La scène chorégraphique contemporaine produit toujours une image sonore.
Comme on l’a discuté dans les conversations qui ont été publiées au cours de l’année, cette affirmation concerne une tension entre la vision et l’écoute. Cela signifie qu’il y a sur scène la définition d’une image acoustique qui, en se dépliant, entre en relation avec le régime optique de l’image. En d’autres termes, le son contribue de plus en plus à définir l’atmosphère de la scène, ses tensions — donc sa température — sur lesquelles s’appuie en contrepoint le visuel. Cela dispose et oriente en même temps les modalités et les facultés d’écoute. Et ce, de manière latente, à la limite de la conscience.
Après avoir traversé quelques aspects contemporains de l’approche du son, on doit réfléchir sur les façons avec lesquelles la dimension acoustique s’articule sur la scène performative et quelles en sont les différentes déclinaisons à discuter. Le déroulement que je propose est d’ordre logique : ce qu’on a vu — de Ginette Laurin à Hiroaki Umeda en passant par Isabelle Van Grimde — concerne des expériences qui témoignent d’un glissement entre installation audiovisuelle et scène performative selon un cadre concernant la relation entre le son comme corps où le corps est matière pour le son, et le corps qui produit le son, à ce moment-là il s’agit d’un dispositif presque organique.
I. Le retour sur la perception
Ces exemples nous mènent à une réflexion autour des dispositifs technologiques employés sur scène.
De quoi est donc capable la technologie dans le contexte de notre analyse ?
D’un côté on parle d’une soundscape organisée autour du mouvement des performeurs, de l’autre — de façon plus intéressante — cela permet aux performeurs d’entrer dans une immersion précise de la perception1. Cela concerne l’utilisation d’un agent extérieur comme la technologie, là où cette dernière est pensée pour offrir à la danseuse des modalités concrètes d’enquête cognitive sur l’organisation de la corporéité. La technologie est donc capable d’engendrer une série de combinaisons de postures gestuelles inédites. Ces données constituent une importante stimulation pour les danseurs, afin de penser autrement son corps et sa disposition dans l’espace2. Soit avec la production sonore par contact d’une surface sonorisée — ainsi comment nous l’avons vue dans le travail de Danièle Desnoyers ou Ginette Laurin —, soit dans la production sonore contrôlée par le mouvement comme dans le cas de Myriam Gourfink, Hiroaki Umeda, Isabelle Van Grimde ou encore Palindrome, les performeurs se trouvent à compléter leur projet d’action avec plusieurs informations provenant de canaux différents. Par exemple, au niveau proprioceptif, c’est-à-dire à travers les données qui proviennent des capteurs sensoriels, et au niveau extéroceptif, à travers une série d’informations (sonores selon le cas) qui parviennent au corps par un agent extérieur. Cela concourt à stimuler un potentiel imaginatif (donc moteur) auquel il n’y a jamais eu aucun accès. De cette exploration accomplie par la chorégraphe aux limites des possibilités physiologiques, résulte un corps paysage, une architecture dont le centre, en réalité, est absent, ou mieux, ailleurs. Chaque corps ressent : angles, vides, ombres, lignes infinies. Le mouvement devient une interrogation des vertèbres : faire du corps une carte, un diagramme, une constellation ; tracer des lignes à vitesse variable pour connecter toutes ses extrémités et toutes ses périphéries en faisant exploser sa forme. Cela mène inévitablement à élaborer une série des considérations autour les caractéristiques portantes de l’action-intervention du son sur la scène contemporaine.
II. De quelques caractéristiques des technologies
En partant des trajectoires tracées, on peut alors déboucher sur un cadre théorique autour de la notion de corps sonore sur scène. D’un côté on parlera des caractéristiques de cette notion sur le plan de la composition, de l’autre on indiquera les principales modifications sur le plan esthétique
II.1. De l’élaboration du son
1) La technologie est pensée — dans le cas pris en charge dans le dossier présenté — pour offrir aux danseurs des modalités concrètes d’enquête cognitive sur l’organisation de la corporéité.
2) D’un côté le corps comme son, c’est-à-dire le corps considéré dans sa matérialité et sur laquelle on peut intervenir en la manipulant ; de l’autre côté la dimension du corps comme producteur du son, une dimension très particulière de la scène contemporaine qui considère le plateau comme un instrument où se définit la manifestation audible de la relation que le mouvement et la voix instituent au moyen des systèmes de captation technologique.
3) Cela signifie avoir accès à la matière du son. Pénétrer dans la matière du son et, en même temps, celle du corps. On parle alors d’une forme moléculaire du corps et du son qui sont en résonance entre eux. Faire de la scène une sorte de rayographie3. Manipulé, le matériel acoustique est donc assujetti à une dynamique de rapprochement-éloignement du son à travers le déferlement de sa vague. En d’autres termes, on fait face à un processus de manipulation du son, de réorganisation de ses dynamiques, en définissant une véritable cinématique du son.
4) Le corps sonore concerne la redéfinition de l’espace et du temps. Pour les artistes citées dans le dossier, la dimension sonore — trajectoires de matière acoustique — et la dimension spatiale sont connexes aux nouveaux parcours perceptifs, à la limite des seuils d’audibilité. Ces architectures sonores deviennent pleinement compréhensibles, en tant qu’espaces sonores, seulement lorsqu’on en prend congé. Que signifie, dans cette logique, situer dynamiquement un son dans l’espace ? Il s’agit d’organiser des trajectoires de sons flottants, qu’il n’est pas important de percevoir à leur début, mais plutôt d’en reconnaître la consistance, le grain et la manière dont elles s’étendent et prennent forme. Cela permet de créer — par la disposition des fréquences dans l’espace — des lieux à explorer auditivement, qui se coupent et se stratifient dans la dimension acoustique où ils s’étendent. Là où la texture dense d’un nuage de son élargit et dilate la perception de l’espace, un son tendu et apparemment statique — constitué de patterns cycliques répétitifs et de temps d’écoute serrés et rythmés — favorise par contre l’immersion en limitant la perception de l’espace.
II.2. Les résonances esthétiques sur scène
5) Ces passages mettent en relief une forme d’intersection entre les arts : plus précisément un croisement des modèles entre les arts installatifs audiovisuels et la scène, en menant — dans les meilleurs cas — à leur véritable hybridation comme, par exemple, la collaboration entre Kasper T. Toeplitz et Myriam Gourfink, celle de Cindy Van Acker et Mika Vainio/Pan Sonic et celle de Ryoji Ikede et Dumb Type seulement pour en citer que quelques uns. Ces collaborations se focalisent sur un point : une nouvelle composition du dispositif l’assure d’être immersif, en véhiculant une esthétique inédite que j’appelle provisoirement une logique de la latence, capable d’induire des sensations déterminées aux spectateurs.
6) Cette considération a un corrélat : l’émergence d’une tension entre la vision et l’écoute. Cela signifie qu’il y a sur scène la définition d’une image acoustique qui, en la définissant, entre en relation avec le régime optique de l’image. En d’autres termes, le son contribue de plus en plus à définir l’atmosphère de la scène — donc sa température — ses tensions sur lesquelles s’appuie le visuel qui en est le contrepoint;
7) Au plan du dispositif scénique, à la « forme » comme catégorie esthétique traditionnelle, on substitue le « flux technologique » et son esthétisation. Enfin, les technologies ont un caractère d’autonomie et d’autosuffisance; ici se met en place le passage d’une esthétique de l’action à une esthétique de la situation selon une logique de transformation, ainsi comme nous l’expliquerons.
8) Cette pratique d’intersection — aux niveaux technologique appliqué aux arts, concerne une réorientation de la pensée autour des dispositifs technologiques: la technologie est ainsi une forme de la pensée capable de renouveler la perception du spectateur qui habite l’environnement immersif sur la scène. L’observation des aspects jusqu’ici considérés, nous amène à formuler une interprétation radicale autour de l’intervention des technologies dans le domaine des arts. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas la possibilité d’explorer la technologie potentielle, mais plutôt de comprendre comment et à quel niveau les dispositifs technologiques peuvent contribuer à étendre — voir à réorganiser d’une façon efficace — le potentiel des compositions audiovisuelles des environnements immersifs. Cela signifie, d’un point de vue analytique, que le plan technique — le développement des technologies — est subordonné au plan esthétique de la composition. C’est seulement dans cette direction que le développement des technologies devient une véritable logique de la technique et non une simple application spectaculaire. Ainsi faisant, l’esthétique devient une véritable forme de connaissance qui passe par la perception, par l’expérience sensorielle.
9) Ces principes véhiculent une certaine latence de la scène. La latence est une forme de perception induite ; elle n’est pas localisable, mais elle s’étend dans la durée en agissant sur tous les points du dispositif scénique. C’est une modulation qui passe d’un état de tension des matériaux à un autre ; parce que si elle est diffusée, elle est imperceptible et profonde : ce qui affleure — dans cet état de latence — ce sont seulement les effets ou les tensions visuelles-sonores qui sous-tendent la composition d’un environnement. L’atmosphère est donc la température de la scène. L’atmosphère est un état des choses qui apparaît de façon latente : c’est une sensation qu’il faut habiter. Les atmosphères que crée la scène sont la façon dont elles impressionnent le spectateur, produisent en lui des effets, des images qui parlent à sa perception sensorielle et qui survivent dans sa mémoire pour réaffleurer les sens. Ce qui impressionnent ce sont des formes, des coupures de lumière, des pulsations de sons-couleurs et lueurs.
III. Sonographie : une écoute tactile
Selon ces principes, on peut alors conclure que le son, ainsi conçu sur la scène qu’on a analysée pendant ce parcours, assume toujours une propriété tactile. Autrement à ce qui se produit au niveau de l’image visuelle ou chromatique, les caractéristiques de l’intervention du son sur l’espace acoustique du spectateur travaillent de manière tridimensionnelle et en profondeur. Il se dégage des œuvres citées, deux caractéristiques principales avec lesquelles l’environnement sonore intervient sur le corps du spectateur :
a) Instantanéité : Grâce à l’utilisation des undertons et overtons, la communication n’est plus simplement simplement auditive. Sa caractéristique est pénétrante, le son enveloppe complètement le corps, en travaillant dans une dynamique temporelle instantanée, dans laquelle chaque vibration produit un effet vibratile en transformant le corps du spectateur en un tympan.
b) Profondeur : Directement liée à la caractéristique précédente, elle permet à l’environnement sonore de pénétrer en profondeur dans l’organisation physique du sujet ; nous pourrions la définir, dans des conditions précises, en pénétration endoscopique du son, une exploration presque chirurgicale.
Sur les deux niveaux — instantanéité et profondeur — les sons ne sont pas considérées comme des objets abstraits ou des cellules signifiantes d’un texte, ils sont plutôt des textures faites de microévénements acoustiques qui dessinent un environnement à l’intérieur duquel le corps du spectateur trouve sa place. Les sons n’indiquent pas seulement le mouvement des ondes sonores dans l’espace, mais ils incarnent la matérialité d’une présence acoustique, d’une activité qui presse sur l’espace auditif du spectateur. C’est ainsi que l’écoute, comme souligné en ouverture, se redéfinit.
Le spectateur devient un tympan, un résonateur : l’anatomie sonore se transforme en impression acoustique. Il s’agit ici d’une sensation légère et précise pour une forme de tactilité qui ne s’épuise pas seulement dans la proximité et le contact, mais s’étend à la dimension sonographique des corps : un corps infini qui peut être seulement approché ou parcouru. Écouté.
La pénétration est alors accomplie. Le spectateur trouve sa place dans le son, là où il est possible de capter toutes ses variantes, ses imperceptibilités et, en partant de là — l’image acoustique dont on a parlé — de reconstruire la musique cachée dans sa structure pour la connecter aux autres entités dans une sensation unique et puissante. Cela demande une étendue perceptive de l’écoute : se laisser pénétrer par le son et devenir — en même temps — un son dans l’écoute. Cela signifie prendre compte, sous les coups de la vibration, tous les attributs physiques de l’organisme en en redéfinissant les fonctions. Pour l’entendre, il faut avoir, pour ainsi dire, une oreille impossible, un corps prisme : toute la résonance dont est capable la géométrie osseuse.
Évidemment, si une présence sonore existe, des effets produits par cette présence-là existeront aussi. La présence sonore dont on a ici parlé est à la fois la cause initiale en vertu de laquelle les effets se produisent et existent, et la conséquence de ces effets. L’effet de présence témoigne alors du passage d’un « corps » qui s’inscrit et trouve sa place dans la réception du spectateur : c’est la trace d’un mouvement, d’une image ou d’un son qui n’est pas là ou qui est passé par là mais n’est plus là maintenant. L’effet de présence est une survivance. Quelque chose qui demeure sous forme d’impression. L’effet, comme produit de la présence, correspond donc à un agencement de sensations que la présence produit et consigne sur le corps du spectateur. Dans cette perspective, discuter des effets produits par la présence, signifie interroger et étendre les modalités visant à organiser la perception du spectateur.
C’est comme si le son était là — dans un état de latence — présent mais pas encore audible. Dès lors le spectateur devient un résonateur. Il s’agit d’un changement radical des modalités d’écoute : c’est-à-dire entrer avec l’oreille dans le son et, en même temps, être habité par ce son. Cela signifie être touché par le son. Il est certain que la vibration sonore possède le caractère bien particulier de venir du lointain, de pénétrer et de traverser le corps pour partir au loin : il y a une proximité du lointain dans le son, et une pénétration en moi de ce lointain. D’emblée on fait face à une sorte de sonographie des corps.
Pour le spectateur, la question est alors de devenir son, devenir matière acoustique, pulsation. Ceci demande une redéfinition radicale de notre perception : seulement une oreille impossible peut capter l’inaudible.
En guise de conclusion. En poussant plus loin les conséquences de ma réflexion, je propose que, pour la scène actuelle, le plateau est seulement le point de passage — le lieu où se composent, de façon subliminaire, les intensités qui en définissent l’atmosphère — qui permet d’imprimer le mouvement à la fois physique ou numérique sur la plaque sonosensible du cerveau du spectateur : la vraie scène, la plus cachée, la plus radicale soit-elle4.
Notes
[1] Cf. dans le sens large de la préflexion de L. Rosenblum, See What I’m Saying, New York, W. W. Norton & Company, 2010.
[2] Cfr. L. Poissant (dir.), Interfaces et sensorialité, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2003 e C. Salter, Entangled, Cambridge, The MIT Press, 2010.
[3] Voire E. Radigue, The Mysterious Power of the Infinitesimal, in «Leonardo Music Journal», vol. 19, décembre 2009, pp. 47-50. E C. Hope, Infrasonic Music, « Leonardo Music Journal », cit., pp. 51–56.
[4] Musique et perception, «Inharmoniques», n° 3, avril 1988. Cf. Perry R. Cook, Music, Cognition, And Computerized Sound, Cambridge, MIT Press, 2001.