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Désir d'effet holographique et inachèvement du regard

Évanescence des images, intangibilité spatiale et précarité du visible

L’évanescence des images, l’intangibilité spatiale et la précarité du visible sont des effets que certains artistes visuels, médiatiques ou scéniques cherchent aujourd’hui à atteindre par d’autres moyens que les « vrais » procédés d’enregistrement holographique (utilisant la micro-optique et la lumière laser). En observant quelques productions récentes, non holographiques mais y faisant penser, on s’aperçoit bien qu’il existe un regain d’intérêt pour la fragilité du statut de l’image, les figures d’instabilité des choses, les structures invisibles, les états d’apparition et disparition lumineuse, l’évanescence ou l’insaisissabilité des apparences ; c’est-à-dire pour bien des qualités qui sont typiquement holographiques. Ayant moi-même largement exploré le médium holographique1 en tant que chercheur-créateur, je me suis attardé à mieux comprendre la dynamique spécifique de ces images apparaissantes, toujours coextensives à l’acte même de « regarder ». Je propose dans ce texte d’en faire une interprétation esthétique dans laquelle notre désir de désincarnation des corps, d’évanescence de la réalité et d’immatérialité du monde, pousserait imperceptiblement un pan de l’art visuel et scénique d’aujourd’hui à prendre les effets esthétiques de l’image holographique comme modèle. Je suggère alors, en conséquence, que notre époque est déjà entrée dans le régime d’une esthétique holographique des images2 – au moins au niveau métaphorique – par association des technologies photo et vidéonumériques à celles dîtes photoniques, et que cela correspond à l’émergence d’une expressivité emblématique de l’inachèvement du regard que l’on pose dorénavant sur le monde dans sa complexité visible et invisible, matérielle et immatérielle. 

Ce regard en train de faire apparaitre l’image

L’alternance d’apparition et de disparition des images lumineuses holographiques correspond extrêmement bien à l’idée que l’on se fait généralement de l’évanescent. Qu’il soit lumineux, sonore, atmosphérique, crépusculaire ou énergétique, l’évanescent semble toujours se caractériser par ce qui est sur un seuil, au bord ténu d’un état en devenir, dans le domaine de l’éphémère, de l’intangible ou de l’insaisissable.

Or les qualités esthétiques propres à l’image holographique sont principalement associées à une voluminosité transparente, une co-émergence dynamique du regard, à une émanation purement lumineuse et à une ambiguïté spatiale des formes. Depuis la réalisation de mon tout premier hologramme (Tranche d’espace-temps, 1984), après avoir observé les réactions mitigées de bien du monde, j’ai progressivement émis l’hypothèse que l’expérience perceptive donnée par ce type d’images dévoile sans doute trop bien la fugacité de nos impressions rétiniennes, la précarité de nos perceptions sensorielles et, donc, l’incertitude des images que nous construisons pour mieux représenter le monde. La perte de réalité ressentie à travers leur non tangibilité, par exemple, vient troubler nos acquis cognitifs entrelaçant habituellement haptique et optique. Mais je crois, en revanche, qu’elle éveille l’esprit à une compréhension subtile de la réalité que les sciences nous ont habitué à concevoir à partir de concepts d’incertitude, d’indissociabilité du temps et de l’espace, de relativité des limites entre matière et énergie, et de configuration multiples à dimensions cachées. Repensant à l’idée de configuration, plutôt que celle de représentation, utilisée par Erwin Schrödinger (1951)3 pour définir la nature transitoire et relative que la physique quantique apporte à notre vision du monde, je conçois parfaitement comment l’espace évanescent de l’image holographique puisse servir de formidable métaphore visuelle et conceptuelle pour faire ressentir les limites de notre appréhension du monde, et par conséquent la fragilité des images que nous en faisons. Les images que nous fabriquons à un moment donné de l’histoire des techniques pour représenter le monde, sont toujours des indications importantes de la manière dont on comprend celui-ci. En particulier, voir une image dans toutes ses modalités formelle, plastique et technique, c’est aussi se laisser porter par la configuration cognitive que l’on tisse collectivement entre la lumière, la conception que l’on en a, la valeur qu’on lui confère que l’utilisation que l’on en fait.

Les vrais hologrammes, ceux qui agissent comme des lentilles de diffraction de la lumière blanche et dont l’information tridimensionnelle est enregistrée grâce aux interférences spatiotemporelles d’ondes de lumière laser, portent déjà en eux une autre forme de représentation conceptuelle du monde, celle héritée des hypothèses de la physique quantique, celle qui nous parle d’un espace-temps continu et non-localisé en particulier. En ce sens, les images holographiques n’ont rien à voir avec la photographie, avec leur fragmentation spatiale et leur réduction temporelle. Ainsi, l’expérience esthétique que nous donne à vivre les images holographiques ne peuvent que nous aider à nous projeter dans le futur, mais comment ? Je considèrerai essentiellement ce « regard en train de faire apparaître les images », ce qui correspond plus ou moins à ce que Georges Didi-Huberman appelle les images apparaissantes (didi-Huberman, 1997), alors que l’espace de perception holographique est véritablement expressif de la rencontre dynamique, active mais fragile, que notre regard effectue à chaque instant avec le flux optique émanant. 

On ne peut nier, en effet, que l’holographie possède dans son principe spécifique de visualisation quelque chose de purement phénoménal. Et cette phénoménalité, en révélant les limites de notre système de perception visuelle, fait subtilement émerger à notre conscience la face cachée de la puissance d’affichage numérique : la fragilité des images et l’inachèvement constant du regard que celles-ci encouragent dorénavant à porter sur le monde. Un monde de mutations et de fluctuations. Un monde devenu instable à nos yeux. Déjà en 1994, Anne Sauvageot détectait ce rapport indéniable entre l’évolution des manières de faire des images et la physique de la lumière: 

« L’image en investissant la forme de l’onde, en épouse les comportements. (…) De même que le rayon lumineux euclidien était au diapason d’un logos et d’une plastique de la mesure, que la dioptrique cartésienne était en harmonie avec la perspective linéaire, de même la théorie quantique de la lumière est à son tour – au dernier terme de ce triptyque – exemplaire de l’aventure du regard contemporain sur un monde désormais aléatoire. Au comportement étrange des photons, il n’est sans doute pas incohérent d’associer, ne serait-ce que de façon métaphorique, les « aberrations » morphogénétiques d’un nouvel imaginaire visuel. » (Sauvageot, 1994, p. 184)

Ainsi, on ne peut douter que les arts de l’image numérique, autant que de l’image holographique, soient porteurs d’une nouvelle phénoménologie de la perception médiatisée. Dans ce contexte, l’évanescence propre à l’image holographique devient assez emblématique d’une sensibilité esthétique contemporaine de l’ère de l’informationnel, c’est-à-dire du signe toujoursinachevé car constamment en phase d’actualisation algorithmique (pour le numérique), de déploiement diffractif (pour l’holographique). Mais alors que cet inachèvement visuel du signe info-électronique laisse sous-entendre que c’est de la faute de la nature technologique du médium lui-même, l’ambivalence de la perception holographique et la sensation d’inachèvement qui en résulte dévoile plutôt l’imperfection de notre système visuel et nos limites cognitives conséquentes. En ce sens, on peut dire que l’expérience visuelle, haptique et kinesthésique des hologrammes est un déclencheur esthétique qui met en relief ce qui, en nous, est un peu fragile, là où les expériences physiques et psychologiques de la lumière s’entremêlent et bâtissent en bonne partie notre relation cognitive avec le réel. Si on y est attentif, l’expérience de l’évanescence holographique peut révéler (mettre en lumière) la facette vacillante et précaire que notre regard établit inévitablement avec l’espace du visible.

L’image holographique imaginée :

On dit que l’holographie comme forme d’art a été autant victime de son image fantasmée, c’est-à-dire d’un imaginaire issu de la littérature et du cinéma de science-fiction, que du formidable essor des technologies numériques et de télécommunication. Mais observons de plus près leur modus operandi, du point de vue de la réalité de leur réception visuelle autant que de l’affabulation que l’on en fait.

Émanation fantasmatique et archi-ressemblance

En regardant les hologrammes présentés dans les expositions, qu’elles soient artistiques ou non, on s’aperçoit rapidement qu’il y a plus ou moins un rituel de visualisation qui lui est associé, de même qu’il y en a un au cinéma ou devant un écran de télévision. Tout d’abord, l’hologramme s’adresse bien plus à l’individu qu’au groupe, et la délimitation restreinte du champ de visibilité de l’image donne l’impression au spectateur de regarder au travers d’une fenêtre ou d’un trou dans une surface. Sauf que ce qui y est à voir, déborde bien souvent du cadre. De plus, on ne peut éviter de voir les limites de la zone d’apparition de l’image, derrière ou autour, et donc le support. À cela se rajoute la dynamique visuelle de va-et-vient, mouvements de corps, de tête et des yeux, rappelant l’attitude du voyeur. Mais on s’attend à bien plus encore, en particulier au « no limits » du champ de visualisation. Il faut effectivement être conscient de l’existence d’un imaginaire de l’image holographique provenant de l’attente de ce que devrait être un hologramme, libéré de toute contrainte physique, et même de tout dispositif d’éclairage. Bizarrement, on s’attend à ce qu’elle paraisse « naturelle » quoique fantomatique. Bien ancrée dans l’esprit populaire de la culture de science-fiction, par le biais de la littérature et du cinéma, cette holographie imaginée est trop attendue. Ce faisant, celle-ci est déjà présente parmi nous sans que la technologie actuelle ne permette pourtant d’atteindre cette puissance rêvée d’une simulation tridimensionnelle, animée, et flottant totalement dans notre espace de perception visuelle. Le « pas assez » de l’holographie réelle est alors pointé du doigt, car il confronte le regardeur à son désir inassouvi et à une espèce d’incomplétude, et le pousse vers des simili-hologrammes. Ce que Nicolas A. Brun (2007) appelle l’hologramme bidouillé en parlant du travail vidéographique du Français Pierrick Sorin que lui-même nomme plutôt « théâtre optique » comme pour son œuvre Variable No 1 – le cousin.

Le cousin, Pierrick Sorin, vidéo, optique, bois, miroir, tourne-disque, écran de télévision, 2008

L’hologramme sert bien souvent de leitmotiv publicitaire. Méconnu du grand public, le mot « hologramme » effraie, étonne, provoque l’admiration, la fascination, et il est trop souvent utilisé pour qualifier tout et parfois n’importe quoi. L’art n’échappe pas à la règle et fabrique à présent nombre de simulacres des illusions qu’il créa jadis. (Brun, 2007, p. 117) 

David Pizanelli (1992) souligne bien à quel point l’hologramme, tel qu’il est perçu par le grand public, est devenu mythique. Un mythe correspondant à un besoin psychologique de masse mais qui s’enracine de plus en plus dans la vision d’une esthétique contemporaine, alors que les technologies utilisées proviennent plutôt des effets illusionnistes par projection d’images 2D sur écran semi-transparent, ou d’effets spéciaux cinématographiques, ou encore des montages optiques comportant verres, miroirs ou acétates en multicouches. Il existe donc bien une image de l’image holographique. Et cet imaginaire, devenu dorénavant culturel, signifie quelque chose de fort intéressant. Prenant appui sur quelques exemples cinématographiques, et même télévisuels, Pizanelli parle clairement du besoin psychologique qui serait comblé par les hologrammes fictionnels hors de toute imposition d’authenticité technique. L’hologramme serait alors comme l’avion et la fusée, c’est-à-dire un médium moderne au sens donné par McLuhan à ce terme, dont l’invention aura été précédé par le rêve que les humains en ont fait :

The striking agreement and consistency within the different portrayals of fictional holograms in different films and programs on TV, and the large number that have been represented, has resulted in a notion of a mythical hologram, which has, in recent years, become subtly infused into the popular concept of what constitutes a real hologram, so that the word « Hologram » has a cultural significance over and beyond the literal dictionary definition (…). (Pizzanelli, 1992, p. 430-437) 

D’ailleurs, c’est surtout lorsque l’holographie plonge dans des explorations figuratives proches de la photographie réaliste qu’elle est devancée par son effigie fantasmatique. Jacques Rancière (2003), réfléchissant au destin des images, nous met d’ailleurs sur une piste fort intéressante en essayant de démêler ce qui, dans la photographie face aux notions de ressemblance et de non ressemblance, semble poser problème à nos contemporains si obnubilés par l’indicialité des objets et de leurs traces tangibles. Ombres, reflets, fumées, empreintes, photographies et hologrammes analogiques… procèdent de ce même appétit pour le témoignage du réel comme autant de ready-made de l’image. 

L’archi-ressemblance, c’est la ressemblance originaire, la ressemblance qui ne donne pas la réplique d’une réalité mais témoigne immédiatement de l’ailleurs d’où elle provient. Cette archi-ressemblance, c’est cela l’altérité que nos contemporains revendiquent au compte de l’image ou dont ils déplorent qu’elle ne se soit évanouie avec elle […]. Et elle [la photographie] est désormais perçue, face aux artifices picturaux, comme l’émanation même d’un corps, comme une peau détachée de sa surface, remplaçant positivement les apparences de la ressemblance et déroutant les entreprises du discours qui veut lui faire exprimer une signification. (Rancière, 2003, p. 17)

La réception esthétique de l’image holographique se trouve ainsi confrontée au désir, profondément enfoui dans notre inconscient, d’une image qui serait l’émanation lumineuse et parfaite du réel « comme une peau détachée de sa surface ». Cette ressemblance originaire témoignant de l’ailleurs, fascine encore plus en holographie qu’en photographie car elle prend une apparence ectoplasmique. Cette archi-ressemblance ectoplasmique a d’ailleurs été intelligemment, et simplement, mise en valeur dans le pavillon italien de la 54ième Biennale de Venise qui, en 2011, a présenté parmi ses jeunes artistes l’œuvre de l’Italienne Dora Tassinari. Celle-ci a en effet très justement exploité ce potentiel d’émanation d’un ailleurs originaire en combinant des hologrammes de type Desnisyuk4 à des artefacts techniques obsolètes. Dans Perturbing Objects, Dora Tassinari juxtapose des parties découpées ou détachées de vieilles machines à écrire, imprimantes ou téléphones, à l’image tridimensionnelle de la portion manquante. La partie manquante holographiée de ces oeuvres, tel un membre fantôme, faisait effectivement émerger une étrange impression de « déjà-là pas tout-à-fait-là », tel un presque ready-made.

Perturbing Objects, Dora Tassinari, Hologramme et machine à écrire, 54ième Biennale de Venise, 2011

Un désir inavoué d’effet holographique

Il arrive de plus en plus souvent qu’un ou plusieurs aspects de l’esthétique propre aux images holographiques se retrouvent dans des productions contemporaines visuelles, lumineuses et tridimensionnelles, bien qu’elles n’en possèdent aucunement les caractères intrinsèques – physiques et optiques – de leurs procédés. On assiste alors à une intéressante tendance de simulation holographique que l’on peut interpréter comme une quête inconsciente ou consciente d’une forme d’image qui serait emblématique de la désincarnation impliquée par notre relation numérique à l’espace, au temps, aux gens, et au monde en général.

Coexistence lumineuse et dynamique du regard

Cela se vérifie auprès d’artistes de l’art contemporain – dont Pierrick Sorin – qui n’entretiennent que très peu de rapports avec la technologie holographique, et, bien sûr, auprès de créateurs liés au spectacle théâtral, au design évènementiel ou à la muséologie grand public. Ces derniers, en revanche, sont clairement plus conscients de la simulation holographique recherchée.

Marcel Duchamp aurait sûrement été fasciné par ce médium si proche de l’infra-mince, tout en étant bien dérangé par son côté si rétinien. Quoiqu’il en soit, on ne peut éviter de remarquer que notre époque du numérique et de la photonique renvoie de plus en plus vers un monde de l’image, avec ou sans pouvoir d’émanation, vers des images fluides se manifestant sur écrans à DEL et évoquant extrêmement bien les impressions lumineuses et éphémères du fond de notre rétine. Le rappel de cette fugacité du visible, que les hologrammes et autres productions lumineuses contemporaines drainent avec elles, signale d’ailleurs toute l’inséparabilité de la lumière de l’espace et du temps, de l’énergie et de la matière, du perçu et du percevant. En relisant Anne Sauvageot qui écrivait (1994) dans son essai sur la sociologie du regard, que « le rapport spatial est un rapport de coexistence: c’est l’être avec » et que « c’est la forme la plus simple et la plus essentielle de tout rapport au monde, celle qui est à la base de tous les autres modes relationnels: existentiels, symboliques …» (Sauvageot, 1994, p. 221), on en déduit aujourd’hui que la quête de coexistence spatiale du spectateur dans une lumière immersive (avec image flottante et son ambiant délocalisé) signifie une recherche de contact matriciel, de globalité multisensorielle, qui se distingue bien des travaux d’art optique et cinétique de l’époque du mouvement Light & Space, très influencé par l’art minimaliste et l’abstraction géométrique. Nous sommes plutôt arrivés dans une perspective de globalité spatiotemporelle, psychosensorielle autant qu’existentielle.

Les images holographiques n’en proposent pas autant, il est vrai, mais leur dynamique d’apparition/disparition d’images s’entrelaçant avec les mouvements des yeux et du corps, crée toutefois une sensation de coexistence perceptuelle qui interpelle cet être avec de la coexistence spatiale dont parle Anne Sauvageot. Les images holographiques, en effet, n’existent que dans une étrange adhérence à notre regard : les flux temporels de l’image et de l’action regardante sont identiques. Cela est encore plus évident dans des installations d’envergure où les hologrammes sont disposés autour du spectateur, comme dans mon installation holographique et interactive5 de 1992 La conscience des limites : Gaïa. Le regard et le corps se trouvent alors imprégnés d’un effet d’adhérence visuelle rappelant l’effet d’attraction et répulsion de deux aimants se faisant face. Cette coexistence particulière avec l’image suggère une réelle sensation de totalité formée parl’espaceimmatériel se trouvant entre nos yeux et la surface illuminée. Cet « être avec » de la perception des images holographique est certainement une qualité esthétique essentielle au médium. Il s’agit, bien plus qu’en réalité virtuelle ou en cinéma 3D, d’une qualité esthétique intrinsèque – que j’appellerai « incorporation dynamique du regard » – étant donné que leur réception esthétique n’implique aucune technologie ou interface autres que la lumière et l’œil. On pourrait même parler de force émergentielle de la lumière.

La conscience des limites : Gaïa, Philippe Boissonnet, installation holographique et interactive, 1992

C’est aussi dans cet esprit que l’on doit comprendre l’intérêt renaissant qui se manifeste depuis une dizaine d’années en art contemporain pour « un art de la lumière, du mouvement, de l’espace et de la vision »6. L’exposition présentée à Paris au Grand Palais au printemps 2013 : Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013 en est un bel exemple. Plusieurs rétrospectives muséales américaines ont ainsi remis en valeur des oeuvres des années de l’Op Art, de l’art cinétique ou du Light & Space. On remarque ainsi les expositions Optic Nerve: Perceptual Art of the 1960s au Columbus Museum of Art (2007), The Optical Edge au Pratt Institute of Art à New York (2007), et, en 2010, Suprasensorial: Experiments in Light au MOCA à Los Angeles. Même le Canadien Michael Snow, ressortant ses premiers hologrammes de l’atelier (1985) à la Jack Shainman Gallery (New York, 2012), a réussi à tisser un lien conceptuel intriguant entre ces hologrammes restituables à la lumière laser (Exchange, 1985) et une série de nouvelles œuvres vidéonumériques (The Viewing of Six New Works, 2012)7 avec lesquelles il examinait la variabilité des relations physiques et perceptuelles se formant temporairement entre l’œuvre murale, la lumière qui l’éclaire, son cadre de visualisation et l’œil subjectif du spectateur. Là aussi, ce sont les limites des mécanismes de la vision et, par conséquent, de l’incertitude du visible et de notre perception, qui étaient à nouveau questionnées.

L’effet holographique comme forme symbolique de l’inachèvement du regard

Dans ce contexte, l’évanescence émergentielle impliquée par la spatialisation holographique et leur dynamique apparaîssante, deviennent fortement emblématique d’un désir contemporain pour une esthétique de l’effet holographique. Ce désir, flottant de façon diffuse dans les interstices de l’art contemporain, de l’art scénique, des spectacles immersifs et des technologies de visualisation spatiale, se perçoit par exemple dans le monde plus populaire du divertissement à grand déploiement.

Une émergence pseudo-holographique

On connaît tous maintenant, surtout depuis la sortie de film Avatar de James Cameron (2009), le fort engouement pour le cinéma 3D qui, non seulement, employait un nouveau procédé 3D convaincant mais de plus mettait en scène des hologrammes imaginaires (ceux rêvés par l’armée américaine). Mais en dehors du domaine fictionnel du cinéma, ou même des avancées technologiques en télévision 3D, il y a aussi toutes ces recherches d’application scénique de l’imagerie projective 3D, celles que l’on appelle parfois des « projections holographiques » et que le tandem montréalais, Victor Pilon et Michel Lemieux, a exploité à merveille dès le début des années 90 dans ses productions théâtrales comme Norman que le duo 4DArt inspirée de A Chairy Tale de Norman Maclaren (1957) a mis en scène en 2007.

Norman

Cette technologie d’imagerie spatiale a même trouvé preneur dans d’autres productions à plus grande échelle, comme dans des spectacles musicaux de Madona, Tupac ou d’un Michael Jackson posthume. Ainsi que l’écrit ironiquement l’artiste australienne Paula Dawson, « the ghost-like image of Tupac [Shakur] captured the imagination of concert-goers… imagine if they’d seen a real hologram ». (Dawson, 2012)

Tupac Hologram

Il ne s’agit en fait que d’une technique modernisée numériquement, du procédé Pepper’s Ghost8 issu d’une tradition illusionniste datant des lanternes magiques, ombres chinoises et spectacles fantasmagoriques du XIXème siècle. Une technique qui se popularise de plus en plus, même dans les espaces urbains où les éclairages de rue peuvent être parasites, puisque le 15 avril 2015 la revue française l’ADN et la chaine de télévision Euronews titraient respectivement « Une manif d’hologrammes en Espagne » et « Spain : Hologram rally outside parliament defends right to protest » à propos d’une projection vidéo sur film semi-transparent, tendu en avant du bâtiment du parlement espagnol, d’un groupe de manifestants d’apparence fantomatiquement bleutée. 

Effet de projection Pepper’s Ghost dans les rues de Madrid, 2015

Mais comme tout le monde est en attente de la télévision 3D à projection holographique, il me faut citer l’événement hyper médiatisé de l’entrevue d’une journaliste en diffusion pseudo-holographique que la chaine de télévision américaine CNN a mise en ondes en 2008 lors du jour des élections présidentielles de Barack Obama. Basé sur une fausse idée de projection holographique à la manière du robot R2-D2 (ce qui est impossible en holographie puisque ce procédé est diffractif est non pas projectif), l’effet entièrement vidéonumérique a pourtant eu beaucoup de succès. Cette technologie « pseudo-holographique » est d’ailleurs actuellement développée à plus grande échelle par l’institut ICT de la University of Southern California en collaboration avec la USC Shoah Foundation. Il s’agit du projet New Dimensions in Testimony9 qui désire créer dans les prochaines années une mémoire vivante des survivants de l’Holocauste grâce à ce qu’ils appellent des hologrammes interactifs. L’équipe de chercheurs du ICT a effectivement réussi à créer un dispositif très efficace produisant de faux hologrammes animés, grâce à de multiples caméras et un plateau rotatif, qui apparaissent sur écran de verre devant une audience de plusieurs personnes.

Muséologie et archivage par procédé de projection pseudo-holographique,
New Dimension in Testimony, USC Shoah Foundation, 2013

Notre manière de voir les apparences du réel n’est-elle pas déjà complètement investie, au moins sur le plan métaphorique, non plus par le seul régime esthétique de l’image photographique ou numérique mais bien par celui de l’image holographique, sans pour autant que cette technologie de l’image en 3D soit encore très dominante dans nos usages sociaux usuels ? Ne voit-on pas déjà apparaître des logiciels (tel e-motion), tel celui conçu pour LeapMotion10 par le tandem Adrien M/Claire B? Il s’agit encore d’une application du procédé illusionniste Pepper’s Ghost qui est combiné à la puissance des vidéos numériques et de capteurs de mouvements, pour permettre d’interagir en temps réel avec le corps.

Dans le secteur de la recherche artistique en arts interactifs, on ne peut non plus oublier de mentionner le travail du groupe Workspace Unlimited11. Oeuvrant avec un dispositif d’interactivité à capteurs de mouvements et une technologie de calcul numérique en temps réel, cet autre tandem d’artistes réussit à mettre en scène – autrement que par le procédé holographique – cette esthétique émergentielle des images tridimensionnelles qui adhèrent littéralement aux mouvements du regardeur. Une de leur dernières créations a d’ailleurs été présentée au Musée d’art contemporain de Montréal (octobre 2011) : intitulée Realtime Unreal (2011) celle-ci permettait à un spectateur d’expérimenter visuellement l’impact de ses déplacements à 360 degrés autour d’un écran géant où se construisaient et se déconstruisaient des images en 3D d’espaces architecturaux mi-réels mi-fictionnels. 

L’ensemble fonctionnait grâce à un système de détecteurs de mouvements (infra rouges) croisant à l’horizontal et la verticale les informations provenant des images de paires de caméras stéréoscopiques. Le dispositif analysait en temps réel les mouvements d’un seul individu à la fois, lequel devait porter des lunettes polarisantes pour en vivre tout l’aspect immersif. L’intérêt de cette œuvre, relativement à notre question à propos de ce désir ambiant d’effet holographique, se retrouve en bonne partie dans l’envergure spatiale de l’expérience collective qui était offerte aux spectateurs. Mais, bien que tous soient invités à porter des lunettes polarisantes, seule une personne pouvait contrôler les mouvements de l’image affichée sur l’écran géant. 

Hors de la haute technologie interactive et holographique, il me faut absolument souligner le très remarquable travail de création d’un jeune artiste britannique vivant à Montréal : David Spriggs. Déjà, à la galerie Art Mûr de Montréal (2008), ses interventions 2D sur des enfilades d’acétates peints et tendus au quatre coins dans une espèce d’aquarium s’inspirant d’images de nuages stellaires, créaient une impression de flottement flou et tridimensionnel. À partir de 2010, l’artiste crée des œuvres de grande envergure et forge le néologisme Stratachrome12 pour nommer ses installations impliquant d’immenses acétates aux couleurs très vaporeuses placées dans une structure métallique. D’aspect immersif, elles plongent le regard dans des couleurs spectrales intenses, bleue, verte ou rouge, rappelant le monochromatisme des premiers hologrammes visibles au laser. Quelques années plus tard, l’évidence de l’inspiration holographique se manifeste encore plus clairement avec les œuvres sur acétate de son exposition Prism présentée à Arsenal Contemporary (Montréal, 2015). Plus particulièrement avec son monumental stratachrome Regisole – Sun King où couleurs, flou, tridimensionnalité et cinétisme perceptuels si typiquement holographique, y sont magistralement exploités. 

Regisole-Sun King, David Spriggs
installation avec peinture pulvérisée sur acétates en multicouches, ressorts et aluminium, 2015

Dans un registre différent, aux résonances plus ésotériques que plastiques peut-être, les œuvres lumineuses de l’artiste espagnole Roseline de Thélin utilisent plutôt des assemblages sculpturaux de fibres optiques et de lumières DEL pour mettre en scène encore une fois la puissante métaphore de l’hologramme imaginé13. Constatation visuelle confirmée d’ailleurs par ce que les journalistes continuent à emprunter l’imaginaire de l’hologramme pour qualifier diverses créations aux apparences lumineuses et éthérées : « Her holographic ethereal beings, the Homos Luminosos, are mythical figures made out of light points edged on hundreds of optic fibres ».

Homos Luminosos, Roseline de Thélin, fibres optiques, lumière et cristaux de quartz, 2011

Conclusion

L’holographie contient donc, par son grand potentiel à formuler l’évanescence des apparences du réel au-delà d’une fascination pour le 3D, un moyen puissamment métaphorique pour exprimer toute la contemporanéité de la notion d’émergence perceptuelle et fait partie d’un intérêt actuel pour la fragilisation de l’image. 

Il existe actuellement une grande sensibilité contemporaine au regard inachevé, à l’insaisissabilité, l’incertitude du perceptible et, par conséquent, à notre propre finitude. Comme si la puissance de saisie du réel que donne le formidable essor des sciences et des technologies – numériques mais photoniques aussi – atteignait en même temps ses limites à cause d’une confrontation à l’illusion de puissance que nous impose la réalité de notre humanité sensible, et fait involontairement naître son opposé : la perte de certitude, l’insaisissabilité et l’évanescence du réel. Notre imaginaire collectif grandit actuellement dans une fascination contradictoire, d’une part pour l’immatérialité et l’évanescence des choses (du réel), et d’autre part pour un réalisme de grande puissance (via l’imagerie numérique et l’interaction en temps réel) cherchant toujours à mieux capturer et représenter les choses du monde. Sauf que cette puissance de saisie ne se limite plus au visible. Plongeant largement au-delà des apparences du réel, elle semble propulser l’humain vers une impression de dissolution, de dématérialisation de notre rapport au réel, qu’il nous faut exorciser par l’art et les productions culturelles.

Voilà pourquoi notre époque est déjà métaphoriquement entrée dans le régime d’une esthétique holographique des images qui, outrepassant la technologie holographique grâce à la métaphorisation, est en train de devenir une forme symbolique de l’inachèvement du regard qui caractérise notre vision actuelle du monde dans sa complexité visible et invisible, micro et macrophysique, matériel, énergétique et informationnel.

Notes

[1] Voir ma thèse de doctorat en recherche-création, L’évanescence de l’image holographique comme principe métaphorique de l’instabilité de l’image du monde, déposée à l’UQÀM, 2013. Consulté en ligne le 24 août 2015 à http://www.archipel.uqam.ca/6200/ 


[2] En langue française, on peut toujours se référer aux textes contenus dans le Tome 1 des ouvrages dirigés par Louise Poissant : Esthétique des arts médiatiques, Presses de l’Université du Québec, 1995 ; ainsi qu’à l’ouvrage de Nicolas A. Brun : Trois plaidoyers pour un art holographique, coll. L’art en bref, Paris : L’Harmattan, 2007.


[3] « Les particules élémentaires ne sont rien d’autre que des configurations; ce qui se présente à nous et se représente sans cesse à nous dans nos observations successives, ce sont des configurations, et non pas des portions individualisées d’un certain matériau ». Dans Schrödinger E., Physique quantique et représentation du monde. M. Bitbol. (préface), Paris : éd. Du Seuil, 1992, p. 40

[4] Nom donné au procédé d’enregistrement holographique mis au point par Yury Nikolaevich Denisyuk, scientifique russe qui inventa au début des années 70 la méthode d’enregistrement par réflexion de lumière sur un support émulsionné transparent avec un seul faisceau laser (interférences entre la source et sa réflexion sur l’objet).

[5] La conscience des limites : Gaïa, 8 hologrammes de transmission, acier, bois, plomb et détecteur infrarouge de mouvement. Présentée au Centre des arts contemporains du Québec, à Montréal en septembre 1993. (Crédit photographique : Alex Kempkens)


[6] Voir l’article de Boutoulle M. (février 2011). Explorer les limites du visible (Entrevue avec M. Poirier). Consulté le 22 février 2012 à l’adresse http://www.connaissancedesarts.com/art-contemporain/actus/explorer-les-limites-du-visible-93077.php 


[7] Voir le communiqué et les photographies annonçant l’exposition sur le site de la galerie Jack Shainman. Consulté le 22 mars 2013 à l’URL http://www.jackshainman.com/exhibition124.html 

[8] Mis au point en 1862 par Henry Dircks, à partir de projections de lumière sur vitres de grand format, ces effets théâtraux fantasmagoriques ont été popularisés par John Henry Pepper qui leur donna le nom le plus connu encore aujourd’hui : Pepper’s ghost illusion.

[9] Voir à ce sujet le résumé du projet sur le site du USC Institute for Creative Technology mais aussi l’article en ligne paru dans le CNET Reviews : Holograms of Holocaust survivors let crucial stories live on. Consulté le 28 février 2013 à http://news.cnet.com/8301-17938_105-57568301-1/holograms-of-holocaust-survivors-let-crucial-stories-live-on/ 


[10] Voir à ce sujet l’article du blogue le Collagiste. Consulté le 31 juillet à http://blog.lecollagiste.com/article-emotion-au-doigt-leap-motion-119447745.html 


[11] Le collectif Workspace Unlimited est composé de Kora Vanden Bulcke et Thomas Soetens, respectivement architecte et artiste en arts visuels. Un travail collaboratif arts-sciences-technologies, commissionné par le Museum of the Moving Image.


[12] Par exemple avec l’installation « Stratachrome Blue » construite avec des miroirs et acétates, qui a été présentée en 2012 au Abrons Arts Center Gallery (NYC). Consulté en ligne le 25 juillet 2015 à l’adresse http://www.davidspriggs.com dans la section « Projects ».


[13] Œuvres présentées en 2011 au festival d’arts, lumière, média et technologies Frequency (Lincoln, UK). Voir aussi l’article consulté le 24 août 2015 en ligne à http://soocurious.com/fr/une-artiste-faconne-des-formes-holographiques-grace-a-des-fibres-lumineuses/

Bibliographie

– Didi-Huberman, Georges, « Le paradoxe du phasme », dans Nicole Gingras, La minceur de l’image, coll. « Les Essais », Montréal, éd. Dazibao, 1997, 136 p.

– Sauvageot Anne, Voirs et savoirs: contributions à une sociologie du regard, Paris, PUF, 1994, 271 p.

– Brun, Nicolas, « De l’art holographique contemporain à ses simulacres », dans Trois plaidoyers pour un art holographique, Paris, L’Harmattan, 2007, 190 p.

–Pizzanelli, David, «The Evolution of the Mythical Hologram, Proceedings of the SPIE», The International Society for Optical Engineering, 1992, p. 430-437.

– Rancière, Jacques, Le destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, 157 p.

– Dawson, Paula, « Beyond Tupac – The future of hologram technology », The Conversation, 2012, en ligne,  <http://theconversation.com/beyond-tupac-the-future-of-hologram-technology-6644>