certains ne se sont jamais rencontrés « en personne ». Ensuite, elle initie un exercice collectif de crochet qui, en plus de tisser une toile géante en fil blanc, favorise les points de contact. Le soir, on cuisine en rouge chez Erin et Brian. Nathaniel partage avec nous son art de créer des images avec un numériseur. Je tente de capter les contrastes poivre et sel de la chevelure de Brian, auxquels l’intensité lumineuse ajoute divers coloris. Ce sera un punctum de voir toutes ces images numérisées sur les parois du dôme.

Chevelure numérisée par Louise Boisclair, 16 octobre 2012, photo Nathaniel Stern

Par la suite on crochète et enregistre son et image à la SAT, à l’intérieur, à l’extérieur, dans les environs ou dans des extensions spatiales dans la ville. Ces microévénements deviendront les  matériaux constitutifs de l’événement public du 22. En définitive, la session de crochet de ce mardi matin inaugure les conditions favorisant l’émergence de l’immersion. Ainsi la nidification prend forme alors qu’une toile crochetée et des supports mobiles ou architecturaux servent de substrat concret et métaphorique. Des captations visuelles, sonores et gustatives s’enchaînent au mouvement libre ou improvisé, filtré par l’appareillage technologique. Les bulles vivantes se frôlent, se frottent, se touchent. Elles se contactent ou se fuient, s’éloignent ou se retrouvent, avant de se perdre à nouveau. 

Les derniers préparatifs

‘Into the Midst’ at SAT :  fall/move, single channel video, 1min 25sec. By Hannah Buck (2012). Video courtesy of the Artist

• À la SAT, le jeudi 18 (extraits). 
Les abeilles butinent. On passe du dedans du dôme au reste de l’étage et du bâtiment. Andrew entreprend l’enregistrement des sons. Patrick travaille le traitement d’une image de framboises. Où trouver un lieu sans parasites sonores? On arrête notre choix à un mini local au sous-sol. Il me demande de participer à l’enregistrement comme à plusieurs autres participants. La joie du jeu me gagne. Je suis dedans! Nos instruments s’accordent. Accroupie devant le micro, je plonge dans cette immersion participative sonore enregistrée. De l’intérieur à l’extérieur, ça donne cette ritournelle, moins les modulations des vocalises : 

Je cours, j’ac/cours, IM/MER/SION É/MER/GEN/TE, É/MER/GEN/CE IM/MER/SI/VE. Je cherche et je trouve à l’intérieur, à l’extérieur. Je cours, j’accours, bis, bis.

Totalement immergée dans l’improvisation, je scande les syllabes, en passant d’une octave à l’autre. Ça y est : déjà fini! C’est le tour des autres. Plus tard, Andrew m’explique. En somme, le traitement sonore qu’il effectuera avec les « patchs » permettra de redistribuer de façon aléatoire les extraits sonores reséquencés. Ils alimentent la performance visuelle et corporelle à l’intérieur du dôme.

• Vers 11 h 45 : mise en commun avec Erin, à la SAT.
J’extrais certains passages de mes notes en espérant qu’elles soient fidèles à la parole échangée. 
Erin expose que :

…le processus de performance dans l’espace met au défi l’idée qu’investir un environnement peut générer un événement
…le mouvement à travers divers aspects de l’architecture crée un « landing site » (Arakawa and Gins, 2002) ou un site de sensibilisation de la conscience
…Il s’agit de voir comment les forces viennent à s’assembler pour activer un complexe d’affects
…All kind of decisions contribute : material, technological, movement, etc.
Puis, Brian précise :
… It becomes a complex of tendancies with dominant ones and crochet, movement serve as anchors 
Une participante souligne l’anxiété que cela soulève, des « pressions sans contenu »
…C’est une abstraction vivante qui alimente un événement  
Un autre rappelle la tradition Fluxus, les happenings, les paramètres généraux et les attracteurs chaotiques.
Erin souligne l’arrière-plan ambiant du dôme: le SenseLab, le parc, les sessions de cooking, de mouvement, de teinture, les prises de son, les captures d’image et leurs interrelations, etc. 
À ce moment jaillit dans mon esprit la métaphore d’un megadôme, une sorte de dôme avec des tentacules qui rattachent les espaces contributifs. J’explique : Dome as such, but also as an attractor, an apparatus, a sort of vinculum, with its connections with the Web and many other spatial sites and the traces left in images, sounds, movement, cooking, etc. So it becomes a megadome as an hyper-sign. 
Erin résume : it’s a dome effect. En terminant, elle souhaite que la recherche-création se transforme en une sorte de machine créatrice de collaboration future.

Durant le lunch, Mahasti me demande de dessiner un mandala : serait-il possible d’écrire les noms de tous les participants? J’exécute un croquis avec les prénoms entrelacés à l’intérieur d’un cercle. Je comprendrai plus tard, que l’écriture multiple et diversifiée dans ce cercle anticipait à sa manière l’entièreté de l’événement en progrès. Une heure plus tard de retour au dôme, je commence un enchaînement de tai chi auquel Émily se joint. Nous apercevons l’ombre de nos mouvements sur les parois. Plus tard cet après-midi, quelques-uns d’entre nous assistent au cours d’Erin à Concordia sur la lecture du “Corps sans organes” de Deleuze et Guattari (1980). C’est alors que la gestalt de l’écriture événementielle surgit. L’écriture est non seulement le média que j’utilise pour tenter de rendre l’expérience de cette recherche-création, elle est le liant générique qui relie le pictural, le scripturaire et le calligraphique, ainsi que le chorégraphique, le sonore et le gustatif, autant d’aspects sensoriels mobilisés par les microévénements et médiatisés par l’appareillage numérique. 

Quel serait le corps sans organes de la recherche-création du SATdôme? 
Un corps à la fois sensible et abstrait, qui se forme et se déforme avec les forces en présence, humaines et non humaines, naturelles et artificielles. Une pratique, un set de pratiques, divers seuils avec une infinité de points d’entrée et de sortie. Un champ vibratoire qui passe, dépasse et repasse. Il se transforme, se médiatise et se métabolise. La pratique de l’écriture expérientielle, c’est une navigation dans le flux qui respire, inspire et expire par le biais de médias rassemblés par le métamédia numérique. La calligraphie déborde des voyelles et des consonnes et inclut tous les codes que le numérique rend compatibles dans le registre humain-matériel-machinique. Ce type d’écriture fait flèche de tout bois. Tel un corps sans organes, « the internal organization of your work become visible », comme le souligne Erin. Ici le travail collectif est vécu singulièrement.

• À la SAT, le vendredi 19, en avant-midi.
Je demande au technicien si le centre de la photo ou de l’image correspond au centre du dôme quand on regarde vers le haut : oui, répond-il. Dès lors, on peut grossir ou réduire, approcher ou éloigner, monter ou descendre, les images et les sons diffusés. On anime l’espace de diffusion de telle sorte que l’image qui tourne donne l’illusion que c’est le plancher qui bouge vers la gauche ou vers la droite, vers le bas ou vers le haut. Il en ressort une dynamique de distorsions perceptuelles sur le plan esthésique.

• En après-midi.
Zila anime une séance de mouvement. Comme je n’ai pas participé aux exercices en gymnase, je compte sur ma pratique de tai-chi pour me fondre dans l’improvisation. Cette répétition à l’intérieur du dôme procède avec la suggestion de mots clés. Ils ont tous un lien de près ou de loin avec la qualité du rapport à l’espace, celui du lieu, celui du corps, celui des autres. Ils favorisent tant le contact et l’écoute qu’un certain mimétisme. De même les sons enregistrés rythment l’allure, certains plus mordants, d’autres plus suggestifs. Quelques-uns nous entraînent, d’autres nous freinent, nous élèvent ou nous enracinent. Curieusement, cet exercice nous fait momentanément perdre le sens de la vision en hauteur du dôme. Nous tentons, telle une course à obstacles, de nous rencontrer ou de nous éviter, de nous toucher ou de nous abandonner. Nous construisons une relation dyadique, triadique ou en petit groupe. S’ensuivent apparition et disparition, frottement et frôlement, accélération et décélération. Des éléments matériels, feuilles métalliques, coussins, boudins, etc. parsèment le sol et provoquent des bifurcations ou encore nous invitent à plonger dans les creux. Avec la vitesse, je perds la sensation de l’extérieur, avec le ralenti, je gagne celle de l’air et des masses corporelles que je touche ou qui me touchent. Lors de cet exercice, le dôme n’apparaît pas dans toutes ses possibilités. On sent plus ou moins ses effets d’oppression ou de libération, dans la mesure où la composition de certaines images semble rabaisser le plafond près de nous, au contraire le surélever. 

Pour boucler les deux jours, nous allons boire et manger. Le lendemain a lieu une rencontre de préproduction. Le dimanche, nous nous retrouvons chez Marie-Pier pour un repas communautaire où Andrew poursuit ses enregistrements sonores. Nous avons tous hâte au lendemain, certains plus appréhensifs que d’autres, pour voir et vivre ce qui émergera de l’événement public.

L’Événement « Ceci n’est pas un spectacle », 22 octobre 2012, de 17 h à 19 h.

• Durant la journée du 22 octobre 2012
Toute la journée, les professionnels de la technologie et du déroulement de la soirée s’affairent pour que fusionnent images fixes, images mouvement, séquences sonores, projection vidéo et distribution aléatoire. Un exercice de crochet s’enclenche afin de maquiller l’escalier et de capturer les visiteurs dans une immense toile qui tisse leur montée jusqu’au dôme. Le rouge domine. On sent une certaine frénésie dans l’air. La technologie va-t-elle fonctionner comme on l’espère? En naviguant, on cherche dans l’espace son espace, le lien avec l’espace du lieu et avec celui des autres.

Dôme, 22 octobre 2012, photo Nathaniel Stern

Peu à peu les visiteurs montent le majestueux escalier, à l’affût de ce qui n’est pas un spectacle. Certains de nous vont à la quête de visiteurs dans le quartier. Dans le hall au troisième étage, les invités trouvent des petites bouchées à savourer, rouges également. Une fois la draperie écartée, ils s’immergent dans le dôme, curieux et intrigués de l’animation audiovisuelle, sculpturale et chorégraphique en cours. On dirait tout à la fois une installation, une performance, un happening. Là une toile d’araignée crochetée sert de canevas relationnel, attractif des corps en déplacement et en quête de sens. Dessus, à gauche, à droite, tout autour, les images évoluent de concert avec les séquences sonores. Plus ou moins de clarté ressort du chromatisme diffusé sur le vinculum: le clair-obscur jaillissant et changeant nous englobe. La polyécriture du corps sans organes s’exécute. Certains visiteurs entrent dans le mouvement collectif. D’autres s’assoient ou s’étendent sur les boudins près des parois ou au centre, selon leur inclinaison. De la succession de microévénements, le macroévénement émergent nous rassemble. Grâce aux experts, la technique fonctionne, les corps se meuvent dans l’espace au rythme des sons et des images. 

Je cours, j’ac/cours, IM/MER/SION É/MER/GEN/TE, É/MER/GEN/CE IM/MER/SI/VE.

Certaines images mouvement attirent notre regard vers la haute portion de la semi-sphère ou au contraire troublent ou bouchent notre vision. Notre perception est tour à tour, éclaircie, assombrie, interpellée par la cinétique paradoxale. À un moment, au sol la tête sur un boudin pour contempler les images, quelqu’un demande : how do you like it? C’est Annette. Je suis vraiment happée par la contemplation du dessus, de cette concavité animée de sons et d’images qui se rapprochent et s’éloignent, s’enchaînent dans une succession d’apparition-disparition. Le dôme devient une sorte de mandala humain-machinique aux parois d’ombres et de lumières, gorgées de formes et de figures. L’écriture multiforme nous encercle dans un espace habité en constante mouvance. Tout un vocabulaire relationnel et interactionnel s’improvise et s’élabore dans l’entièreté du corps sans organes, sous nos yeux et dans nos oreilles, au bout de nos doigts et à travers nos papilles. Brian et d’autres à sa suite se promènent lentement avec le projecteur à piles portatives, qui diffuse sur le sol des extraits de « Architectural Body » d’Arakawa et Gins (traduits en plusieurs langues par les abeilles du SenseLab).

Après-coup, le 14 janvier 2013

INFLEXIONS, Into the Midst, a SenseLab event, 2012.

Au bout du compte, les forces déployées par tous les participants durant les préparatifs ont contribué à l’événement collectif public. Même si l’attention portait davantage sur l’aspect processuel, il n’en demeure pas moins que l’événement public a servi de vecteur d’effort et d’énergie et d’attracteur de résultats insoupçonnés. Depuis, au risque de les mésinterpréter, je métabolise davantage les notions conceptuelles au sein de l’expérience créative, lors de l’actualisation des ramifications virtuelles. 

La compréhension des notions s’enracine dans l’engagement corporel et l’interprétation bénéficie de résonances provenant de divers « sites d’atterrissage » (Arakawa et Gins, 2002) avec lesquels j’entre en contact ou je vois d’autres entrer en contact. Ces saillances dans l’entre-deux se fraient une entrée vers notre prégnance, telle une affordance échelonnée dans le devenir. Ainsi, les verbes écouter et sentir, projeter et toucher, voir et goûter renouvellent leur force évocative. Écouter pour moduler, saisir, interpréter. Sentir pour capter, bouger, évaluer. Projeter pour imaginer, planifier, manifester. Toucher, pour contacter, atteindre, signifier. 

Chacun des microévénements constitutifs du mégadôme et de l’événement du 22 octobre à la SAT a nourri notre perception de façon singulière, en l’élargissant sous son seuil habituel. De nouveaux comportements perceptuels ont émergé de cette immersion appareillée. Ainsi chaque image réalisée provient d’un processus croisé multiple. Chaque son entendu traduit une intensité réverbérée sur des surfaces polyvalentes. Chaque saveur dégustée porte les propriétés du règne végétal, minéral ou animal et de leurs vibrations chromatiques. Qui plus est, leur traduction en mots, telle une synesthésie signifiante, ajoute une couche de sédimentation à la quête de signification. 

En somme, le dôme attire et contient des manifestations vibratoires des corps avec ou sans organes (Deleuze et Guattari). Par la médiation technologique, il figure et forme des entités qui composent un récit inédit, dont la description demeure difficile. À son contact, le Je singulier et collectif se fragilise, tandis que la perception se complexifie et s’aiguise. De l’événement culminant du 22 octobre émerge un jeu de forces aux ramifications multiples. La technologie, grâce aux experts et aux discussions préparatoires qui ont permis de l’infléchir, se met au service d’un corps perceptif augmenté le temps d’une création collective, suivie après-coup de re-création singulière.

Montréal, 14 janvier-25 mars 2013.

Bibliographie

– Arakawa, Shūsaku et Madeline Gins, Architectural Body, Tuscaloosa, Alabama University Press, 2002, 102 p.

– Deleuze, Gilles,  « La perception dans les plis » et « Les deux étages », dans Le Pli. Leibniz et le baroque, coll. « Critique », Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 113-164.

– Deleuze, Gilles, « Les stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (Pouvoir) » et « Les plissements ou le dedans de la pensée (Subjectivation) », dans Foucault, coll. « Reprise », Paris, Editions de Minuit, 2004, p. 77-130.

– Deleuze, Gilles et Félix Guattari, « 28 novembre 1947 – Comment se faire un corps sans organes ?», dans Capitalisme et schizophrénie 2. Milles Plateaux, coll. « Critique », Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 185-204. 

– Manning, Erin, Dancing the Constraint. Montréal. Manuscrit, 2012.

– Massumi, Brian, Semblance and Event. Activist Philosophy and The Occurent Arts, Cambridge, MIT Press, coll. « Technologies of Lived Abstraction », 2011, 210 p. 

– Petitmengin, Claire, L’expérience intuitive, Paris, L’Harmattan, 2011, 384 p.

– Petitmengin, Claire, « L’énaction comme expérience vécue », Intellectica1, no 43, St-Denis, 2006, p. 85-92.