Lumière/sentiment : les lumières d’un tissu éclairé
Briller par son intelligence, adopter des vêtements soyeux pour attirer le regard, montrer sa puissance et sa beauté, sont des faits coutumiers de l’humanité, mais les habits de lumières prospectifs se manifestent avec un éclat tout particulier.
Dans les exemples suivants, l’entre-luire est une lumière qui émane du corps, produite par lui. Le vêtement devient une lumière de soi, les lumières d’un tissu éclairé, qui participe à une connaissance de soi.
Les textiles innovants ne se contentent plus seulement de diffuser, d’absorber ou de réfléchir la lumière. Relié à des capteurs sensoriels qui réagissent à la chaleur du corps, aux pulsations du cœur, aux mouvements corporels ou à l’environnement proche, le vêtement technologique devient une interface émotive, réactive et interactive. Ce n’est plus la lumière solaire ou lunaire qui enveloppe d’aura le vêtement. La lumière est émise par le porteur lui-même. En inversant cette réflexion de la lumière, le porteur se transforme d’une certaine manière en figure christique, son « aura » est plus que visible. Mais cette visibilité peut basculer dans une hypervisibilité : le capteur d’émotion, par le biais de la led et de la lumière, transformant le vêtement en écran. Plus qu’une seconde peau, cette interface émotive peut être défini selon les situations et les envies comme une prothèse, un révélateur d’humeur, un mouchard…
Bart Hess1 et Lucy McRey2 pour Philips design probes3 se demandent « comment la technologie coexiste avec l’émotion humaine brute ?4 ». Exposés en 2008 à la Biennale Internationale de design de Saint Etienne, dans la partie du batiment H intitulé : Demain c’est aujourd’hui, des bijoux de peau se modifient selon l’humeur de celui qui les porte. Ces Skin Tile, qui mettent en place une relation interactive entre l’objet et la peau sont en silicone et technologie électro-magnétique.
Équipé d’une alimentation en énergie et de détecteurs sensoriels et physiologiques, le bijou se modifie en fonction du moral. On parle ici de « technologies sensitives appliquées sur le corps humain5 ».
Ces prototypes prospectifs montrent que la peau sera de moins en moins nue. Ils « révolutionnent » le sens même du design qui ne s’intéresse plus à créer des objets ou à provoquer des services, mais qui design le corps et les sentiments de l’humain. Claire Fayolle, la commissaire d’exposition de demain c’est aujourd’hui pointe ce fait : « Comment susciter les émotions, lier le corps et le mental : c’est le problème central du design. Avec ces projets, les designers de Philips ne se contente plus de susciter l’émotion, il la représente ».
En designant l’humain, le corps affiche des informations, devient comme un écran. (….) Un livre ouvert ou le secret n’est plus possible…
La robe bubelle6, dont la forme arrondie s’inspire à la fois de la carapace d’un scarabée ou de l’aile d’un insecte, est constituée d’une trame aérienne en tissu blanc et d’un réseau de capteur et de leds. Elle pourrait être une vision moderne des robes couleurs du jour, de la nuit et du temps de Peau d’Ane.
Présentée dans une vidéo futuriste7, la robe blanche et arachnéenne se détache d’une ambiance bleutée. Le choix des couleurs ne peut être anodin : le bleu froid, immatériel, suggère la dématérialisation et met en place un univers surréaliste, merveilleux. Tandis que le blanc à la fois couleur de mort, de deuil et de transfiguration, figure un passage, un devenir, une renaissance d’un humain et d’une mode en devenir. Transformant la peau en réseau électronique, qui crée des jeux de lumières sur cette robe/écran, les couleurs varient lorsque la technologie, l’émotionnel et l’environnement proches sont en interaction. La peau s’absentifie, ne joue plus son rôle de barrière, de protection tandis que le textile devient sensoriel, faisant échos aux propos de Florence Bost8 : « Les tissus sont nos compagnons de vie. Ils ont un rôle social, mais aussi une histoire. Ils transportent nos corps et nos esprits et, bien souvent, ils traduisent notre culture familiale… Pourquoi ne développeraient-ils pas eux aussi, l’odorat, le toucher, la vue et l’ouïe ? ».
Au-delà d’une esthétique séduisante, d’une prouesse technologique et interactive, l’enjeu de ces textiles innovants est qu’ils questionnent l’identité du corps, ses limites spatiales et son intimité. Le tissu lumineux brouille le périmètre du corps et à l’instar des nanotechnologies, prothèses myoélectriques (impulsées par le cerveau) ou de l’interactivité du net, pose la question des limites : où se termine la peau, le vêtement ? Où commence l’environnement extérieur ?
Dès lors peut-on concevoir cette ouverture des limites du corps comme une liberté du corps et de l’individu ?
Ces prototypes futuristes font comprendre que les objets d’assistance extérieure tentent de fusionner avec le corps, afin de lui intégrer des services supplémentaires. « N’est-on pas en train de réinventer la matière la plus sophistiquée qui soit, la plus intelligente que l’on ait jamais créée, la peau ! Au fond Dieu avait déjà pensé à tout 9».
L’extime : la nouvelle étoffe
De nombreux vêtements et textiles innovants se concentrent sur le cou. Étymologiquement jusqu’au XVIIe siècle, cou et col sont employés simultanément pour désigner, cette « partie du corps qui relie la tête au tronc », qui fait le lien entre la pensée, l’esprit, le cerveau, et le reste du corps, son aspect physique. Lieu de circulation de l’air et de la nourriture, il est un centre de vie, mais aussi de vulnérabilité. Être pris à la gorge, avoir la gorge serrée, avoir un couteau sous la gorge, le cou du lapin…. Malmené, il est étranglé, décapité, pendu.
Si historiquement le col bleu ou le col blanc désigne des classes sociales, ce n’est plus le cas avec le projet de Kirstin Neidlinger10. Ce col qui a servi de visuel à l’exposition Futurotextiles11, nommé Sensoree Pull Ger12 est réalisé à partir de plastiques recyclés, de coton, de lycra, de capteurs utilisés pour les détecteurs de mensonge, de tissus conducteurs et de leds. De forme molle et arrondie, ce petit haut manche courte est un col révélateur d’humeur, qui détecte grâce à des capteurs placés aux niveaux des poignets, le niveau d’excitation de la personne et le retranscrit en couleurs préétablies.
Le tissu blanc et légèrement opaque s’anime à la base du cou, au niveau du larynx, tel un collier de couleurs. Un collier futuriste qui entrave les mouvements (les capteurs reliés aux poignets et au col ne permettent pas une grande amplitude des mouvements) et nous soumets à l’exposition de nos émotions, sans l’utilisation de la parole.
Révélateur d’humeur, ce col par sa dimension retrouve la fonction des fraises et collerettes d’antan : il révèle et encadre le visage, le met en lumière, comme un portrait d’apparat au même titre que ces vêtements historiques à collerettes et fraises. Mais ces propositions sont au-delà du vêtir. Paradoxalement, elles rendent visible et transparent, celui qui les porte. Ce tour de force est possible par une exposition aux yeux de tous de l’extime13.
Un cauchemar emblématique et source d’angoisse est de s’imaginer nu dans une assemblée. Ce désir d’exhibition14 très présent dans ce design prospectif peut prendre différentes formes : vêtues mais mis à nu par un panel de couleur liés à nos émotions, ou dévoilées, par un jeu de transparence et d’opacité.
Daan Roosegaarde15 lance en 2011 le projet Intimacy afin « d’explorer les relations entre l’intimité et la technologie » et rentre dans cette deuxième catégorie. Fabriquée à partir de rubans de cuir et d’ « e-textiles » , Intimacy White est une robe qui révèle l’intimité en devenant transparente au fur et à mesure que le cœur s’emballe.
« La technologie utilisée ici n’est pas purement fonctionnelle mais sert d’outil pour créer l’intimité ou le secret à un niveau personnel direct, ce qui devient de plus en plus important dans notre société moderne et hi-tech16. »
Ces prothèses proposent non pas l’incorporation dans le corps, mais « l’explantation » du corps. Ce n’est plus la limite corporelle qui est refondée, mais son étendue.La designeuse de mode Anouk Wipprecht qui a travaillé sur ce projet avec l’aide du programmateur Daniel Schatzmayr , propose d’autres variantes pour protéger notre sphère intime et privée: une robe smoke.
Qui diffuse un écran de fumée pour nous protéger ou encore la spider dress où des pattes d’araignée se déploient dès qu’elle sent une présence proche. « Les membres animés réagissent aux mouvements alentour. Ils prennent vie si quelqu’un s’approche de trop près. Dans un monde surpeuplé, le vêtement questionne les notions de vie privée et de contrôle. L’espace personnel de son propriétaire est sécurisé et s’élargit même à mesure que les pattes s’étendent dans les airs ».
Encore une fois, le corps à géométrie variable, étend son périmètre. Mais contrairement aux exemples précédents, le vêtement n’est plus une exposition de soi, mais une protection. Si cette barrière se fait ici par une obstruction de la vue (la fumée) ou par un déploiement d’articulation mécanique zoomorphe, la lumière peut aussi jouer ce rôle.
La Mobilité lumineuse
Le blanc s’ancre de symboles qui parlent de la vie (la naissance, le mariage) mais aussi de la mort (la maladie, le linceul). Couleur lumineuse, elle réunit toutes les radiations du spectre solaire. Ainsi une surface blanche renvoie la lumière qu’elle reçoit. Ce n’est donc pas anodin, si le design prospectif utilise largement cette couleur. Une autre explication pourrait trouver sa racine dans les propos de Roland Barthes, qui « dans l’une de ses chroniques publiées dans Marie-Claire (septembre 1967), (…) analyse « le blanc, ce neuf absolu ». En effet de nombreux films d’anticipation, comme 2001 L’odyssée de l’espace, se déroulent dans un design épuré et blanc.
C’est aussi la couleur de l’aube, la couleur incertaine des fantômes, des revenants, du monde flottant, de la vie incomplète.
Aussi cette symbolique riche et diversifiée permet à ceux qui l’emploit d’être à la fois sur un terrain futuriste, tout en pouvant faire appel à l’immatériel.C’est dans cette lignée que nous pourrions placer le travail de Ying Gao17.
Par le pliage (Walking City), la déconstruction (Accidents de parcours), le trou (Absence), ou encore le hasard (Indice de l’indifférence), Ying Gao travaille sur l’hypersensibilité du vêtement en relation avec son environnement. Grâce au souffle, au mouvement ou à la lumière, ses vêtements vivent leur propre vie. Ils se superposent au corps mais peuvent partir dans des directions indépendantes de celui-ci.
Insaisissable, arachnéen, le vêtement mobile tisse une toile où le corps disparaît. Pour la robe Playtime 118, Ying Gao travaille sur l’hypervisibilité, la disparition de la sphère intime propre aux architectures de la transparence. Elle propose alors un prototype de vêtement interactif en organza qui réagit aux flashs et aux caméras. Cette mobilité du textile est une protection contre l’hyper voyance car la robe est de ce fait mal captée par les appareils photos et vidéos. L’ensemble est aérien,mouvant,nuageux, flou, agissant comme une douce carapace déformante autours du corps.
Dans une même lignée, Ebru Kurbak et Ricardo Nascimento19 utilisent le vêtement comme forme de communication et de protection essentielle avec la robe paparazzi.
Elle aussi s’anime avec les flashs des appareils photos. Mais l’interaction est différente. Si chez Ying Gao, le tissu aérien bouge et entoure d’un voile vaporeux et insaisissable le corps, chez Kurbak et Nascimento, la robe paparazzi déclenche à son tour des flashs qui éblouissent le spectateur qui s’est empressé de faire l’expérience.
Dans ces deux cas, la lumière artificielle produite par un appareil photographique, créée un événement, qui met en action le vêtement soit par la mobilité, soit par un « retour à l’envoyeur » provoquant une illumination, rendant le vêtement à des contours flous, indéfinis, difficilement enregistrables.
La lumière ici n’agit plus comme une mise en lumière, mais comme une aveuglante protection, une irradiation éblouissante qui contre l’hypervisiblité et permet à nouveau au porteur de récupérer sa sphère intime.
Conclusion
Tour à tour prospectif, anxiogène ou poétique, l’utilisation de la lumière dans les textiles innovants joue un rôle de révélateur quant aux questionnements liés à la société interactive. Identité, hypervisibilité, mouchard, protection de la sphère intime, ces interrogations n’en sont qu’à leurs prémisses et trouvent échos dans ces interfaces émotives lumineuses. Elles nous questionnent et nous font apercevoir un entreluire difficilement cernable pour l’instant…
Notes
[1] Bart Hess (1984) : Artiste multimédias néerlandais et chercheur en nouvelles matières qui a collaboré entre autre avec Nick Knight et Walter Van Beirendonck. Diplomé de la Design Academy d’Endhover. Il se questionne sur le corps, sa forme et ses limites à travers des performances et installations vidéos mêlant technologique et savoir faire artisanal. http://www.gaite-lyrique.net/gaitelive/interview-de-bart-hess-chercheur-en-nouvelles-matieres.
[2] Lucy McRey : Artiste et designer australienne. Ancienne danseuse classique, qui pendant 14 ans apprend à dominer son corps, elle se définit comme une architecte du corps. Elle a réalisé récemment un film publicitaire pour la marque de cosmétique Aesop, jouant avec l’esthétique du savant fou prométhéen.
[3] L’objectif du design probes, de cette filière de Philips, est de sentir, de comprendre comment vont évoluer nos styles de vie. “Ce que nous essayons de faire à Philips Design, n’est pas de proposer des produits précis, mais de présenter des conceptions provocantes pour évaluer les réactions qu’elles suscitent. Nous nous focalisons surtout sur les phases de crises, pour mieux comprendre les réactions des gens et mieux comprendre ce que sera notre mode de vie à l’horizon 2020-2030″.
[4] Voir la conférence de Lucy Mc Rey (TED).
[5] Biennale du Design de Saint Etienne.
[6] Cette dernière est régulièrement exposée (Vienne en 2012).
[7] Il est amusant de remarquer que de Cardin à Paco Rabane à la robe Bubelle, la vidéo futuriste joue avec des stéréotypes de mises en scène et de musique éléctronique.
[8] Designer textile.
[9] Propos de François Girbaud.
[10] Ancienne danseuse, spécialiste de la médecine de la danse et conceptrice de costumes cinétiques.
[11] Exposition réalisée depuis 2006 par la ville de Nîmes, avec la collaboration du Ceti. L’exposition est itinérante et s’actualise au fil des ans. En 2013, elle est visible à Paris, à la Cité des Sciences .
[12] Kristin Neidlinger conception, Scott Minneman, conception électronique Asterisk Anthony.
[13] Qui porte à la connaissance d’autrui ce qui est généralement considéré comme relevant de l’intime.
[14] Selon l’analyse de Freud.
[15] Le V2 Institute for the Unstable Media et les deux designers de mode Maartje Dijkstra et Anouk Wipprech, le fondateur de Studio Roosegaarde, Dan Roosegaarde, a lancé en 2011 le projet Intimacy.
[16] Huffington Post.
[17] Professeur de mode à l’université du Québec. Elle s’intéresse au design de mode et aux nouvelles technologies. Insaisissable, arachnéen, le vêtement mobile tisse une toile où le corps disparaît.
[18] Référence au film Playtime de Jacques Tati présentant une architecture de la transparence et interrogeant sur l’hypervisibilité, et les faux semblants.
[19] Ils utilisent le vêtement comme forme de communication et de protection essentielle. Ils le placent au cœur de leurs expérimentations techniques mariant les technologies et le design de la mode. S’inspirant de mécanismes réflexes tels que l’horripilation, ces designers réalisent dans une approche ludique des prototypes de captation et d’interférences des ondes électromagnétiques. Cette robe a été réalisée en collaboration avec la designeure de mode Anbasja Blanken.