Aller au contenu

Transmission et système de l'art (partie 1)

Projection d’une œuvre des étudiants de l’UQAM sur la façade de la BANQ dans le cadre de Nuit Blanche, 2016

En quoi, le néoclassicisme incarne-t-il l’esprit des Lumières ? Quelles sont les conséquences de l’utilisation de la reproductibilité technique par Andy Warhol ? Que se passe-t-il lorsqu’un Helmut Lachenmann, compositeur de musique concrète instrumentale, déconstruit les repères d’écoute propres au piano ? Comment le cinéma permet-il au réalisateur Godfrey Reggio de critiquer le système technicien ? Pourquoi Eduardo Kac a-t-il choisi la transgénèse pour aborder la communication entre les espèces biologiques ? Pourquoi Bill Viola conçoit-il des dispositifs médiatiques complexes en dialogue avec leur contexte d’exposition pour susciter les sensations premières du sacré et du sacrilège, comme dans Crossing ou Martyr, où il utilise les éléments naturels comme l’eau ou le feu ? Pourquoi certains artistes se servent des façades d’immeubles ou de monuments comme support pour médiatiser publiquement leurs œuvres que l’on nomme media facades ? Pourquoi Nam Jun Paik détourne-t-il de sa fonction usuelle le téléviseur au moyen d’un électroaimant ?

Bill Viola, Crossing, 1995

Ce genre de question préoccupe le chercheur en arts qui s’intéresse aux rapports entre les idées et leurs traductions matérielles, dans la perspective de leur transmission. Cette intuition, c’est que le choix d’un mediumparticulier a une influence certaine sur ce que l’artiste peut créer et que, par conséquent, le medium influe sur la nature du message. On peut la formuler ainsi : comment une idée s’incarne-t-elle pour se transmettre ? La réponse n’a rien d’évident mais les solutions plastiques abondent. Comment ces solutions-là s’expliquent-elles théoriquement ? Nous souhaitons attirer l’attention de ceux et celles qui sont en quête de méthodes sur la façon dont l’esprit du temps conditionne la nature de son ontophanie (c’est-à-dire la manière dont l’esprit du temps va se manifester, en l’occurrence, dans la nature de sa médiation artistique). L’idée modèle assurément le matériau mais nous aimerions proposer le concept que le matériau modèle aussi l’idée. Que la matière conditionne l’objet de la transmission. Et cela dans une relation tripartite où le milieu d’existence de l’œuvre conditionne et le message et sa médiation. Cet article a pour but de suggérer une posture pour la recherche et la création, celle de la médiologie de l’art. Après avoir rappelé les fondamentaux de la jeune médiologie, nous soumettrons ce que peut être la médiologie de l’art, nous en discuterons la pertinence et nous en proposerons quelques applications à l’analyse d’œuvres d’art.

Qu’est-ce que la médiologie ?

Le medium : transmettre

Dissipons tout de suite un malentendu : la médiologie n’est pas l’étude exclusive des médias que l’on entend notamment comme organes de presse. « Dans médiologie, “médio” ne dit pas média ni médium mais médiations, soit l’ensemble dynamique des procédures et corps intermédiaires qui s’interposent entre une production de signes et une production d’événements. » (Debray, 1994, p. 29). La médiologie étudie les faits de transmission. Dans cette perspective, elle s’intéresse aux intermédiaires, aux ponts, aux canaux : aux media, pluriel latin de medium. Autrement dit à tout ce qui permet non seulement à une communication (deux amis s’échangent de la musique via le Web, c’est une communication dans l’espace) mais aussi à une transmission (pendant longtemps, l’Odyssée est passée de génération en génération par l’oralité, c’est une communication dans le temps) d’avoir lieu.

À cet égard, un post sur un « réseau social » est un medium au même titre que le « téléphone intelligent » qui permet de l’envoyer. Un billet de 100 ringgits comme un Airbus A380. Il en va de même pour le Viaduc de Millau, la bibliothèque, un himene polynésien, une voiture électrique Tesla, le tableau dans la salle de classe, la flèche d’une église, le corps du Christ en tant que Parole incarnée. Comment cela se peut-il ? Il n’est qu’à considérer le fait que le medium se place comme intermédiaire, qu’il met en relation aussi bien des hommes que des idées pour permettre une transmission dans l’espace et dans le temps. Devant cet inventaire à la Prévert, il n’est pas évident de comprendre la fonction du medium et son rôle de transmetteur de culture. Notre compréhension commence à s’éclairer lorsqu’on considère que le medium a, selon Debray, double nature : une matière organisée (que l’on sigle par commodité « MO ») articulée à une organisation matérialisée (« OM »).

Cette articulation paraîtra évidente une fois énoncés quelques exemples : pas de tweet (MO) sans Twitter (OM). Pas de ringgit imprimé ou forgé sans gouvernement qui en consacre et paramètre l’usage). Pas de tableau dans la classe sans école avec son corps enseignant et son programme. Pas de flèche gothique sans Église avec sa théologie, ses ecclésiastiques et sa liturgie qui en justifie l’esthétique.

À l’inverse, pas d’organisation matérialisée qui soit justifiée en l’absence de matière organisée : pas d’Association internationale du transport aérien (IATA, OM) s’il n’y a d’avion. Pas besoin de maître d’ouvrage (le ministère de l’équipement, OM), d’ingénieurs, ni de concessionnaire (la Compagnie Eiffage du Viaduc de Millau, OM) sans voitures électriques (MO). Pas de bibliothèques, avec ses bibliothécaires, ses méthodes de classement et ses systèmes d’archivage et de prêts, sans livres. Pas de fête annuelle ni de culte religieux sans himene. Pas d’Église sans Incarnation.

La médiologie remarque aussi que le medium agit sur ses usagers pour fabriquer des habitus, de la mémoire, c’est-à-dire pour faire culture. Reprenons notre florilège : le statut que l’on met à jour sur les réseaux sociaux numériques nous met en relation avec les autres de nouvelles façons. Le « téléphone intelligent » modèle la nature des messages que l’on envoie puisqu’il impose un traitement spécifique (dactylographie, traitement de texte, nombre de caractères, célérité de transmission…). Le ringgit matérialise l’idée d’une unité fédérale Malaisienne prévalant sur le pouvoir des États, districts et sultanats et des communautés ethniques et religieuses. Si l’Airbus transporte l’homme d’affaire d’un endroit à un autre de la Terre dans un temps qui, pour le kazakh des steppes mongoles, relève de l’ubiquité, il inspire aussi le sentiment que les anciennes frontières administratives sont caduques pour ceux qui parcourent le monde pour investir, bâtir, exploiter. La route qui passe par le viaduc de Millau véhicule aux collectivités l’idéal républicain de la nation française à travers une démonstration technique et esthétique de coordination et de puissance. La bibliothèque ne se contente pas de consigner des livres, elle permet à une culture de prendre corps en matérialisant son instance épistémique (la connaissance du monde par une mise en réseau de savoirs construits). Ce lieu de stockage de la mémoire culturelle assure la pérennité d’une identité collective en suscitant des vocations d’auteurs et de chercheurs. Le himene soude le peuple polynésien autour de la représentation de ses racines ancestrales qui ressurgissent pendant le Heiva i Tahiti (fête traditionnelle se déroulant à Tahiti en juillet et réunissant des artistes et artisans de tous les archipels de la Polynésie Française), mais rappelle aussi, lorsqu’il est chanté par les Māmā, habillées en robes « mission », « pomare » ou « purotu », chaque dimanche à l’église, l’influence du christianisme dans lequel l’identité insulaire s’est renouvelée. Une Tesla 3 offre à la personne aisée qui la conduit l’expérience d’un mode de vie alternatif dans sa version deluxe ; et, sans pour autant susciter le sentiment d’urgence, convainc les passants qui la voient passer que des bouleversements climatiques se produisent, que les changements dans nos habitudes de vie sont nécessaires non seulement, mais qu’ils sont déjà pris en charge par la technique et que, finalement, ça peut être cool. À l’école, le tableau noir était, le tableau blanc est, et le tableau interactif sera le medium de transmission par excellence du savoir dans les classes, la surface d’une mémoire temporaire nécessaire à l’agrégation des connaissances – à moins que ce ne soit un « wiki », intermédiaire interactif et participatif entre internautes et communautés d’érudits, qu’on consulte au moyen d’une plateforme multimédia portative (un « téléphone intelligent ») faisant autorité – dont la copie doit être rapide, puisque son contenu disparaît dans l’heure et à jamais, suscitant le sentiment qu’il doit être gardé précieusement. Il en va ainsi pour le style gothique dont l’architecture s’élève en flèches hérissées d’arabesques pour mieux glorifier Dieu : « les lignes ascendantes des édifices sont le symbole de la pensée chrétienne, de l’élan des âmes vers le ciel. » (Henry Martin, 1927, p. 7). Car « l’art gothique est rationnel. […] il y a dans un édifice gothique une concordance absolue entre la structure et la forme. » (H. M. p. 6) Pour les Chrétiens, le Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes, est le medium du message divin en sa qualité de « Logos fait chair » et de chemin. Ici, le fameux aphorisme de McLuhan s’applique même parfaitement : le medium est le message, puisque le fidèle doit accepter le Christ comme Sauveur et Seigneur pour accéder au Père.

Robe mission, Pomare ou Purotu, Présentation d’une collection de la couturière Jeannette, retraçant l’histoire de la robe à Tahiti et dans les îles de 1840 à 1960. Crédit : M.S. & Christian Durocher

Il n’y a pas de transmission de mémoire qui ne soit médiatique, c’est-à-dire libre d’un medium. Le mediumdétermine fortement le type de message transmis, aussi étrange que cela puisse paraître. L’idée n’est-elle pas indépendante du support sur lequel la main vient la coucher ? Ne peut-on pas dire la même chose par lettre manuscrite ou par tweet ? La feuille de papier nécessite une table, donc une chaise pour qu’on s’y attable : qu’on y mette un peu de temps. On ne peut laisser vide ce grand espace sur lequel la taille de l’écriture a été calibrée et on finit par s’y épancher, choisir ses mots, se prendre au jeu. Le tweet, en revanche, détermine la longueur de l’écriture : ses 144 caractères bloqués sous une police déterminée et destinés à une audience plurielle encouragent nécessairement la vitesse et la compétition, qui entraînent elles-mêmes les formules percutantes dans une économie plus large de l’omniprésence. En résumé, si de deux messages le contenu est le même, le manuscrit n’a pas le même effet que le dactylographié et cette différence est due au type de medium.

Les milieux

La transmission a lieu dans un espace-temps médiatique où se glissent une compréhension et une pratique du monde influencée par l’usage d’outils de transmission, de communication, de transport, d’observation… « On ne peut séparer une opération de pensée, à quelque époque que ce soit, des conditions techniques d’inscription, de transmission et de stockage qui la rendent possible (l’écriture alphabétique, la lecture, étant en ce sens des techniques). » (Régis Debray, 1991, p. 313) Mais l’organisation des médiations n’a lieu que si les conditions techniques de « transmission et de transport des messages et des hommes, avec les méthodes d’élaboration et de diffusion intellectuelles qui lui correspondent » (R. D. p. 313), y sont propices.

À chaque époque médiatique sa « médiasphère ». Pour les médiologues, en Occident, il y en a quatre : la logosphère, la graphosphère, la vidéosphère et l’hypersphère. Chacune réunit des conditions économiques, politiques, sociales et culturelles propres nécessaires à l’avènement d’innovations techniques et vice versa : ces innovations techniques créent les conditions propices à l’émergence de ces différents milieux. Voici les caractéristiques de chacune d’elles.

La logosphère

Comme son nom ne l’indique pas, la logosphère est l’ère de l’écriture manuscrite, c’est-à-dire de la copie manuelle – dur labeur – donc de la tradition et des temps longs, des dogmes immuables, des temps cycliques. Son nom indique en revanche l’autorité du Verbe et du témoignage verbal. Elle représente une épistémique de la Parole de Dieu transmise de proche en proche.

Par exemple, lorsqu’un nom est cité dans un texte, il se réfère à un témoin oculaire vivant et avec qui le lecteur pourrait littéralement entrer en dialogue (Richard Bauckham, 2006) . La logosphère s’organise autour d’un principe organisateur invisible qui exige une confiance aveugle. Le dogme catholique est dispensé au sein d’institutions qui matérialisent le contenu sacré du message divin tout en suggérant une élévation, en asseyant et centralisant le pouvoir du clergé : l’église est au centre du village dont elle organise la vie. La connaissance est possédée par les hommes d’église. Orale (anciennement, on ne lisait pas dans sa tête : dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel montre que ce n’est que depuis le 10e siècle que la lecture silencieuse se pratique en Occident), celle-ci est transmise parcimonieusement de haut au bas, à l’image des cathédrales qui dominent le fidèle. Dès qu’il est canonisé, le saint représente l’idéal identitaire de l’individu et incarne les vertus du christianisme. Les communautés trouvent leur unité dans la personne du roi.

La graphosphère

La graphosphère est née de l’imprimerie qui impulse des temps linéaires, articulés autour de la notion de progrès scientifique. L’imprimerie entraîne l’alphabétisation de masse et la création d’institutions académiques qui forment le tissu de l’État-nation. De plus en plus accessible, la connaissance est aux mains de pédagogues, de précepteurs. Elle est transmise dans de nouveaux lieux consacrés à l’étude silencieuse du contenu des livres : les bibliothèques et les écoles, édifices qui s’abaissent et rappellent que le savoir, désormais, se distribue à l’horizontale, de citoyen à citoyen. On établit un projet politique, moulé dans les langues nationales qu’on enseigne, conçu pour les chemins de fer qu’on pose pour quadriller, agréger le territoire, faciliter la cohésion d’un état, d’une nation. Le héros romanesque devient le modèle de l’individu qui surgit au travers des idéaux d’autonomie et de liberté provoqués par la naissance d’institutions démocratiques en accord avec cette vision plate des distributions.

La vidéosphère 

Les avancées exponentielles de la technique que connaît le 20e siècle sont redevables aux technologies de la vapeur et de l’électricité qui répondent à des savoir-faire conçus pour elles. L’électricité produit les ondes de la radio et de la télé et engendre la vidéosphère. En vidéosphère, on allonge les ponts, élargit les routes, construit des barrages, pose les pylônes électriques, distribue le courant aux villages les plus reculés, y achemine les discours télévisuels mais aussi des centres d’alimentations comme les supermarchés. Grâces aux ondes radio, on trace les lignes aériennes pour réduire les durées, on envoie des hommes-fusées dans l’espace pour contrôler les flux visibles et invisibles qui parcourent le monde et propager dans l’instant et à l’échelle planétaire des images animées. La télé diffuse le savoir. Le monde s’internationalise. En pèlerinage au temple mondial et décentralisé de l’image, les touristes prennent l’avion pour retrouver la colline d’Hollywood dans le viseur de leur appareil photo. La transmission de la mémoire a moins lieu par les lettres que par les photos d’album et les films de famille. Le leader impose un régime totalitaire à travers l’esthétisation de la politique. La star façonne son image en fonction du public cible et instaure un modèle basé sur les qualités techniques de son apparition : l’important est d’être reconnu.

L’hypersphère

L’hypersphère naît du code, de son mode d’apparition (informatique). L’ubiquité caractérise son mode de communion. La ligne du temps est évacuée au profit du point de l’instant. Le savoir est partagé en réseau via des terminaux numériques. Sur la toile aux serveurs expatriés, invisibles pour l’internaute, l’hypersphère interroge les frontières administratives et tisse son dogme : « anyone can say anything about any topic ». La connaissance ne se transmet plus ; l’information circule : si tôt apparue, si tôt écrasée et perdue dans les méandres du Web, nouvelle extension (substitut) de notre mémoire qui incite à y décharger davantage. Les multinationales gèrent le sens des flux et président à mots couverts aux décisions politiques nationales et internationales. Tous les procédés de communication, de fabrication, de (pro)création, de contrôle, de défense, de recherche, de transaction, de divertissement se numérisent, s’automatisent. Le pouvoir se trouve dans la réalité seconde, celle des médias, de la médiation, de la médiatisation. La nation se fractionne en tribus dont les (in)dividus parcourent le village planétaire à la recherche d’un alter-ego, hybride, constamment réactualisé, simulé par un avatar. L’écran devient le dispositif d’individuation.

Corrélations fonctionnelles entre systèmes

Comment se fait-il que la technique, en produisant des habitus, suscite un ancrage culturel – c’est-à-dire le lieu d’une transmission ? La médiologie est née de nombreuses observations de rapports très serrés entre un milieu, un medium et un message. Elle s’alimente de ces rapports et s’appuie sur eux pour établir des corrélations fonctionnelles, qui ont une influence, selon différents niveaux de techniques, sur un mode de transmission. Régis Debray en distingue trois.

L’intra-système 

Tout d’abord, la plus évidente peut-être, est la dimension des corrélations à l’échelle de l’« intra-système » : une réciprocité induite entre des techniques à l’intérieur d’un champ de pratiques. On portera notre attention sur ce qu’une invention nouvelle « fait à » une discipline qui l’accueille ou une manière de faire traditionnelle : comment elle l’organise (pour comprendre ces corrélations, proposons un exemple pour chaque médiasphère).

En logosphère, la Parole est chantée, psalmodiée. Étant donné que les Psaumes, dont les figures de style servant à la remémoration, sont écrits pour la louange, l’adoration, la célébration, l’inauguration d’un temple et la commémoration, pour être entonnés par le chœur et le peuple et accompagnés par des instruments, on mobilise des figures de style comme dans un processus mnémotechnique comme par exemple,

– des parallélismes antithétiques : « En effet l’Éternel connaît la voie des justes mais la voie des méchants mène à la ruine. » (Bible d’étude Semeur, Psaumes 1 : 6), 

– synonymiques : « Éternel, que mes ennemis sont nombreux ! Beaucoup se dressent contre moi. » (Bible d’étude Semeur, Psaumes 3 : 2) et 

– synthétiques :« Il ressemble à un arbre planté près d’un courant d’eau : il donne son fruit en sa saison, et son feuillage ne se flétrit pas. » (Bible d’étude Semeur, Psaumes 1 : 3)  

En graphosphère : le papier, support du livre, invention des Chinois, importé en Occident par les Arabes au 12esiècle, a entraîné la diminution, puis la disparition progressive de la copie faite main et facilité l’avènement de l’imprimerie, car il est moins onéreux à produire que les parchemins faits de peaux de mouton : il en faut trois cents pour recopier une seule Bible. En fait, le papier, quoique plus fragile, est sept à huit fois moins cher que la peau 1 (Chaunu, 1975/1984). On peut aussi se demander ce que l’imprimerie fait au roman ? « L’imprimerie modifie la manière même d’apprendre, libérant la mémoire, débarrassant le pédagogue de l’obligation encyclopédique. » (Chaunu et Bedouelle, 1991, p. 104)

En vidéosphère : l’enregistrement analogique (le disque souple, le magnétophone, la bande magnétique) contribueront à la naissance de la musique concrète. Pierre Schaeffer théorisa cette musique après en avoir découvert les potentialités lorsqu’il travaillait pour une station de radio.

En hypersphère : développement de l’offre de lecture en ligne de films en transit (streaming) au détriment des vidéoclubs.

L’inter-système

Un peu moins évidente est la sphère des interactions inter-système, où un type de stockage de la mémoire induit une organisation adéquate des disciplines et de la transmission des savoirs.

En Logosphère : Il n’y a pas de matrice qui permette la reproduction mécanisée des livres : l’écriture passe par des copistes. Le problème c’est qu’avec des copies de copies, le nombre de fautes est généralement élevé. On développe alors un système d’exemplar, manuscrit modèle qui limite la perdition dans le copiage. Les scribes l’utilisent pour transcrire l’original. L’exemplar est un manuscrit qu’il faut consigner. Moyennant une taxe, ce manuscrit est prêté par les stationnaires (marchands de livres), habilités à en multiplier les copies, pour en sécuriser le texte. Par conséquent, on met en place des institutions qui prêtent les manuscrits modèles (moyennant la taxe que nous venons de mentionner). En assurant la qualité du texte, on en renforce la fiabilité. (Pierre Chaunu)

En Graphosphère : « l’expansion de l’imprimerie, dont on a pu dresser une carte très précise de Strasbourg, Cologne, Augsbourg, Nuremberg à l’Italie en 1467, à la France et aux Pays-Bas en 1470, puis au reste de l’Europe, correspond à l’expansion de la population urbaine et à la diffusion de l’alphabétisation parmi les laïcs depuis le début du Moyen Age. » (Pierre Chaunu et Guy Bedouelle, p. 103)

En Vidéosphère Ce que le cinéma change à la philosophie : Bergson emprunte au cinématographe le modèle mécanique du défilement des images qu’il associe au mouvement de la pensée, pour exemplifier sa méthode philosophique : « qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. » (Henri Bergson, 1907, p. 178) Ce type de rapprochement entre la philosophie et le cinéma influencera la méthode de Walter Benjamin où écriture et montage (focalisation et raccords) se rencontrent.

En Hypersphère : le Web permet la téléchirurgie, chirurgie assistée à très longue distance par des machines, parangon de l’opérationnalité globalisante de l’informatique.

Le trans-système

Enfin, les interactions trans-système, d’un univers technique à un univers symbolique, sont les moins évidentes à repérer.

En logosphère :

Le christianisme vécu au sein de cultures purement orales est guidé par un encadrement de clercs, qui, dans leur large majorité, jusqu’à la fin du XVe siècle, émergent à peine au niveau de l’écrit ; ils sont, au sens plein, des métis culturels. Car un christianisme sans livre, un christianisme où la Parole vivante n’est jamais une Parole écrite, où interviennent la plasticité de la transmission orale et le support de l’image peinte et sculptée, avec l’usage de la mnémotechnie et des schématismes indispensables à une mémorisation auditive sans le secours correctif du texte, ce christianisme subit nécessairement le point et le façonnement du milieu. (Pierre Chaunu, 1975/1984, p. 167)

En Graphosphère : Le livre imprimé et l’humanisme. L’humanisme est totalement tributaire du livre imprimé dans sa survivance.  

L’imprimé, c’est le multiplicateur, et beaucoup plus fondamentalement, le fixateur, une technique qui empêche les textes de se défaire de copie en copie, qui déplace, à temps égal, l’investissement du travail humain de la simple reproduction à la confrontation entre le modèle et la copie par le jeu de la correction des épreuves. (P. C. p. 317)

Mais, l’inverse est aussi vrai ; le livre imprimé est tributaire de l’humanisme. Celui-ci 

a joué un rôle […] dans l’ensemble des facteurs qui ont poussé à la mutation innovatrice du caractère mobile. Cet ensemble modificateur, […] c’est le nombre des hommes capables de lire et d’écrire, l’existence d’un support abondant, le papier, le besoin religieux de l’image et la technique du xylographe. (P. C. p. 316)

En Vidéosphère : « l’esthétisation de la politique », que pratiquera le nazisme, s’origine dans la capacité du dispositif filmique à rendre visibles les mouvements humains (« dans les grands cortèges de fêtes, dans les monstrueux meetings, dans les manifestations sportives qui rassemblent des masses entières, dans la guerre […]. » (Walter Benjamin, 1939/2000, p. 51) Ces représentations monumentales diffusées massivement, donnent corps, essence et puissance aux idées politiques.

En Hypersphère l’approche génétique des organismes biologiques sous l’angle du code recombinable (ADN/ARN) ouvre la voie posthumaniste à l’idée de l’être humain comme assemblage désacralisé, indéfiniment modulable.

La médiation, souvent imperceptible

Si la médiologie s’intéresse tant au rôle joué par le medium, c’est que son influence sur le contenu du message est souvent minimisée, sinon ignorée des humanités alors qu’il est essentiel à la transmission des Idées : « la médiologie élargit le mouvement et prolonge la commande matérielle du domaine graphique à l’univers moral et symbolique. L’outil d’inscription modifie l’esprit du tracé mais aussi les traits de l’esprit d’un temps, le style d’un Zeitgeist. » (Régis Debray, 1991, p. 269) Aurions-nous pu écrire cet article dans un bloc de marbre ? Pas vraiment : le marbre est fait pour construire les palais des puissants, en assoir le pouvoir dans la durée par la représentation de la grâce, de la magnificence et de la force, en transmettre l’idée et en laisser le souvenir. Avec le marbre, pas de touche « annuler et rétablir» – ctrl (ou cmd) + z  – possible, de plaque dont on puisse disposer aisément commune banale feuille de papier sur laquelle on griffonne un message, que l’on froisse et jette à la corbeille pour en saisir une nouvelle et reformuler, remettre en question notre idée. S’il est difficile de distinguer l’influence du medium sur le contenu de son message c’est qu’il se soustrait souvent à notre conscience : « quand vous avez tous les moyens de l’écoute et de l’influence à votre disposition, vous devenez médiologiquement aveugles. » (R. D. p. 46) Or la transmission revêt souvent des formes qui échappent à celles d’un dispositif de communication « traditionnel » : il est évident de désigner le medium de la communication téléphonique, beaucoup moins de distinguer celui d’une discussion entre deux interlocuteurs qui peuvent avoir l’illusion de se parler sans intermédiaire, « directement », comme on dit, alors que le fait de se parler « en personne » signifie que les media de la communication à l’œuvre sont ici la « personne » qui emprunte le medium de la langue, manifesté par l’usage des cordes vocales, l’articulation de signes vocaux et la production d’ondes sonores. Un medium est un outil de transmission du point de vue technique (comme le téléphone) mais aussi un outil de transmission du point de vue culturel (comme la flèche d’une église). C’est la raison pour laquelle il y a du medium autant dans les moyens de communication que dans les œuvres d’art : la transmission a lieu dans les matériaux d’un artefact, dans ses formes, son mode d’incarnation ou son lieu de manifestation. Toutes les composantes de l’objet participent à la transmission d’une intention de sens non seulement, mais aussi des pensées et des présupposés d’une époque.

Notes

[1] À titre indicatif, cinq mille peaux furent nécessaires à la production des trente exemplaires sur parchemin de la Bible de Gutenberg.

Bibliographie

– Agamben, Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007, 49 p.

– Bauckham, Richard, Jesus and the eyewitnesses, Grand Rapids, William B. Eerdmans, Pub. Co., 2006, 538 p.

– Benjamin, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, 1939 [1935], 176 p.

– Bergson, Henri, L’évolution créatrice (9e éd.), Paris, Presses Universitaires de France. 2001 [1907], 241 p.

– Cauquelin L’art contemporain. Paris, Presses Universitaires de France, 2001 [1992], 128 p.

– Chaunu, Pierre, Le temps des réformes, Bruxelles, Éditions Complexe, 1975, 570 p.

– Chaunu, Pierre et Guy Bedouelle, L’aventure de la Réforme : le monde de Jean Calvin, Bruxelles, Éditions Complexe, 1991, 199 p.

– Debray, Régis, Cours de médiologie générale. Paris, Gallimard, coll. «Folio essais», 1991, 395 p.

– Debray, Régis, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992, 528 p.

– Debray, Régis, Manifestes médiologiques, Paris, Gallimard, 1994, 240 p.

– Debray, Régis, Transmettre, Paris, Odile Jacob, coll. «Le champ médiologique», 1997, 208 p.

– Debray, Régis, «Histoire des quatre M», dans Les cahiers de médiologie, no 6, 7-26, 1998, p. 7 -25.

– Debray, Régis, Introduction à la médiologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Premier Cycle», 2000, 240 p.

– Debray, Régis, (dir.), Louise Merzeau, «Médiasphère», Médium, 8, 2005, 162-169.  

– Fischer, Hervé, «À l’âge du numérique, l’émergence de la « conscience augmentée », Société, revue des Sciences Humaines et Sociales, 2015, 129, 63-71

– Ellul, Jacques, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, 361 p.

– Ellul, Jacques, L’empire du non-sens, Paris, Presses universitaires de France, 1980, 285 p.

– Gumbrecht, Hans Ulrich, Éloge de la présence : ce qui échappe à la signification, Paris, Libella Maren Sell, 2010 [2004], 238 p.

– Hauser, Jens, «Who’s afraid of the In-Between?», dans Jens Hauser, Sk-Interfaces: Exploding borders – creating membranes in art, technology and society, Liverpool, Angleterre, FACT and Liverpool University Press, 2008, p. 6-17.

– Manguel, Alberto, Une histoire de la lecture, Arles, Actes Sud, 1998, 428 p.

– Martin, Henry, L’art gothique, Paris, Flammarion, 1927, 63 p.

– Mitchell, Robert, Bioart and the Vitality of Media, Seattle, University of Washington Press, 2010, 224 p.

– Ricœur, Paul, La place de l’œuvre d’art dans notre culture, 1957, en ligne, <https://www.protestantismeetimages.com/P-Ricoeur-La-place-de-l-oeuvre-d.html>

– Ricœur Paul, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, 501 p.

– Schaeffer, Pierre, La Musique concrète, Paris, Presses universitaires de France, 1967, 176 p.

– Szendy, Guero, Helmut Lachenmann, 2016, en ligne, <https://brahms.ircam.fr/fr/works/work/9877/>.

– Vial, Stéphane, L’être et l’écran : Comment le numérique change la perception, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 333 p.

– Wolterstorff, Nicholas, Art Rethought : The Social Practices of Art, Oxford, Oxford University Press, 2015, 320 p.