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Problématiques discursives de la postphotographie avec Joan Fontcuberta

Votre parcours est ponctué autant d’expositions de votre travail, de recherche théorique sur la photographie, que de commissariats d’expositions internationales. Ce n’est donc pas nouveau pour vous d’être commissaire d’une exposition ?

J’ai consacré beaucoup de temps à faire du commissariat d’exposition car c’est toujours en rapport avec mon travail, mais je me considère comme un commissaire amateur. Cette fonction me plait car c’est une façon de réfléchir sur une problématique qui m’intéresse. Dans mon travail je ne vois pas de différence entre un projet de création personnel et un projet de commissariat parce que les concepts et les horizons se rejoignent.

Il faut cependant composer avec d’autres imaginaires

Tout à fait, mais de toutes les façons cette question du déploiement d’un discours se fait par les choix et les décisions qui génèrent des combinaisons de propos.

Googlegrama 04:11-S NY, 2005. Recherche de mots : «Yahvé» i «Alà», en espagnol, français et anglais.

Le concept de postphotographie s’inscrit dans un concept plus large celui de posthistoire qui prolonge celui de postmodernité. Ce préfixe post laisse sous-entendre que l’on se situe au bord de quelque chose qui s’achève ou au contraire à l’orée de quelque chose de nouveau qui commence.

Je dois dire que je ne suis pas très à l’aise avec le terme post qui fait, en effet, référence à la fin. Ce serait comme dire adieu à la photographie. Par contre, je pense que cela permet d’ouvrir une porte pour entrer ou partir. Ce qui est important c’est l’aspect positif envisagé à partir de ce départ. L’idée centrale c’est que la photographie est un moyen d’expression, de représentation, de médiation avec le monde. Elle est née dans un moment historique, au XIXe siècle, moment de climatologie et d’idéologie particulier avec les débuts de la révolution industrielle et technocratique. Aujourd’hui on est dans un autre moment historique bien différent, car même si on utilise les mêmes outils comme l’appareil photo avec ses lentilles, la charge des valeurs idéologiques de l’image tel que les concepts de mémoire, de vérité, d’identité sont partagées avec d’autres intérêts. La photographie est entrée dans un circuit de communication plus quotidien, on l’envoie puis l’efface. Elle est entrée dans un espace conversationnel. On l’utilise comme un élément de connectivité avec les autres. On ne lui attribue plus de devoir de mémoire comme ce fut le cas de la photographie traditionnelle pour laquelle se développait l’obsession de la vérité.
Aujourd’hui les choix sont multiples. On se demande si c’est encore de la photographie ou si petit à petit celle-ci se transforme en quelque chose d’autre. Il y a encore le corps mais l’âme n’est plus ce qu’elle était.
Dans le cadre du programme du Mois de la photo il sera question d’explorer ces sortes de considérations. La photographie devrait peut-être être rebaptisée différemment, car on l’utilise pour d’autres fonctions. Il faut se demander ce qu’est le rapport que nous entretenons avec l’image. Le photojournalisme est en crise, alors pourquoi encore faire des photos aujourd’hui. Il faut répondre à cela par une perspective sociologique, anthropologique et esthétique, savoir faire une transition, s’arrêter et réfléchir.

Il y en a déjà qui oppose la photographie à la postphotographie. Je pense à William J. Mitchell qui le premier a amené ce concept il y a déjà quelques années dans L’Œil reconfiguré où il estime que ce sont  les images numériques qui nous font entrer dans cette ère post-photographique ?

Phantom, de la série Pin Zuhang, 2001

Je crois que l’on ne peut pas considérer les technologies comme des éléments isolés. La technologie apparaît toujours en réponse à un état d’esprit de notre société, de notre situation historique et cela de façon concrète. Il y a eu une émergence, une réaction, un changement depuis les années 90 qui a perturbé l’ontologie même de la photographie parce que l’argentique est passé au numérique avec des outils différents : des pixels des numériseurs, des logiciels comme Photoshop qui ont déplacé la photo vers la peinture et l’écriture, c’est-à-dire qu’elle a été jusqu’à maintenant un élément de production d’images très particulières. Je dirai que cela constitue une exception dans l’évolution de la culture visuelle parce que la photographie est à l’origine une image qui se génère sur toute sa surface. On déplace l’obturateur sur une surface  et cela crée une image qu’on peut modifier, on peut y intervenir, mais chaque opération va modifier l’intégrité de la surface : le focus, la couleur… Par contre, avec le numérique, on évolue vers une structure de l’image qui se rapproche de celle de la peinture ou de l’écriture, parce qu’il y a des unités graphiques comme les pixels qui peuvent intervenir de façon isolée sans que cela implique toute la surface. C’est le principe du point ou de la ligne. Ça donne un rendu complètement différent. Et c’est très important, c’est une première révolution technologique. On constate maintenant qu’on est dans une deuxième vague, c’est-à-dire au niveau des conséquences technologiques, celle qui nous amène vers des images dématérialisées. Des images dont le support a pris moins d’importance. Elles habitent l’écran de l’ordinateur, elles sont ici, là et nulle part. Cette possibilité d’ubiquité de l’image se peut parce qu’elle n’a plus de matérialité, c’est ce qui permet sa circulation. Cette deuxième révolution numérique a été la conséquence de l’importance de l’internet, des réseaux sociaux, de la téléphonie mobile, de l’omniprésence des caméras de surveillance et bien sûr de la production massive d’images. On en est arrivé à un tel point qu’on fait des photos de tout et tout le temps avec le paradoxe qu’on dépense tout notre temps à les faire et qu’on ne dispose plus assez de temps pour les regarder. On a intervertit le processus parce que ce qui nous intéresse maintenant ce n’est plus l’image comme résultat mais le geste photographique comme acte relationnel de communication. Cela change le point de vue fonctionnel de la photo et sa nature même. Avant la photographie était réservée à des moments solennels, historiques, par exemple, dans le domaine domestique, c’était la célébration des mariages, les moments qui composent la biographie narrative d’une famille, les espaces décisifs de l’histoire comme les photos de guerre, des icônes qui restent dans notre mémoire. Aujourd’hui on en fait tellement qu’elles se banalisent, il n’y a plus cet instant décisif car on en fait sans arrêt. Pourtant ce ne sont que des instants banals. Ça nous mène à une nouvelle situation où l’on se demande quelle est sa fonction, son importance pour nous comme être humain ou comme citoyen. L’idée de laisser une trace de notre moment historique, de notre mémoire, de nos intérêts, de nos passions n’est plus. Ce sont toutes ces transformations et ces métamorphoses qui s’opèrent dans le domaine de la culture visuelle qu’il faut remettre en question.

Hydropitecus de Tanaron 2, 2001, de la série Sirènes de Joan Fontcuberta, © Joan Fontcuberta

Si on transpose ces phénomènes d’évolution et de révolution de l’acte photographique dans le contexte artistique, observez-vous des différences notoires au niveau de l’imaginaire ou de l’esthétique apportées par ces nouvelles technologies ?

Tout changement apporte des pertes et des avantages. Il y a toujours un prix à payer. Je crois que la nouvelle situation va enrichir notre répertoire parce qu’il y a plus d’outils et d’instruments. On ne serait pas capable d’imaginer travailler sans ces logiciels et sans l’internet, ils sont devenus des aides indispensables. Par contre, d’un autre côté, il y a des pertes dans la création artistique. Avant on travaillait beaucoup avec le hasard. La technologie numérique limite les effets du hasard. Par exemple, avec les technologies traditionnelles il y avait des accidents, notamment dans certains films. Mais cela produisait des erreurs merveilleuses, surtout pour les surréalistes, qui aimaient ça. Aujourd’hui si l’image ne correspond pas aux canons esthétiques attendus, on efface et on recommence. On n’accepte que les photos qui répètent ce qu’on attend d’elles, il nous manque ainsi cet élément d’imprévu. Cependant de nouvelles avenues ouvrent vers des horizons plus vastes, on peut travailler dans le virtuel, par exemple avec Google Earth, on peut faire l’expérience visuelle de voir la totalité de la surface de notre planète. Aujourd’hui un reporter peut travailler sur le terrain ou bien rester face à son écran d’ordinateur et choisir des captures d’écran. C’est une autre expérience du réel qui en multiplie les possibilités. Par exemple le système de recherche d’images avec cette grande disponibilité d’images nous porte à réfléchir sur la nécessité de produire encore des images. Est-ce encore nécessaire quand tout est disponible. De nombreux artistes y réfléchissent dans une perspective écologique et développe des stratégies. Bien sûr que cela semble absurde de continuer à contribuer à cette surabondance d’images. Par contre, je peux récupérer et recycler ce dont j’ai besoin dans une direction précise. Ce qui nous amène à une considération révolutionnaire dans le domaine de l’art, c’est-à-dire que la fabrication même de l’image n’est plus aussi importante. Ce qui devient important c’est la gestion de l’usage de l’image. La valeur de l’image passe par le sens, la signification ; la création n’est pas une question de fabrication ou de production mais une question de prescription et projection du sens.

Joan Fontcuberta: Stranger Than Fiction Trailer

Il y a encore beaucoup d’artistes qui manipulent l’image et ne s’en tiennent pas seulement à l’acte photographique ni à représenter le réel de façon précise en faisant des centaines de clichés d’un même sujet, où justement le réel disparaît, la photo devenant une pure construction se projetant dans le futur.

Il y a en effet, d’un côté, un nouveau pictorialisme dans l’espace de la photo. Le pictorialisme a été assez puissant il y a quelques décennies. Aujourd’hui, il y a un pictorialisme numérique, mais ce n’est pas cela qui m’intéresse le plus, c’est plutôt l’aspect conceptuel, pas les possibilités de changer la forme mais le contenu, la fonction, le concept de l’image.

Munkki Juhani fait lire un chapitre du Kalevala à des suricates lapons, Joan Fontcuberta, série miracles & co, 2002

Par exemple dans votre travail on observe un souci esthétique important, déjà avec l’argentique, même si votre production s’inscrivait dans une démarche conceptuelle.

Mon travail a été une critique de la vérité visuelle, de la vérité dans la photographie. La photographie a été présentée à nos yeux comme la technologie au service de la vérité. À ce moment là je ne travaillais pas dans le domaine des arts visuels mais en communication, dans le journalisme et dans la publicité. Ce qui m’a permis de connaître tous les mécanismes de séduction et de persuasion de l’image. Donc mon travail artistique a consisté à déconstruire les façons dont l’image s’impose sur notre conscience. La plupart de mes projets sont des pièges pour essayer de dérouter la perception du spectateur, de montrer que dans notre perception il y a des préjugés et du filtrage. J’essaie de déranger ces sortes d’éléments qui sont des interférences dans notre expérience du réel.

Dans vos projets la nature est omniprésente.

Justement l’année dernière j’ai publié un ouvrage intitulé La photographie de la nature/La nature de la photographie. La nature a été pour moi un prétexte pour arriver au cœur du langage photographique, c’est-à-dire quand j’ai fait des parodies de la science pour comprendre la nature. Mais cela était une stratégie pour arriver à une réflexion critique sur ce qu’est la photographie, l’image photographique.

Joan Fontcuberta – Stranger Than Fiction: Fauna

Dans le contexte du Mois de la photo, comment allez-vous procéder pour faire vos choix ?

Je procèderai selon la question de la discursivité, mais je le ferai avec une certaine modestie et une certaine pédagogie. Je vais proposer des débats et présenter des artistes qui illustrent des problématiques rattachées à ce que je viens de vous dire, soit la production massive des images, la discussion sur la question de l’originalité, de la qualité et de la fonction de l’image. Ce qui m’intéresse c’est de montrer la création contemporaine du Québec et du Canada en relation avec ces problématiques.
Il n’y aura pas d’esthétiques privilégiées mais plutôt des concepts, des idées qui prendront des esthétiques différentes, réaliste, documentaire ou abstraite ou qu’on peut associer à des moments précis de l’histoire de l’art ou encore à une a-esthétique comme l’art conceptuel traditionnel. Pour moi l’esthétique c’est la façon de s’habiller, ce qui m’intéresse c’est le squelette, le noyau conceptuel, le noyau de problématique discursive.

Oficial Istochnikov, Joan Fontcuberta, série Sputnik, 1997

Je comprends ce choix, mais l’esthétique contribue aussi à l’expressivité du contenu d’une œuvre et fait partie de son processus d’énonciation, ce n’est pas qu’un simple habillage.

Oui l’esthétique est nécessaire pour aboutir à un résultat mais je veux plutôt faire une mise en valeur de l’aspect conceptuel des productions d’ici.
Je vais essayer de montrer un répertoire de productions différentes qui touchent au domaine de l‘espace, du temps et de l’identité. Observer comment aujourd’hui on parle de l‘espace, de nous-mêmes et de la mémoire. J’essaie d’élaborer un panorama assez complet sur ce que je propose comme condition postphotographique.

Joan Fontcuberta – Stranger Than Fiction: Miracles