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Décembre 2017 - Re-spatialisation du corps avec six oeuvres immersives (360 degrés et RV) - 4e Symposium IX, SAT, 2017

Le Symposium IX 2017 posait la question suivante : Que signifie la (dé)matérialisation Corps-Espaces ? Le « dé » entre parenthèses laisse planer un doute. S’agit-il d’une dématérialisation à part entière ? Le corps serait-il privé de ses propriétés physiques lorsqu’il se trouve immergé dans le dôme ou dans la réalité virtuelle ? Compte tenu de la place qu’occupe le phénomène de l’immersion dans la réception des œuvres d’art, ce questionnement apparaît essentiel. Dans ce contexte technoartistique, le rapport du corps à l’espace se pose aussi de plus en plus fréquemment dans les espaces virtuels. D’une œuvre à l’autre, cet article expose les dimensions poreuses et inédites du corps en immersion « qui troublent ses référentiels » (Berthoz)1 et le mettent au défi.

Partie 1

Sous le dôme : Interpolate| Plateaux | Core

Symposium IX 2017 – Immersive evenings, Society for Arts and Technology

Parmi les nombreuses œuvres présentées, les trois œuvres suivantes provoquent sensorièlement  le corps dans l’espace virtuel, chacune à sa manière. Ainsi l’évocation des corps varie de nature et de facture : corps humain en chair et en os – programmeurs, performeurs, participants – corps vibratoire des figures et formes – effets chromatiques, sonores et tactiles – corps invisible et omniprésent circulant dans l’atmosphère – sous forme de traces, d’empreintes et de reflets.

Interpolate de Woulg & Push 1 Stop (CA)

Dès que la performance débute, la part qui revient à chacun des deux performeurs intrigue. On se demande qui transduit le visuel en son ? Qui programme le son à partir des pixels chromatiques ? Les sens se trouvant mobilisés par les envolées sonores et les cascades de figures et de formes, l’interrogation passe alors à l’arrière-plan. Le spectacle se poursuit et la sensation d’immersion s’accentue. 

Pendant ce temps, nous percevons le chevauchement de vagues et de courants sonores et visuels devant, par-dessus et autour de nous, et même entre nous. Les lignes que l’on voit apparaître s’épaississent et se rétrécissent alors que leur entrechoc évoque des orages électriques ou solaires. Le visuel et le son se convoquent l’un l’autre. Il en résulte un corps-à-corps entre design génératif et programmation qui rythme le corps de l’œuvre et par conséquent le nôtre. Devant ces effets et ce dispositif on se demande qui fait quoi ?

Parties prenantes du duo, Push 1 Stop joue avec le motion design, la 3D et les visuels audio-réactifs alors que Woulg  crée des paysages sonores où les bugs servent de propulseurs vers l’inattendu. Lors de leur performance Interpolate qui intègre en direct la programmation, Push 1 stop & Woulg se transmettent des données par le réseau sans fil, interpolant ainsi celles qui régissent son et image. 

Plateaux, Vincent Brault, Vincent Martin & Owen Kirby (CA) 

Plateaux, Vincent Brault, Vincent Martin & Owen Kirby (CA)

Avant même que la performance ne commence, la lecture du synopsis donne le ton. La création Plateaux a été «inspirée par le cycle d’essais « Capitalisme et Schizophrénie » de Deleuze et Guattari ». Cette référence permet de comprendre le lien entre art, performance technologique et théorie schizo-analytique et micro-politique. 

Dès le début, Plateaux nous enveloppe dans des images de racines et d’arbres entrelacés. Nous investissons ainsi d’emblée l’espace de manière figurative avant d’enchaîner avec une proposition métaphorique plus abstraite, mais jamais loin du concret. Des formes qui empiètent l’espace central évoquent la désertification en passant par la disparition d’espèces de fleurs et de mollusques jusqu’à la fonte des glaces. Sur une musique planante, le corps, tour à tour celui de la terre, des arbres ou des espèces menacées, (dis)paraît à l’ère de l’anthropocène. 

Cette immersion performative est le travail combiné de Vincent Brault artiste sonore et médiatique, qui explore la relation de synesthésie entre le son et l’imagerie, de Vincent Martin, artiste qui évolue dans le domaine musical en tant que compositeur depuis plus de dix ans et d’Owen Kirby, artiste multidisciplinaire de Montréal ayant un intérêt premier pour les sciences naturelles et la composition de musique électroacoustique. 

Core de Herve Birolini & Aurore Gruel (FR)

Core Society for Arts and Technology

Installation performative et immersive, Core entremêle corps, son et image à travers deux espaces, celui de la scène intérieure qui est entourée des parois circulaires du dôme. Pendant qu’un dispositif sonore et une projection visuelle animent la satosphère, une performeuse déplace, allume ou éteint, avec un dispositif qu’elle porte à chaque main, six haut-parleurs, sorte de gros cubes noirs, sur un tapis gris, noir et blanc. 

Durant une quarantaine de minutes, l’exceptionnelle danseuse-performeuse Aurore Gruel déploie, dilate et projette son corps dans une géométrie dynamique d’images et de sons avec une parfaite coordination. Sa chorégraphie trace plusieurs parcours à partir de lignes formant des carrés au sol, qu’elle reconfigure en déplaçant et réalignant les hauts-parleurs, les transformant en plusieurs surfaces d’étirement, en poutres d’équilibre et en supports de composition, générant des figures tridimensionnelles, sonores, visuelles et corporelles. Elle superpose de la sorte les six cubes pour en constituer un totem.

Dotée d’une expérience en composition, de la pièce de concert à l’installation, de la performance électroacoustique à la musique de scène ou de film, Hervé Birolini entrecroise la dimension sonore des haut-parleurs fixes à celles des haut-parleurs mobiles pendant que la danseuse génère des espaces sonores et visuels. Orientée vers la danse contemporaine après une formation classique, Aurore Gruel engage toutes les possibilités de son corps dans une performance où le corps dépasse souvent nos attentes.

Partie 2

Défis de la réalité virtuelle : KVR, Les Trois Grâces et Ghost Orchestra Project

Outre les performances réalisées dans le dôme, les conférences spécialisées et les démos d’artistes, de designers ou de programmeurs, cette quatrième édition présentait des œuvres de réalité virtuelle dont Les Trois Grâces de Jean-François Malouin (CA), Ghost Opera de David Poirier-Quinot, Bart Postma, Cyril Verrachia et Brian F. G. Katz (FR) et le dispositif KRV. Toutes ces œuvres se présentent sous forme de dispositifs qui provoquent notre espace corporel, intérieur et extérieur et confrontent nos habitudes sensorimotrices selon des repères inédits.

Kinescape, dispositif de réalité virtuelle cinétique

Le kinescape ou dispositif KVR comprend un tapis sensible, un casque de réalité virtuelle et une ceinture. Il s’agit de traverser un parcours à obstacles. Le participant doit trouver comment manier le dispositif et comment se déplacer sans perdre l’équilibre, notamment dans un passage très étroit. Partagé entre deux espaces, celui du tapis et celui du monde virtuel inconnu, le corps doit faire appel à de nouveaux repères.

L’expérimentation requiert des habiletés qui vont de la dextérité manuelle, au sens de l’équilibre et de l’orientation jusqu’à la capacité de synchroniser la marche avec la vision d’un monde qui lui est inconnu. Elle comporte des défis qui peuvent procurer de la satisfaction une fois relevés. Cette incursion dans un monde virtuel non seulement favorise l’exploration du corps étendu, mais elle permet de prendre conscience des capacités sensorimotrices habituellement inconscientes. Elle confronte le corps et l’énergie cinétique de ses mouvements par rapport à de nouvelles références.

Avec le kinescape, Aperium, co-fondée par Jonathan de Belle, Antoine Rivard et Simon Dufour (CA), repousse les limites et par conséquent les possibilités de la réalité virtuelle. On peut se demander jusqu’où celles-ci se rendront et quelles pourront en être les applications, non seulement en art, mais en réadaptation, en traitement du vertige ou autre.

Les trois Grâces, Jean-François Malouin (CA)

Les trois Grâces, Jean-François Malouin (CA)

Une fois le casque enfilé et les manettes en main, nous prenons une position optimale sur le tapis. Une assistante observe notre interaction avec l’œuvre sur un écran, prête à intervenir si le dispositif gèle ou si nous éprouvons une difficulté. Cette présence exerce un effet non négligeable sur notre exploration. Avec les manettes, nous touchons et activons les mains et les bras de trois femmes nues qui prennent alors diverses postures. Pour des considérations éthiques, l’artiste a effacé toute trace de pilosité, ce qui a pour effet de diminuer la sensation de réalité. 

Outre sa dimension ludique d’étendre notre toucher et notre vision à un trio féminin virtuel, l’œuvre Les Trois Grâces  s’inscrit dans l’histoire de l’art, où les figures mythologiques Euphrosyne (l’allégresse), Thalie (l’abondance) et Aglaé (la splendeur) Les Trois Grâces sont représentées depuis des siècles. Même si nous restons conscients de l’illusion, nous sommes à la fois initiateur, toucheur et voyeur de postures intimes, suggestives qui, pour certains peuvent paraître érotiques.

Les trois Grâces, Jean-François Malouin (CA)

Pour ce projet, Malouin a bénéficié d’une résidence au centre Pioneer Works pour les arts et l’innovation, à Brooklyn, en 2016. Il y a réalisé l’animation en temps réel à l’aide de consoles de mixage audio et d’un moteur de jeu vidéo. Il a également bénéficié de technologies additionnelles par Morph 3D, Tore Knobe et John Porter pour la réalité virtuelle. Avec un dispositif efficace et une esthétique « attrayante », cette œuvre met sous observation notre rapport au trio féminin où la proximité et le toucher transgressent les frontières de la réalité et du virtuel.

Ghost Opera de David Poirier-Quinot (CA), Bart Postma, Cyril Verrachia et Brian F. G. Katz (FR)

À partir de l’enregistrement du concert réalisé par le Conservatoire National Supérieure de « La Vierge » de Jules Massenet, mettant en scène un chœur, des solistes et un orchestre lors du 850e anniversaire de la Cathédrale Notre-Dame de Paris, Ghost Opera, est une œuvre de réalité virtuelle remarquable, notamment en matière de son binaural.

Cette œuvre-jeu, à la fois technologique et psycho-aoustique, produisant des effets multisensoriels variables selon les participants, offre une exploration spatiale en réalité virtuelle avec le dispositif de l’Oculus DK2.

En plus d’être un jeu de réalité virtuelle, cette œuvre réunit l’opéra, l’architecture néo-gothique et les technologies de pointe. Elle procure une expérience immersive puissante où la mise en scène de la réalité virtuelle permet au participant de parcourir l’espace de façon indépendante. Assis devant un écran, portant un casque et maniant une manette, nous parcourons tel un oiseau l’intérieur de Notre-Dame, depuis son espace central, en passant par ses corridors et en allant jusque dans les hauteurs, provoquant des sensations de vertige qu’il faut apprivoiser. 

Pour mieux saisir l’envergure de ce projet, tant dans sa conception, sa réalisation que dans son financement, il suffit d’en consulter la fiche. Outre le concours du CNRS, du Conservatoire National Supérieur et de la Cathédrale Notre-Dame, précisons que le directeur artistique David Poirier-Quinot s’est chargé des animations, de l’intégration et de la coordination du projet, Bart Postma & Julie Meyer du modèle acoustique, Cyril Verrecchia du modèle graphique et Brian F.G. Katz, de la gestion de projet. 

On constate avec ces œuvres que l’espace dans lequel le corps s’inscrit est de moins en moins physique. En plus de nous offrir un aperçu exemplaire de certaines tendances artistiques, ludiques et technologiques de la présente décennie, ces œuvres immersives, notamment en réalité virtuelle, laissent présager un avenir rempli de surprises et de prouesses qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui. Elles permettront cependant d’intégrer le virtuel dans sa dimension numérique à la réalité culturelle, artistique, mais aussi quotidienne. Le rapport du corps à l’espace est interpellé : à la fois (dé)matérialisé et virtualisé dans une nouvelle manière d’être et de vivre.

Notes

[1] Sur les référentiels relatifs, explicites et implicites qui gouvernent notre relation à l’espace, voir Alain Berthoz, 1997,  Le sens du mouvement, coll. « sciences », chapitre 4 – référentiels, Odile Jacob, p. 107-124.