Dans les conceptions actuelles de l’art et de la sensibilité, la sensorialité s’émancipe du moule traditionnel suivant lequel nous disposerions de cinq sens dont seuls deux sont dits esthétiques, soit la vue et l’ouïe. On trouve désormais de nombreux articles et ouvrages dans lesquels est défendue l’idée que le toucher, le goût et même l’olfaction puissent être considérés comme sens esthétiques, c’est-à-dire par lesquels nous percevons des valeurs ou qualités esthétiques. Longtemps, on entendait essentiellement par là beauté, grâce et harmonie. Mais, il y a un siècle, l’art se posait tout à coup au-delà du beau et du laid, pour paraphraser Nietzsche, avec le ready-made duchampien. Après ce véritable saut quantique, l’art trouva de nouvelles avenues en se tournant du côté de la perception, avec l’art cinétique, l’art optique et l’art minimaliste. Si, comme le soutient Frank Popper l’objet artistique a commencé à disparaître progressivement au cours du XXe siècle, ce processus de dématérialisation aurait comme contrepartie la place grandissante occupée par les arts de la lumière. La consécration du cinéma en tant que septième art illustre sans équivoque l’importance qu’ont rapidement pris la lumière et le mouvement, d’ailleurs autant dans l’art populaire que cultivé. L’assaut des technologies nouvelles a rapidement forcé le système des beaux-arts, jusque-là inébranlé même par la photographie, à se réajuster.
En s’intéressant à la perception sensorielle et au corps, l’art, la théorie de l’art et l’esthétique sont amenés à accorder plus d’importance aux modalités sensorielles auparavant négligées. Avec le numérique, l’art tend vers la dématérialisation sinon la vise, ce que seul la prose philosophique pouvait accomplir, du moins selon Hegel. Le processus de dématérialisation fut ravivé par le numérique, le centre d’intérêt se détournant de la lumière et du mouvement pour se porter principalement sur la programmation informatique et les bases de données. Cependant, des « objets » tels le jeu vidéo ou le database artn’atteignent pas aussi facilement aujourd’hui le statut d’œuvres d’art que ne le laisserait supposer une quelconque consécration institutionnelle, muséale ou autre.
Le dynamisme du futurisme s’opposait au statisme que la tradition avait consacré comme valeur esthétique cardinale. La stabilité, la permanence et l’inaltérabilité devenaient synonymes d’un monde que d’aucuns estimaient révolu, et ce déjà même avant la Première Grande Guerre mondiale. Puis, dans leur Manifeste Réaliste (1920), Naum Gabo et Anton Pevsner de renchérir : « Nous affirmons dans l’art plastique un nouvel élément : les RYTHMES CINÉTIQUES comme formes essentielles de nos perceptions du temps réel ». Aujourd’hui, l’art médiatique a pris le relais des avant-gardes d’hier et d’avant hier en ce qu’il est synonyme de mouvement, d’éphémère et d’intangible. Il se centre sur celui que Duchamp appelait « le regardeur » et que l’on a par la suite nommé inter-acteur, utilisateur, spect-acteur et immersant ; autant d’étiquettes pour désigner un protagoniste qui engage sa subjectivité et son corps, et qui du coup prend une attitude qui n’est pas exclusivement passive et contemplative, voire très peu. L’exemple paradigmatique ici est le Very Nervous System que le Canadien David Rokeby a développé à partir de 1983 : l’œuvre ne se manifeste que si quelqu’un fait de même.
Le Very Nervous System est un dispositif par lequel les mouvements du corps sont captés par une caméra et traduits en séquences de sons par l’informatique ; il suffit d’entrer dans l’aire de jeu pour devenir instrumentiste. D’innombrables dispositifs, artistiques ou autres, déclinent le principe du tandem capteur-effecteur. Un équivalent biologique se trouve dans la relation entre inférence et efférence nerveuses, autrement dit entre perception et action, suivant Alain Berthoz. En cybernétique, on parle d’intrant et de produit de sortie (input et output).
Dans l’exploration de l’imaginaire et de l’émotion, il faut se tourner vers le corps et ses systèmes sensoriels; se tourner vers les corrélations entre le traitement de l’information sensorielle et les états mentaux que sont susceptibles d’établir les neurosciences et la psychologie. En 1992, l’artiste autrichienne Ulrike Gabriel réalise l’installation interactive intitulée Terrain_01 dans laquelle des capteurs EEG (électro-encéphalographie) permettent de moduler l’éclairage de l’installation selon le degré d’activité cérébrale de l’inter-acteur. À mesure que ce dernier se détend, l’intensité lumineuse augmente. Ceci permet à une trentaine de petits robots recouverts de cellules photovoltaïques de s’activer à l’intérieur du périmètre. Il s’agit donc d’un dispositif rétroactif, plus précisément de neuro-feedback. Déjà en 1976, David Rosenboom dirigeait la publication d’un ouvrage intitulé Biofeedback and the arts: results of early experiments dans lequel le biofeedback apparaît en tant que technique par laquelle des informations sur l’état des processus biologiques d’un organisme lui sont révélées à travers ses canaux sensoriels, permettant ainsi d’acquérir un degré de contrôle sur la régulation d’un processus donné.
Les dispositifs centrés sur le corps peuvent en saisir diverses données auxquelles se rattachent les aspects de la sensorialité relatifs à la perception que l’on a de notre propre corps, notamment la proprioception et la kinesthésie. Les dispositifs et installations dans lesquels le corps intervient par son mouvement pour déclencher des évènements, principalement visuels et sonores, ou pour les moduler, impliquent nécessairement une modification du schéma corporel de l’utilisateur ou inter-acteur. Afin d’illustrer ce que l’on entend ici par schéma corporel, nous invitons le lecteur à s’engager momentanément dans l’une ou l’autre des activités suivantes afin qu’il puisse constater comment la perception qu’il a de lui-même et de l’espace dans lequel il se meut sont intimement liées à ses perceptions sensorielles ainsi qu’à son activité motrice. Par exemple, fermer les yeux et explorer l’espace immédiat en se fiant au sens tactile. Si on refait cet exercice, mais en se servant cette fois-ci d’une baguette pour toucher les choses, on perçoit tactilement, mais à distance : l’espace proximal et l’espace distal sont en quelque sorte reconfigurés. Plus généralement, on se rend compte que la façon dont nous nous percevons en tant que corps dans l’espace varie selon l’activité dans laquelle nos sens comme nos muscles sont impliqués. La perception que l’on a de notre corps est modifiée dès lors que la boucle perception-action est mise en jeu. Nous nous éprouvons différemment au volant d’une voiture qu’en nous déplaçant de nos propres moyens, que ce soit en bicyclette, en ski, en béquilles ou à pied. On peut donc concevoir le schéma corporel comme désignant l’unité synthétique de l’expérience du corps, de la forme qu’il prend et de l’espace qu’il occupe. La prothèse, médicale ou autre, modifie le schéma corporel, de même que le fait un outil, autre extension du corps.
La réalité virtuelle immersive est probablement la manière la plus dispendieuse et technologiquement sophistiquée qui ait été développée en art pour agir sur la perception du corps. Avec Osmose (1995), la Canadienne Char Davies fait de la perception du corps et de la conscience de l’espace qu’il déploie l’objet même de l’œuvre. Ce dispositif de réalité virtuelle immersive intègre des données relatives à la respiration et à l’équilibre de l’utilisateur (immersant).
La conception de la sensorialité divisée en cinq modalités est mal assortie quand il s’agit de traiter des œuvres où le corps est activement sollicité. En art, on s’intéresse de plus en plus à ce que Charles Scott Sherrington, en 1906, a appelé sensibilité proprioceptive, soit celle des muscles, tendons et articulations. Il la distinguait de la sensorialité extéroceptive (vue, ouïe, toucher, goût, olfaction) et de la sensibilité intéroceptive (viscères, vaisseaux et endothéliums). De nos jours, on distingue généralement la kinesthésie, ou sens du mouvement, de la proprioception, sensibilité par laquelle nous connaissons la position de nos membres sans avoir à les regarder. Dans les environnements immersifs, comme en danse, la proprioception (incluant ici la kinesthésie) joue un rôle majeur. Sans elle, le contrôle postural du corps est compromis. En fait, la proprioception est importante en deçà de toute activité liée à la locomotion et à la gestuelle. Le sentiment d’individualité est profondément ancré dans la chair, comme l’ont révélé, chacun à leur manière, et au grand public, des chercheurs éminents tels Oliver Sacks et Shaun Gallagher.
Prenons le toucher. Quand je joins les mains, je m’éprouve à la fois comme touchant et touché, sujet et objet. Mais le toucher est un composite des sens tactile, thermique et haptique. Quand je saisis un objet, j’en perçois de manière synthétique la texture, la consistance, la température, de même que l’effort fourni pour le manipuler. Des réajustements subtils et continuels me permettent de ne pas écraser l’œuf dans ma main, d’ajuster correctement la force musculaire à déployer. Action et perception se répondent. Sujet et objet s’interpénètrent.
Les Canadiens Doug Back et Norman Whiteexploraient déjà en 1986 avec un transducteur gestuel à retour d’effort de leur cru, qui leur permit alors de réaliser l’événement Telephonic Arm Wrestling (Le Bras-de-fer transatlantique). Il s’agissait de communiquer à distance sur un mode proprioceptif, au moyen de la résistance musculaire, et ce sans engager la vue, ni l’ouïe. En fait, le geste et le toucher ont toujours été nécessaires pour la production des œuvres, qu’il s’agisse du travail du musicien, du peintre, du calligraphe ou du sculpteur. Les nouvelles technologies permettent d’intégrer de plus en plus facilement aux œuvres le geste et le toucher, alors qu’avant le XXe siècle, ils étaient pratiquement bannis de l’esthétique, compromis par leur lien direct à la matière et au travail, ainsi qu’au corps considéré comme impur et contaminateur.
Les arts du temps sont perçus de manière proprioceptive. « Ils activent les structures rythmiques les plus profondes de la constitution humaine. » On ne saurait s’étonner que l’intérêt manifesté pour la proprioception et la kinesthésie dans un contexte artistique vienne davantage de la danse. Les artistes peuvent aborder les notions de proprioception et de kinesthésie sans pour autant être au fait des débats dont ils font actuellement l’objet en philosophie. Ceux-ci portent notamment sur la communication inter-corporelle et l’empathie kinesthésique, et font intervenir des théories de pointe comme celle des neurones miroirs. Tous les philosophes ne considèrent certainement pas que l’esthétique philosophique doive se préoccuper de théories scientifiques, mais des artistes s’intéressent à ce que la science a à dire.
Dans son travail à la croisée de la performance et de la musique, Marco Donnarumma accorde à la proprioception une place centrale, tant d’un point de vue théorique que pratique. Cet italien a développé un dispositif, le XS, qui capte des sons dits bioacoustiques, dont les subtiles vibrations mécaniques secouent les fibres musculaires en action. Les sons captés sont traités, amplifiés et diffusés dans l’espace, et sont aussi traduits visuellement en « essaims d’entités virtuelles » vidéo-projetés. Dans un deuxième temps, s’étant rendu compte que la qualité de sa performance souffrait quand l’intensité sonore de certaines basses fréquences n’atteignait pas un niveau minimal, Donnamura a découvert, au fil de ses lectures, que la stimulation des muscles et tendons par basses fréquences améliorait la performance neuromusculaire en général. C’est ainsi qu’il en est venu à amplifier par biofeedback ses sensations proprioceptives; les sons diffusés dans l’espace sont d’origine musculaire et agissent ensuite sur le muscle qui les produit. Le performeur se retrouve au centre d’un circuit en boucle et la performance est basée sur une action simple qui n’exige aucune compétence musicale, aucun doigté. Elle consiste à trainer deux pierres au sol en tirant chacune d’elle au moyen d’une corde. Étant donné leur poids, l’intensité de l’effort musculaire à fournir, non seulement des bras mais du corps entier, est ce qui compte avant tout. De l’effort résulte un double sonore du performeur, qui se dilate dans l’espace et affecterait les spectateurs par empathie, selon Donnamura.
Dans la théorisation de sa propre pratique artistique, Donnamura n’est pas sans nous faire songer à Émile Jaques-Dalcroze, ce précurseur de la danse moderne qui affirmait que « la nuance est en nous : c’est l’augmentation ou la diminution de la texture musculaire et nerveuse, que la moindre crispation, le moindre passage émotif travaille, fait vibrer, ou effondre. Et tout cela fait sens. Et tout cela compose. Il y a donc un chant intérieur qui est celui du tonus. » Le biofeedback acoustique de Donnamura serait en quelque sorte une extériorisation de ce chant intérieur, un double sonore.
Il y a certainement des corrélations à établir entre, d’une part, les technologies et les conceptions du corps et, d’autre part, les conceptions de l’art et de la sensorialité, conclusion à laquelle plusieurs seront déjà arrivés par d’autres chemins. Il faut surtout signaler ici que la matière que de plus en plus d’artistes questionnent est celle-là même dont ils sont faits, et que les interfaces leur permettent de transmuter et de déployer indéfiniment, sur scène autant qu’à travers les réseaux et supports numériques.