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Entre aliénation et exaltation - Conversation avec Thierry Fournier

Le terme Overflow résume bien l’excès, la prolifération, le flux incessant des données informationnelles qui circulent sur les réseaux sociaux mais aussi le flux des déplacements physiques des êtres humains et des moyens de transport. Cette vision globale d’un tourbillon où les humains et les machines interagissent dans un jeu de pouvoir et de soumission fascine et effraie en même temps. Percevez-vous une aliénation ou une exaltation dans le pouvoir que les individus ont d’accéder et de participer à l’effervescence du monde (devenu monde technologique jusque dans nos affects) ?

Pour l’exposition Overflow, j’ai rassemblé une série de pièces que j’ai créées entre 2007 et 2015, qui ont en commun d’aborder des relations entre des flux de données et l’humain. Elles décrivent différents types de situations :  un paysage en 3D généré en direct par des tweets exprimant des désirs (Ecotone), un film infini produit par la juxtaposition aléatoire de flux d’information en direct, de vidéos tournées in situ et de musiques de blockbusters (Précursion), une parole qui explose faute de pouvoir reproduire celle de la télévision (Circuit fermé),  l’irruption de messages sonores dans l’espace de l’exposition (Set-up) et des situations urbaines qui s’assimilent à des comportements machiniques (série de vidéos Ex / if).  En élaborant l’exposition, une continuité m’a semblée assez évidente entre ces différents projets :  tous évoquent d’une manière ou d’une autre les enjeux de nos échanges avec ces flux, et surtout ce que devient la notion d’humain dans ce paysage. C’est ce point commun qui a déterminé le titre Overflow (débordement), que j’ai préféré au terme français pour son évocation plus directe du flux ; on utilise aussi ce terme en programmation web, lorsque du texte déborde d’un contenant. En effet, le débordement se passe dans les deux sens : nous sommes submergés, mais notre corporéité et nos comportements excèdent ces cadres, ce qui renvoit notamment à notre capacité de résistance et de critique.

Ecotone, installation en réseau, 2015
Ecotone, vue d’exposition

Je pourrais résumer à ce sujet des questions plus générales qui ont nourri mon travail. Le couple « exaltation / aliénation » que vous citez (ou peut-être addiction / aliénation) me semble assez bien caractériser la manière dont les individus sont confrontés aux formes contemporaines du réseau, à travers la logique « d’économie de l’attention » qui le caractérise. Cette notion témoigne d’une évolution historique : on est passés d’une situation où l’offre était plus rare que la demande (ce qui déterminait la valeur des biens) à une condition numérique généralisée, où l’offre est tellement proliférante que la denrée rare est devenue l’attention des individus. L’objectif des industries culturelles est donc de pouvoir la capter par tous les moyens en profilant le plus finement possible les comportements pour identifier, anticiper et même conditionner la demande. Sur le web et les réseaux, chacun laisse de plus en plus de traces : soit volontairement, pour exprimer son opinion ou ses affects, en retirer une satisfaction narcissique ou relationnelle – soit involontairement (historiques, cookies, adresses ip, etc.). Ces traces identifient nos comportements et nourrissent une offre qui restreint le champ de nos possibles : c’est le principe de la bulle de filtres, où l’environnement proposé est de plus en plus personnalisé pour correspondre à une attente supposée : à partir de la même requête, personne ne trouve la même chose sur un moteur de recherche ; vous voyez toujours les posts des mêmes amis sur Facebook, etc. Il ne s’agit donc plus seulement de surveillance au sens foucaldien ou policier du terme (même si ces questions sont toujours d’une grande actualité) mais plus généralement de capture à visée commerciale, voire transhumaniste pour Google qui en fait le moteur d’une intelligence artificielle basée sur l’interprétation statistique. Aujourd’hui, c’est la condition culturelle et technique globale à laquelle font face toutes les populations connectées.

Précursion, installation en réseau, 2015
Précursion, installation en réseau, 2015
Précursion

Ces questions m’intéressent tout particulièrement car je travaille depuis longtemps sur les limites de l’humain et du vivant – pas au sens de ses évolutions biologiques mais plutôt dans celui de notre relation au monde, notions qui ont commencé à se rejouer d’une manière de plus en plus importante dans ce contexte numérique, à travers les dispositifs de personnalisation, les algorithmes, les bots, etc. Il était donc assez logique pour moi de les aborder dans mon travail. Vous évoquez par exemple la question de notre interaction avec les machines et le réseau : celle-ci est toujours présentée comme allant de soi, or ce n’est jamais le cas : on expérimente un frottement permanent qui passe par l’enthousiasme, la dépendance, la peur de manquer quelque chose, le sentiment d’une incapacité… Il s’agit aussi de l’expérience de nos limites. À travers mes projets, j’essaie d’éprouver ces questions et de les rendre sensibles pour en soulever les enjeux. 

Les dispositifs que vous utilisez relèvent presque tous de processus de surveillance : captation de tweets, de fragments vidéo du réel (Précursion), diffusion de voix proférant des ordres (Setup), etc., réagencés de façon aléatoire, créant des œuvres régies par une dimension sensible, parfois même poétique (Écotone), tout en témoignant de l’absurdité et de la superficialité d’une certaine sociabilité réseautique. Le paradoxe réside dans une sorte d’éloge de la machine (progrès technologiques, inventions humaines) mais aussi dans le constat d’une déshumanisation programmée que provoque l’utilisation des ces inventions, même si elle relève aussi d’un mariage heureux où la relation humain-machine (Sous-ensemble) semble célébrée et appréciée et où l’individu trouve sa place en se fondant dans la masse (réseaux sociaux, Iphone, Ipad, dispositifs interactifs… ) ?

Comme je le disais, mes pièces ne mettent pas en jeu une surveillance à proprement parler, mais plutôt une « prise » dans des systèmes en boucle, qui s’adressent à l’humain en même temps qu’il s’adresse à eux. Ce sont les paradoxes qui m’intéressent ici, les situations à la limite du vivant. Comme le dialogue avec des dispositifs conditionnés par le comportement de leurs interlocuteurs (un des exemples étant les suggestions de mots par un smartphone lorsque l’on écrit un SMS, que j’aborde avec une série d’objets qui s’appelle Oracles. Dans Ecotone, la lecture des tweets par des voix de synthèse leur confère un caractère très ambigü, comme si ces voix n’étaient déjà plus tout à fait vivantes, qu’elles étaient déjà passées de l’autre côté immédiatement après avoir été émises. Dans Sous-ensemble, notre seule présence fait apparaître le son de musiciens, qui sont cependant absents, et on éprouve en permanence ce passage du silence à une présence collective… En revanche, il n’y a pas d’éloge ou de déploration de la machine dans mon travail. Je n’ai pas de considérations morales sur la relation positive ou négative que nous pouvons entretenir avec elles : je choisis des phénomènes qui se trouvent autour de moi, que je trouve signifiants d’un point de poétique ou sociétal et potentiellement riches d’un point de vue plastique, mais pas dans le sens d’un jugement en soi sur la technique.

Oracles, série d’impressions numériques, 2015
Sous-ensemble, Installation, 2015
Sous-ensemble

La série de vidéos Ex/if démontre déjà le savoir-vivre de la société japonaise dans une ère robotisée, à l’image d’une capacité d’adaptation zen. Pouvez-vous nous parler de la distinction que l’on peut faire avec l’agitation de notre monde actuel.

Ce qui est certain, c’est que la relation aux artefacts au Japon est très différente de la nôtre. Le shinto est polythéiste : les divinités sont présentes à tous les niveaux de la nature, dans une logique héritée de l’animisme. J’ai séjourné plusieurs fois au Japon depuis une dizaine d’années ; la série de vidéos Ex / if est le début d’un travail que je pense poursuivre ultérieurement, elle tente de témoigner d’une relation très spécifique que je constatais sur place entre l’humain, les machines et la nature. Son titre vient des métadonnées « exif » associées aux photographies numériques, qui répertorient toutes les conditions de la prise de vue. En effet je n’ai strictement rien changé dans ces séquences : un peu comme si je tentais de capter une circulation entre les éléments en présence, ou comme les photographies spirites du XIXe siècle. Ce sont des situations brutes, où l’environnement urbain ou collectif se comporte comme un flux ou un organisme  : un regroupement anthropomorphique de capteurs sur un toit qui émet une musique d’ascenseur pour apaiser les visiteurs (Cool), la vision aérienne des circulations dans un paysage urbain nocturne (Mori), un entrainement de tennis où chaque joueur n’opère qu’une seule action en l’annonçant par avance, comme s’il était une pièce dans une machine généralisée (Service). Dans les trois, on ressent une continuité entre le vivant et l’artificiel que je trouve troublante, qui déplaçait en tout cas l’expérience que je pouvais en avoir.

Cool, vidéo, 2014
Mori, vidéo, 2014
Service, vidéo, 2014

Circuit fermé est symptomatique de notre incapacité à maitriser toutes les données informationnelles liées à l’actualité, dans une overdose qui fait bégayer l’actrice, qui doit répéter tout ce qu’elle entend. Cette œuvre met en scène les excès de l’espace médiatique en prise avec ses cotes d’écoute, pour ne pas dire avec ses contraintes politiques sinon économiques. L’intelligence et la finesse de vos dispositifs témoignent de l’éloge des progrès technologiques des humains dans la construction d’une nouvelle humanisation mais semble dénoncer subtilement l’utilisation abusive qu’on en fait. Est-ce que je me trompe ?

Dans la performance Circuit fermé, une comédienne (Emmanuelle Lafon) munie d’un casque audio fait face à une télévision, à une heure de grande écoute, dont elle doit à la fois répéter toutes les paroles et décrire toutes les images, ce qui est évidemment impossible. Ce protocole met en évidence une saturation totale et une incapacité, on voit bien que c’est inhumain, elle n’y arrive pas ; le terme d’overdose est assez juste… Ce projet a été créé en 2007 à la suite de la célèbre remarque de Patrick Le Lay (président-directeur général de la chaine de télévision française TF1), qui déclarait en 2004 dans une interview : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible »1. Ce que l’on voit dans cette performance est, littéralement, un cerveau disponible au travail. Plutôt qu’une dénonciation, je préférais le prendre au pied de la lettre : la situation devient burlesque, au sens bergsonien de la superposition d’un mécanisme sur le vivant. Cela s’apparente aussi pour moi à une scène de ventriloquisme dans un film d’horreur, ici déplacé ironiquement dans un autre contexte : la télévision serait un spectre et la performeuse son médium… On retrouve un positionnement analogue dans l’installation en réseau Précursion (qui juxtapose aléatoirement des fils d’information en direct, des vidéos délibérément banales tournées in situ et des musiques de blockbusters) : les associations d’idées qui en résultent sont souvent terrifiantes et relèvent rapidement de l’humour noir. Elles mettent en évidence de manière assez crue la communauté de pensée et l’influence circulaire qui se joue entre les chaines d’information, la téléréalité et les films de studios, autour d’une perspective commune qui est toujours l’imminence de l’évènement ou de la catastrophe (perspective qui est aussi celle du langage dans Circuit fermé).  Il serait intéressant du reste de relier cette doxa de l’évènement et de la catastrophe à la « stratégie du choc » que décrivait la journaliste Naomi Klein dans l’ouvrage éponyme2, comme fondement d’un capitalisme du désastre et moteur de son argumentation médiatique.

Circuit-fermé, 2015
Précursion, installation en réseau, 2015

Dans les deux projets Circuit fermé et Précursion, j’essaie de mettre en évidence une logique en l’extrayant de son écosystème initial – c’est Jean-Luc Godard qui disait que « la seule chose à faire avec le journal télévisé, ce serait de le regarder deux fois de suite ». On rejoint ce que j’expliquais au début, dans le sens d’une déconstruction des « prises » attentionnelles qu’opèrent habituellement ces systèmes : rendre consistant ce qui est habituellement transparent. Mais je ne parlerais pas de progrès technologiques ni de construction d’une nouvelle humanisation : dans les deux cas, nous avons affaire à des dispositifs purement mercantiles, qui constituent cependant notre quotidien.

Dans « ce filet » ou cette toile à plusieurs dimensions, structure architecturale virtuelle qui se développe dans l’espace sombre et profond du web, vous semblez vouloir ouvrir des fenêtres (Fenêtre augmentée), chercher des horizons aux rêves (Ecotone),observer le flux du trafic (Mori) comme pour garder encore un contact avec la terre en un dernier regard, pour qu’on ne se perde pas dans le labyrinthe des voix syntonisées. Pourtant on peut lire dans le communiqué que « l’ensemble (des œuvres) ouvre une réflexion sur la liberté du regard et de la parole, dans le contexte d’une culture post-industrielle » ?

Effectivement ces pièces ont un point commun qui est de travailler sur la liberté de notre regard et de notre position. Elles sélectionnent des situations spécifiques, les transposent ou les déplacent dans une expérience plastique qui nous rend spectateurs de logiques dans lesquelles nous sommes habituellement impliqués et partie prenante. C’est cette angle de recul critique que je recherche : le moment où nous oscillons entre protagonistes et observateurs, à travers l’expérience sensible que propose momentanément une œuvre.

Notes

[1] Associés d’EIM (dir), Les Dirigeants français face au changement, baromètre 2004, Les Éditions du huitième jour, 2004

[2] Naomi Klein, La Stratégie du choc, Actes Sud, Paris, 2008 pour l’édition française