Façade : de l’intercorporéité du théâtre urbain
Dans son aspiration à rendre sensible et épidermique la profondeur de présence de La Havane, soit, non pas seulement ses artères, ses places, son histoire et son exaltante effervescence, mais les intériorités qui en font un « monde de vie » kaléidoscopique et stratifié, Emmanuel Sévigny a puisé dans les récits et les paroles des citadins la matière première de son scénario lumineux. De ces derniers, ce sont les rêves, la mémoire et le quotidien qui, à l’occasion de la onzième édition de la biennale de la Havane, s’éclairent dans les chatoiements et faisceaux d’une façade abyssale, animée par l’envers du décor de la cité et de ses rues : cet espace bien plus grand et plus vertigineux, allant toujours s’accroissant, que constitue son expérience plurielle à travers le temps. Si ses dimensions sont monumentales, cette œuvre immense s’appuie et est portée en son fondement par des mots d’hommes qui en ont la mesure, mais jusqu’en cette faculté qu’ils ont de traduire l’hybris, d’événements tragiques, de rêve contre nature, ou d’exprimer les fantasmes les plus extravagants, les obsessions et les angoisses les plus prégnants, les plus désordonnés. Ainsi, à la faveur des moyens techniques que se donne le cinéma de réalité augmentée qui superpose, en temps réel, une projection sur les surfaces concrètes de la perception au monde, le mur principal et les pièces de l’Amadeo Roldán sont-ils les lieux d’évocation d’une inondation de la ville (couramment submergée par les marées) ou de l’incendie qui ravagea le théâtre en 1977, à partir des témoignages recueillis par l’artiste dans les environs du site où l’œuvre prend vie, avec le pouvoir de fascination et de stupéfaction admirative de ce qui prend feu.
La projection est également marquée par les histoires plus banales des Cubains rencontrés et elle relate visuellement les souvenirs d’un déménagement précipité afin d’échapper à une catastrophe, ou le quotidien d’un réparateur de ventilateurs qui prit à cœur d’informer quelques étrangers sur l’importance et les détails primordiaux de son métier sur l’île. La sombra del viento prend, de ce fait, une dimension plus qu’intersubjective : elle éclaire une intercorporéité du vivant. D’abord et de manière relativement évidente parce qu’elle s’inscrit sur un édifice connu et fréquenté du patrimoine, où les hommes se retrouvent autour des arts de la scène depuis plusieurs générations. Ensuite et surtout parce que le théâtre extérieur de la façade accueille et allie, dans ses balayages et ses miroitements sombres et lumineux, les spatiotemporalités référant aux corps vivants et au monde vécu des hommes, en les tissant dans l’horizon de la cité ou de la polis. Le processus de la projection filmique permet ici, par sa dimensionnalité existentielle et les prémisses des choix narratifs, d’affirmer la coexistence charnelle des spectateurs et des acteurs (qui peuvent d’ailleurs être en partie les mêmes), à travers le chevauchement des trames narratives converties en sons et en images par les facultés imaginatives de l’artiste. Car : « Si l’expérience du temps et celle de l’espace sont indissociables pour nous, c’est aussi qu’elles sont l’une et l’autre vécues au foyer d’un corps situé, à partir duquel s’ouvrent les perspectives spatio-temporelles : « je ne suis pas dans l’espace et dans le temps ; je suis à l’espace et au temps, mon corps s’applique à eux et les embrasse ». » (Merleau-Ponty, 1945, p. 164) Autrement dit, la conversion et le tissage des récits des Havanais opérés par l’interprétation créatrice de l’œuvre se présentent comme ces « perspectives spatio-temporelles » ouvertes à l’orée de leurs corps de temps et d’espace et ils actualisent ainsi un vivre ensemble incarné à mi-chemin entre l’espace commun du bâtiment et la matière cinématographique qui lui est superposée. De la même manière, aux spectateurs observant, in situ, ce théâtre d’outre-monde fait de la fibre de leur existence, s’ouvrent les horizons des corps de temps et d’espace des Havanais, qui constituent des perspectives et le sens de ce carrefour de présence.
Cette intercorporéité du théâtre de Sévigny, qui n’est autre que la scène par où l’artiste introduit et exprime son propre corps dans la ville étrangère et fascinante, transparaît de manière plus évidente si on considère que les silhouettes qui gravitent, surgissent et parlent dans les pièces et sur les parois de la construction sont celles des hommes et des femmes qu’il a rencontrés, écoutés et filmés, souvent dans leurs propres demeures. Cette fantasmagorie plastique, qui rappelle à plusieurs égards l’univers singulier (idios kosmos) du rêve surréaliste, révèle donc en réalité, sous une apparente surface solipsiste caressée par les ombres et les apparitions, dans la profondeur dévoilée de la façade, un travail nourri par une éthique de la communauté, qui convoque et fait surgir un monde partagé (idios koinos) et qui trouve son expression dans l’affirmation la plus profonde de son com-paraître. Le terme esthétique de « réalité augmenté » prend ainsi tout son sens dans la révélation des horizons intérieurs, d’ordinaire occultés de la présence et dans le renversement orphique de leur imperceptibilité en perceptions.
Un miroir de l’étrangeté de l’homme et de l’étrange devenir de l’être
Ce dispositif de rencontre est ce qui donne à l’œuvre un sens existentiel, qui excède la somme des anecdotes et des souvenirs et lui confère la valeur d’un événement. La sombra del viento n’est donc pas une œuvre documentaire qui préserverait de la dispersion ou de la dissolution une mémoire figée et éphémère. La façade, les reliefs et les pilastres de l’Amadeo Roldán sont un véritable creuset où s’accomplit, au sens alchimique du terme, la transmutation des traces en un univers mystérieux, merveilleux et inquiétant, où l’auditeur est confronté à l’altérité jusqu’à sa propre étrangeté, ainsi qu’à l’inconnu de son devenir et de sa fin. L’imaginaire de l’artiste s’unit ici à celle du poète pour mener l’exploration de quelques énigmes primordiales. Car les discours des Cubains ne relèvent pas strictement de l’anamnèse : ils comptent en effet des poèmes entendus lors de lectures ou transmis par les habitants que Sévigny a pris soin de consigner et d’intégrer à l’œuvre par l’entremise d’une ombre narratrice. De la plume de Fina García Marruz (1923-), certains de ces vers métaphysiques méditent significativement sur la « créature étrange »1 qu’est l’être humain. Qui plus est, le témoignage de cette étrangeté est incarné dans la succession des tableaux visuels par l’ombre d’une entité inconnue, aux yeux mystérieusement lumineux, qui ressemble à un extraterrestre. Dans le contrepoint des souvenirs prosaïques où sont évoqués les lieux, les gens et les événements autour desquels les Havanais se reconnaissent et forgent leur identité quotidienne et historique s’immisce et croît donc le germe d’une altérité radicale, qui voue chaque récit à sa différence, chaque être au plus lointain. Car plus qu’un simple élément exotique ou fantaisiste annexé aux « portraits » pour en rehausser la banalité, l’étrangeté de la créature symbolise une altération transformatrice érigée en principe constructif de l’œuvre. Celle-ci prend plusieurs dimensions qu’il convient de mettre en perspective pour comprendre en quoi La sombra del viento est une œuvre qui emporte et déporte tout sur son passage.
En premier lieu, la figure extraterrestre me semble résister à toute tentation de fixer l’identité d’une population insulaire dont le mode de vie peut sembler figé depuis des décennies par les contraintes économiques ou des politiques rigides. Son inconnu introduit pour ainsi dire un jeu, de l’indéterminé au sein de toute cristallisation ontologique, si ce n’est qu’il réaffirme, justement à travers la mise en question de l’identité, quelque chose du caractère fondamentalement baroque du peuple cubain. Il en va certes d’une expression inquiétante et inquiète, voire anxieuse, d’une ville éveillant ses morts, son passé et ses tragédies, et qui est, dans cet effort de réminiscence, mise au-devant de la perspective de sa propre fin, comme ne cesse de le suggérer les détonations et les distorsions lumineuses qui font éclater le théâtre, soumis à la fréquence d’une entropie continue. Cependant, cette plongée réitérée dans le chaos des catastrophes et cataclysmes met en relief la plasticité du matériau visuel en éclairant sa malléabilité explosive : une force de mutation bien plus que de simple destruction qui entre en cohérence avec l’ouverture ontologique de la figure extraterrestre.
En effet, cette altération métamorphique est intimement liée à l’épreuve d’une altérité qui, à travers la succession des tableaux anamnésiques, est exprimée par la présence, la perception et la coexistence de l’autre, inscrites dans l’horizon commun du lieu partagé. Le support de la projection audiovisuelle n’est donc pas une surface au sens strict, puisque le dispositif de l’œuvre le manifeste comme une interface dont le sens, polysémique et mutable, est déterminé par la somme des regards, des mémoires, des percepts et des rêves intercalaires éveillés ou portés par le monument. À considérer que le poème de García Marruz se veut une réflexion sur la création génésiaque de l’homme, La sombra del viento ne porte donc pas uniquement sur les grands mystères de l’origine et de la fin, constitutifs de l’indétermination de notre existence, ou de notre ek-sistence comme disent les phénoménologues, lorsqu’ils envisagent l’homme comme être des lointains, dont le sens de la présence est déterminé par le Tout Autre. L’œuvre met surtout en scène l’étrangéité du devenir, qu’il soit celui du sujet ou de l’objet, dans sa confrontation avec des hommes ou des choses, à la faveur d’une intercorporéité qui n’est pas strictement matérielle, mais est le creuset de cette « pensée […] qui advient à une chair », ou à un « être-au-monde », une étendue, et qui investit l’horizon, pour reprendre deux formules empruntées à Merleau-Ponty et à Heidegger2. En d’autres termes, la négativité fugace qu’affirme et illustre L’ombre du vent révèle la coappartenance du visible et de l’invisible, du perceptible et des imperceptibles, qui voue l’intimité des hommes et le théâtre du monde à leur déplacement, leur éclatement, une mouvance plurielle dans laquelle cette œuvre explosive puise le moteur de son mouvement, de ses secousses et de ses ébranlements.
Par-delà projection et introjection : structure d’horizon et profondeurs acousmatiques
Le génie de L’ombre du vent consiste d’abord à donner à percevoir son surgissement à partir d’une indistinction première qui brouille la frontière entre la fiction et les données dites objectives de l’avéré : les regards évanescents de l’artiste et des Havanais, qu’il s’agit de faire surgir, et le bâtiment qui repose dans son apparente unicité, son illusoire invariabilité. Les premiers feux parcourant la façade se confondent ainsi avec les phares des voitures et l’œil inattentif peut ne pas discerner ce subterfuge. Le son du vent se mêle au vent sans qu’on distingue aucun effet de bruitage… L’ombre d’un marcheur rase le mur. Une trame sonore atmosphérique à la fois douce et sombre enveloppe ensuite peu à peu l’espace ; et progressant jusqu’à la tourmente, des bourrasques accrues par les volets qui cèdent, les rideaux qui volent, les pans arrachés, les craquements de la charpente emportent, signalent que l’œuvre a commencé. Le vent est tout à coup visible, puissant, sa force d’ouragan épouse les parois, et se tempèrent enfin. Alors, dans l’accalmie, une lumière aveuglante embrase l’intérieur du théâtre, où des ombres, silhouettes humaines présagées, paraissent par les balcons. Dans l’air, les rideaux dansent jusqu’à ce qu’un fracas immense rompe la façade entière, symbole d’un temps qui périclite et fait tout basculer, qu’il soit celui de la dictature de Batista, toujours présent dans les récits locaux et familiaux, ou bien d’un communisme chétif sur ses immeubles fragiles comme des squelettes poudreux, cassants, que ronge un lent étranglement… Mais on y verra également le signe d’un franchissement de dimensions contraignantes, d’un dévoilement des lois d’un autre plan, où régnerait l’ordre secret du temps et de l’imaginaire, de ce passé dont la mémoire au creux des choses dénote un singulier pouvoir de réinvention. Et ce plan, ce monde serait imbriqué dans le nôtre comme le suggère la réapparition du mur après son éclatement : Amadeo Roldán dans l’obscurité et dont seules les grandes lignes de construction à présent s’illuminent, arêtes incandescentes, spectrales, encore brûlantes, dans la trouée du passage.
C’est ainsi qu’annoncées par l’intériorité saillante du théâtre et les torsions et la désintégration de son revêtement, surgissent au fil de tableaux métamorphiques entrecoupés de narrations, ces réminiscences et fantasmagories des habitants qui font la profondeur vécue du monument et de la ville. Le tableau initial insinue cette stratification expérientielle de la masse architecturale, exposée au chatoiement effréné des balayages la course vertigineuse, accélérée des nuits et des jours. En quelques secondes, il permet de l’éprouver comme un être fragmenté, sédimenté, kaléidoscopique dans le temps. Cette traversée nouvelle, temporelle (et pourtant aussi visuelle, — spatiale —, que le premier franchissement du mur s’inscrivait dans la durée) nous conduit au seuil d’une scène onirique, quand, paraissant à l’étage, une silhouette prend voix avec ses yeux flambants, pour relater une montée d’eau, tandis qu’une fine pluie se met à tomber, ruisselle, jusqu’à tout inonder… Souvenirs des crues submergeant la jetée du Malecón. Toute cette première séquence, qui perce le mur de la structure pour en approfondir les chambres, et glisse sur les replis du temps, à la surimpression d’un contenu intime et tragique de conscience, manifeste la structure d’horizon de tout regard et de la présence qui, d’une part, échelonnent en profondeur les données de la perception et leurs faces apprésentées3, et, d’autre part, les doublent d’une dimension intérieure (mnésique, psychique, imaginaire) co-constitutive de l’être de l’objet ou de l’étendue :
« des horizons sont éveillés avec tout donné réel ». La perception ne se réduit pas à la somme des impressions sensibles qui affectent le sujet ; en plus de l’objet qu’elle prend consciemment pour terme de sa visée, elle comporte « un arrière-fond sans cesse co-conscient, bien que momentanément hors de l’attention », elle « ne cesse d’être enveloppé(e) » « par un horizon vivant ». La prégnance de la structure d’horizon se vérifie dès le niveau de la perception la plus simple : celle d’une chose au repos dans l’espace. » (Collot, 1989, p. 15-16)
D’un point de vue phénoménologique attentif à l’analyse de l’expérience sensible, le souvenir qui jaillit du sein de l’Amadeo Roldán et fait détoner ses parois dévoile ainsi un véritable « arrière-fond » des objets de la « réalité », dont la prise en compte est essentielle à toute approche du réel. Dans cette perspective, on comprend mieux que la luminosité des « ombres » profilées sur le bâtiment peut être interprétée comme cette négativité d’une intériorité (prise en charge par la sensibilité de l’artiste) rendue perceptible sur la face positive et solidaire de son support. Il en va d’une mise au jour de la dimension subjectale, d’ordinaire discrète, du théâtre, dont les silhouettes gravitantes du second tableau symbolisent la multiplicité et la prégnance. Rampant telles des araignées dans le réseau de rayures éblouissantes qui transforment l’immeuble en une sorte de toile, elles témoignent de la survie d’existences enchevêtrées, secrètes entre les murs : somme des parcelles de vies qui en font les murmures, le poids d’ombres soudain plus tangible, plus pesant que les pierres.
Celles-ci gagnent en limpidité, en malléabilité, acquièrent cette transparente légèreté de la fibre du rêve. La seconde séquence narrative où l’extraterrestre récite Qué extraña criatura es ésta coïncide notamment avec l’émergence de gargouilles cornues au-dessus des sept fenêtres et, s’échappant de leurs bouches animées, une ficelle aux serres, d’oiseaux qui s’envolent à l’air libre. Puis par une anamorphose bien connue du rêveur, des spectres flottent maintenant à l’intérieur, dansent en apesanteur. Comme dans l’aggravation de sa tension, leur suspension lacère la structure, dont les pans se reforment par la scansion d’une sorte de violente respiration. Ces déchirures, qui pulsent, s’accroissent, mais font clignoter la vision d’une construction intacte, de la virginité du mur, qui opère une rupture du solipsisme imaginaire, elles réduisent l’espace de sa projection en restaurant une plage où elle n’a pas de prise. Tout est comme si, après le récit de l’inondation et les divers fantasmes évoquant une continuité de l’imaginaire, l’immeuble se révélait prêt à accueillir le regard d’un autre, encore inaccessible : un horizon nouveau qui viendrait interrompre les visions précédentes en complexifiant le « relief » sémiotique de la façade. En marquant d’une discontinuité l’univers surréaliste de l’anamnèse onirique, le retour au normal introduit ici paradoxalement quelque chose du mystère que l’horizon de la perception d’autrui immisce dans le corps des choses, comme en témoigne Sartre dans L’être et le néant :
« Sartre montre comment l’intervention d’autrui dans mon champ perceptif, qui m’arrache à l’illusion d’un monde exclusivement mien, se traduit par l’apparition d’une dimension nouvelle des choses : leur face cachée, sur laquelle un autre regard se pose, se met à exister aussi pour moi qui ne la vois pas. Leur toute-présence se double d’une certaine absence. La pelouse que je croyais avoir tout entière sous les yeux se dérobe en partie à moi, « ce vert tourne vers autrui une face qui m’échappe ». Tout ce que je vois possède désormais un horizon qui n’est accessible qu’à autrui : « c’est comme un arrière-fond des choses qui m’échappe par principe et qui leur est conféré du dehors ». (Collot, 1989, p. 85-86)
De fait, la troisième narration fait place au discours du réparateur de ventilateurs, accompagné au balcon par un spectre qui balaie. Son geste soulève des faisceaux de lumière par-dessus la balustrade, portrait de l’artiste en balayeur remuant, attisant les poussières incandescentes d’un passé ravivé errant dans l’air du temps. Un fondu au noir fait alors percevoir les contours du théâtre enveloppé par la nuit, qui annonçant une autre scène. Par les fenêtres battantes de l’étage, alternativement éclairées et ouvertes, des chandeliers se balancent au son d’un crépitement électrique. Sa tension croît jusqu’au fracas d’une vitre et ce grand embrasement qui jadis, comme dans un éternel présent, carbonisa le monument. Lors de la Biennale, ce grand brasier illuminant la nuit havanaise allait mobiliser les pompiers du quartier par sa vraisemblance… Enfin, l’explosion marquant son paroxysme et sa résorption sous les décombres fumants fait apercevoir, au centre d’un tunnel alvéolaire abyssal creusé dans le mur, l’extraterrestre récitant, cette foi, un poème de José Lezama Lima (1910-1976), intitulé « Les fragments de la nuit », tandis qu’une nuée d’oiseaux clairs essaime l’espace4. Significativement, ce poème évoque dans ses grandes lignes la division et l’unité d’une nuit universelle dont L’ombre du vent, en prenant pour assise la structure d’horizon de L’Amadeo Roldán, me paraît l’exemplaire illustration. Par-delà intériorité et extériorité, singularité et communauté, elle renoue, comme nous l’avons montré, les diverses épreuves personnelles du territoire dans l’ouverture d’un lieu partagé dont elle souligne et accentue en même temps l’éclatement, la plasticité expérientielle au sens le plus détonant du terme.
Par ailleurs, et pour terminer, on se doit d’attirer l’attention sur la dimension sonore d’une telle coek-sistence, éclairée par la sortie de l’intimité dans le corps collectif et transhistorique du monde. Cet impératif est motivé par la fonction traditionnelle de ce théâtre, où sont inscrits les noms des grands compositeurs classiques. Concrètement, cette dimension auditive se laisse appréhender à la fin du second poème par la surimpression d’une musique de cordes sur le son du vent, qui donne à entendre la profondeur acousmatique de l’univers acoustique (ici la survivance d’un orchestre). Comme catégorie de l’acousmate, défini généralement comme un percept auditif dont on ne voit pas la source, le son entendu au creux d’un autre son par l’écoute sensible révèle une profondeur subjective de l’audible entée sur la surface acoustique5. Ainsi le vent exprimé dans cette œuvre tisse-t-il par ces fines irisations et dans ses plus imperceptibles harmoniques, la trame acousmatique où retentit toute une polyphonie de l’écoute et les réminiscences qu’elle fait jaillir. Car les cinq tableaux transitionnels qui structurent l’œuvre en évoquant les mouvements d’une symphonie se présentent autant, sinon davantage, comme les facettes d’un prisme sonore, qu’à défaut d’établir une hiérarchie entre les régimes sensoriels, nous rangerons parmi les ombres du vent qui convergent et divergent en formant le spectre de cette architecture vécue, de ses pourtours, et l’architectonique du vivant.
Le monde sensible tel que le cinéma augmenté de Sévigny permet d’en explorer, d’en parcourir les méandres, s’envisage comme un carrefour où, contre toute pensée et tout effort divisant les hommes ou en isolant les individus, s’instaure de la relation, des agencements spatiotemporels d’existence par-delà les époques et les changements de régime, les horizons, les murs et les frontières de toute nature. Plus que des déménagements et des exils occasionnés par les bouleversements politiques ou les catastrophes, c’est sans doute de cette propriété qu’ont les êtres de s’excentrer et de migrer au creux de l’in-visible et de l’in-audible profondeur de la perception que les figures finales sont le signe. Assis sur les corniches, évacuant les meubles suspendus au bout de leurs perches dans un étrange et léger équilibre, ne symbolisent-elles pas un moment de ces migrations qui font les sédiments (é)mouvants du sensible, descellés par ces sondes lumineuses œuvrant à l’archéologie des ombres ? Tout porte à le croire si on se réfère au titre d’une seconde œuvre magistrale, projetée en 2014 sur les parois du Harbourfront Centre à Toronto et qui forme un diptyque avec La sombra del viento. Suspended Time (Temps suspendu) se compose en effet de ces gravitations de trajectoires et de fragments des horizons du passé, du présent du futur et du rêve qui entraînent la métamorphose (la métaphorisation, donc le transport) d’une ossature contemporaine, dans un allègement de sa froide massivité, la mise en mouvement de sa compacité, le creusement perspectif, spatial et temporel, de son impersonnelle opacité, de sa vie ravivée, de sa vie affirmée. Ainsi le travail d’Emmanuel Sévigny réfléchit-il, avec constante et profondeur l’une des questions brûlantes de notre modernité touchant au problème de l’habitation concrète de l’espace et du monde : des lieux, des villes, des rues, de nos contrées.
Notes
[1] Voici, dans leur intégralité, les vers du poème cité dont nous offrons une traduction : Qué extraña criatura es ésta : « Qué extraña criatura es ésta, Señor, que cobijaste / bajo el opaco cielo, entre las mudas piedras, / que no sabe qué hacer con la lluvia que corre, / con los muros tan grises, las cenicientas yerbas. // Qué extraño rostro diste al hombre, tu criatura, / qué soledad en sus ojos bellos e impenetrables / y qué extraña su voz en la mudez inmensa / de las bestias antiguas, de las lejanas aves. // Qué extraña criatura es ésta, Señor, que en el deseo / satisfecho, se queda al fondo, deseando, / y al cabo, de su risa se defrauda / un poco, y en la pena deja despierto el cuándo. » ; « Quelle étrange créature, Seigneur, as-tu abrité / sous le ciel opaque, parmi les pierres muettes, / qui ne sait que faire de la pluie qui coule, / des murs si gris, des herbes cendrées. // Quel étrange visage donnas-tu à l’homme, ta créature, / quelle solitude dans ses yeux beaux et impénétrables / et quelle est étrange sa voix dans le mutisme immense / des bêtes anciennes, des oiseaux lointains. // Quelle étrange créature que celle-ci, Seigneur, qui le désir / satisfait, demeure au fond, désirant, / et à la fin, de son rire déchante / un peu, et dans sa peine laisse éveillé l’instant. »
[2] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, 189 p. ; Martin Heidegger, Être et temps
[3] Dans la phénoménologie d’Husserl, l’apprésentation réfère aux faces occultées des choses perçues qui sont le support de leur sens : « La perception ne tient pas seulement compte de l’aspect que l’objet présente à notre regard, mais aussi de ses autres faces qui, pour n’être pas actuellement visibles, n’en sont pas moins « apprésentées », c’est-à-dire obscurément pressentie à l’arrière-plan, à l’horizon du champ visuel : « le côté véritablement « vu » d’un objet, sa face tournée vers nous, apprésente toujours et nécessairement son autre face — cachée — et fait prévoir sa structure ». » Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Colin, 1931, p. 92 ; cité dans La poésie moderne et la structure d’horizon, op. cit, p. 16.
[4] « Cómo aislar los fragmentos de la noche / para apretar algo con las manos, / como la liebre penetra en su oscuridad / separando dos estrellas / apoyadas en el brillo de la yerba húmeda. / La noche respira en una intocable humedad, / no en el centro de la esfera que vuela, / y todo lo va uniendo, esquinas o fragmentos, / hasta formar el irrompible tejido de la noche, / sutil y completo como los dedos unidos / que apenas dejan pasar el agua, / como un cestillo mágico / que nada vacío dentro del río. / Yo quería separar mis manos de la noche, / pero se oía una gran sonoridad que no se oía, / como si todo mi cuerpo cayera sobre una serafina / silenciosa en la esquina del templo. / La noche era un reloj no para el tiempo / sino para la luz, / era un pulpo que era una piedra, / era una tela como una pizarra llena de ojos. / Yo quería rescatar la noche / aislando sus fragmentos, / que nada sabían de un cuerpo, / de una tuba de órgano / sino la sustancia que vuela / desconociendo los pestañeos de la luz. / Quería rescatar la respiración / y se alzaba en su soledad y esplendor, / hasta formar el neuma universal / anterior a la aparición del hombre. / La suma respirante / que forma los grandes continentes / de la aurora que sonríe / con zancos infantiles. / Yo quería rescatar los fragmentos de la noche / y formaba una sustancia universal, / comencé entonces a sumergir / los dedos y los ojos en la noche, / le soltaba todas las amarras a la barcaza. / Era un combate sin término, / entre lo que yo le quería quitar a la noche / y lo que la noche me regalaba. / El sueño, con contornos de diamante, / detenía a la liebre / con orejas de trébol. / Momentáneamente tuve que abandonar la casa / para darle paso a la noche. / Qué brusquedad / rompió esa continuidad, / entre la noche trazando el techo, / sosteniéndolo como entre dos nubes / que flotaban en la oscuridad sumergida. / En el comienzo que no anota los nombres, / la llegada de lo diferenciado con campanillas / de acero, con ojos / para la profundidad de las aguas / donde la noche reposaba. / Como en un incendio, / yo quería sacar los recuerdos de la noche, / el tintineo hacia dentro del golpe mate, / como cuando con la palma de la mano / golpeamos la masa de pan. / El sueño volvió a detener a la liebre / que arañaba mis brazos / con palillos de aguarrás. / Riéndose, repartía por mi rostro / grandes cicatrices. » ; « Comment isoler les fragments de la nuit / pour presser quelque chose des mains, / comme le lièvre pénètre dans son obscurité / séparant deux étoiles / soutenues par l’éclat de l’herbe humide. / La nuit respire dans une humidité intouchable, / non au centre de la sphère qui vole, / et tout s’unit, angles ou fragments / jusqu’à former le tissu indéchirable de la nuit / subtil et complet comme les doigts joints / qui laissent à peine passer l’eau, / comme un panier magique / qui nage vide dans le fleuve. / Moi je voulais séparer mes mains de la nuit, / mais on entendait une forte sonorité qui ne s’entendait pas, / comme si tout mon corps était tombé sur une séraphine / silencieuse dans un coin du temple. / La nuit était une horloge non pour le temps / mais la lumière, / c’était un poulpe qui était une pierre, / c’était une toile comme une ardoise plein de yeux. / Moi je voulais sauver la nuit / en isolant ses fragments, / qui ne savaient rien d’un corps, / d’un tuyau d’orgue / mais la substance qui vole / ignorant les clignements de la lumière. / Je voulais sauver la respiration / et elle se haussait dans sa solitude et sa splendeur, / jusqu’à former le souffle universel / antérieur à l’apparition de l’homme. / La somme respirante / qui forme les grands continents / de l’aurore qui sourie, / avec des échasses d’enfants. / Moi je voulais sauver les fragments de la nuit / et formais une substance universelle, / j’ai commencé alors à plonger / les doigts et les yeux dans la nuit, / je larguais toutes les amarres de ma barcasse. / C’était un combat sans fin entre ce que je voulais voler à la nuit / et ce que la nuit m’offrait. / Le sommeil, avec des contours de diamant, / retenait le lièvre / aux oreilles de trèfles. / Momentanément, j’ai dû abandonner ma maison / pour laisser passer la nuit. / Quelle brusquerie / a brisé cette continuité, / dans la nuit frayant le plafond, / le soutenant comme entre deux nuages / qui flottaient dans l’obscurité submergée. / Au commencement qui ne note pas les noms, / l’arrivée du différencié aux clochettes / d’acier, avec des yeux / pour la profondeur des eaux / où la nuit reposait. / Comme dans un incendie, / je voulais arracher les souvenirs de la nuit, / le tintement au-dedans du coup mat, / comme quand avec la paume de la main / nous frappons la pâte de pain. / Le sommeil retint de nouveau le lièvre / qui griffait mes bras / avec des baguettes de térébenthine. / En riant, il étalait sur mon visage / de grandes cicatrices. »
[5] Si surface acoustique il y a, c’est qu’on peut entrer dans le son et y entendre ce je-ne-sais-quoi d’indéterminé ou des bruits, des voix, des musiques assourdis qui saillent dans le phénomène, comme cette « forte sonorité qui ne s’entendait pas » sur laquelle s’interrompt la lecture du poème de Lima.
Bibliographie
– Collot, Michel, La poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Puf, 1989, 264 p.
– Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 560 p.