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Cyberthéorie

Corps au coeur de l'art / Art au coeur du corps. Expériences incorporées d'oeuvres interactives

Cette recherche, qui se situe au croisement de l’esthétique et des sciences cognitives, analyse l’expérience de productions interactives, dont la particularité est de susciter le geste ou le mouvement du spectateur.

Les œuvres, Orchestrer la perte / Perpetual Demotion (2014) de  Simon Laroche  et  David Szanto , Pulse Spiral (2008) de  Rafael Lozano-Hemmer  et City of abstracts (2001) de William Forsythe , y seront analysées afin de mettre en avant la manière dont elles déstabilisent ou stimulent les sens du mouvement (proprioceptifs, kinesthésiques, vestibulaires, etc.), font vivre une expérience esthétique incorporée et impliquent une augmentation du corps.

Certaines œuvres contemporaines requièrent du spectateur d’entrer en relation, en mouvement, avec elles à travers un dispositif technologique. Ces œuvres font vivre des expériences où il s’agit de s’impliquer physiquement et d’exécuter des combinaisons de gestes plus ou moins diversifiés et amples. Elles se vivent pour le spectateur en relation avec elles mais aussi à travers son propre corps.

Comment certaines de ces œuvres déstabilisent ou stimulent des associations mutisensori-motrices à travers les sens du mouvement (proprioceptifs, kinesthésiques, vestibulaires, etc.)? Quelle transformation et expérience esthétique peuvent-elles produire?

De la cognition incarnée à l’expérience esthétique incarnée

Pour bien saisir ce propos nous allons tout d’abord nous intéresser à certains concepts ou recherches récentes en sciences cognitives. Cette recherche s’est élaborée en considérant les cinq sens, communément répertoriés, ainsi que certains sens du mouvement tels que l’interoception, la kinesthésie, la proprioception et le sens vestibulaire. Elle tient aussi compte que le geste est à la fois producteur d’une action et mode de perception (Berthoz, 1997). De plus elle s’inscrit dans le champ de pensée de la cognition incarnée qui s’appuie sur l’idée que le développement de la cognition d’un individu se développe dans un corps particulier et est influencé par ce corps (Varela, Thomson et Rosch, 1991).

By using the term embodied we mean to highlight two points: first that cognition depends upon the kinds of experience that come from having a body with various sensorimotor capacities, and second, that these individual sensorimotor capacities are themselves embedded in a more encompassing biological, psychological and cultural context. (En utilisant le terme incarné, nous voulons mettre de l’avant deux points : premièrement, la cognition dépend du type d’expérience issue d’un corps et de plusieurs capacités sensorimotrices, et deuxièmement, d’un contexte biologique, psychologique et culturel.) (p 173)

La neuropsychologue Véronique Boulenger (2014) avance que :

Les théories récentes de la cognition supposent que les connaissances sémantiques sont ancrées dans les systèmes dévolus à l’action et à la perception. En particulier, la compréhension du langage impliquerait de réactiver les expériences sensorimotrices, vécues lors des interactions de notre corps avec l’environnement, évoquées par les mots. (p 34)

D’après ses propos on comprend que puisque notre système de représentation du monde s’est développé à travers notre corps en relation avec l’environnement, on peut dire que la conceptualisation est incarnée, et que le geste et son observation sont au cœur de la conceptualisation. Par conceptualiser, on entend ici, l’élaboration, à partir des données de l’expérience vécue, un concept ou un ensemble de concepts communicables.

D’ailleurs il faut prendre en compte que le geste a une place primordiale dans le développement cognitif, car il est un précurseur du langage oral. De nombreuses études et expériences des cinquante dernières années tendent à démontrer que les gestes iconiques constituent une base pour l’acquisition du langage. (Courson, Frak et Nazir, 2014)

Par exemple les enfants communiquent d’abord avec quelques gestes iconiques avant de pouvoir maitriser la complexité de la linguistique et de l’articulation. De plus des études de Rowe et Goldin-Meadow ont aussi montré que plus les enfants apprennent de gestes iconiques entre 4 et 42 mois plus il auront développé un vocabulaire important après 42 mois.

De plus, la production de geste lors de l’apprentissage de nouveaux mots aide à mieux les mémoriser. C’est ce que l’étude de Cook et Mitchell (tel que citée par Fargier, 2014) a démontré chez les enfants. « G Capone et McGregor (2004) soulignent que, pour les enfants, les gestes qui accompagnent la parole fournissent une fenêtre dans leur représentation interne des idées. » Le geste permet donc la faculté de conceptualiser, et ceci dès notre plus jeune âge, très tôt dans notre développement cognitif. Ce qui soutient davantage les théories de cognition incarnée.

Concernant les œuvres interactives, Stern (2013) a développé le concept d’expérience incarnée. Il avance que :

Interactive art frames moving-thinking-feeling as embodiment ; here ‘the body’ is addressed as it is formed, and in relation. Interactive installations amplify how the body’s inscriptions, meanings, and matters unfold out, while the world’S sensations, concepts, and matters enfold in. (L’art interactif définit le trio unifié du ‘mouvement-pensée-sensation’ en tant qu’incarnation: ici le corps est impliqué comme s’il est formé, et en relation. Les installations interactives amplifient la manière dont les inscriptions, les sens et les matières du corps se déploient, alors que les sensations, concepts et matières s’enveloppent.) (p 4)

En continuité avec cette approche et en ayant recours aux travaux sur l’art interactif (Poissant ; Bianchini), l’art et les perceptions (Lupien) ; et la cognition incarnée, j’ai fait l’exercice ici d’expérimenter et d’analyser trois œuvres interactives qui demandent au spectateur de s’impliquer physiquement pour leur actualisation.

Il s’agit de :

– Orchestrer la perte / Perpetual Demotion (2014) de Simon Laroche et David Szanto

– Pulse Spiral (2008) de Rafael Lozano-Hemmer

– City of Abstracts (2001) de William Forsythe

Orchestrer la perte / Perpetual Demotion

Orchestrer la perte / Perpetual Demotion de Simon Laroche et David Szanto (2014)

Orchestrer la perte / Perpetual Demotion, est une installation robotique, qui nourrit les humains qui acceptent de tenter l’expérience en se plaçant directement face à elle. Le robot est composé d’un bras articulé, qui débute son cycle en s’abaissant pour aller cueillir devant lui, une cuillère contenant une pâte comestible. Le bras se déplie et se dirige alors vers la bouche du spectateur qui peut ainsi recueillir la nourriture puis l’ingérer. La machine remet ensuite la cuillère à son « esclave ». Il s’agit en fait d’un performeur assis auprès d’elle, qui l’assiste et la débarrasse du couvert utilisé.

L’installation requiert du spectateur qu’il s’engage physiquement et coordonne son corps au robot, et ainsi sollicite ses sens – visuel mais aussi proprioceptif, en plus du goût. L’expérience esthétique investit l’espace interne du corps du spectateur puisque celui-ci doit accepter de se faire nourrir, puis d’ingérer la pâte alimentaire. L’œuvre intervient sur des perceptions interoceptives chez le spectateur. L’interoception étant la perception par le système nerveux provenant des viscères, des muscles, des tendons, des articulations et des organes ou des artères.

Dans le jeu et selon les règles préétablies de l’œuvre, le spectateur doit approcher sa tête, face au robot qui est muni d’une caméra et fonctionne par reconnaissance faciale. Dans sa progression celui-ci commence son approche par des mouvements rectilignes et en se plaçant dans un premier temps face à la bouche du spectateur, avant d’effectuer un mouvement en ligne droite vers celle-ci. Une fois plus proche c’est un capteur de distance qui contrôle son avancée jusqu’à ce que le contact se fasse et qu’un capteur sensitif le lui indique. Le spectateur se coordonne en continu avec le robot. Il est en attente de l’étape à laquelle il devra entamer son approche.

Berthoz (1997) a décrit les relations entre action et perception et explique que la perception est une anticipation constante des conséquences de l’action, « elle est une action simulée » (p 17), et est toujours projetée vers l’avenir.

L’expérience d’Orchestrer la perte / Perpetual Demotion est particulièrement basée sur cette relation et sur la nature d’anticipation de la perception. Le robot suit le visage ou du moins est censé le faire, parfois de manière saccadée, il semble parfois imprévisible ou dans l’erreur. Dans certains cas les spectateurs adaptent leur position. Ceci peut créer une confusion, de l’hésitation et des réajustements plus ou moins développés et répétés. Le spectateur doit rester, tout au long de cette courte expérience, dans une attention vive afin de prévoir les mouvements du robot pour pouvoir s’y adapter du mieux qu’il peut.

Orchestrer la perte / Perpetual Demotion, Simon Laroche et David Szanto,
installation robotique, 2014, Photo : crédit Marion Bornaz, Mirage festival 2018

Le bras robotique, comme sa désignation l’indique, peut être associé à un bras d’humain. Alors qu’il n’a pas été développé sur une base d’humanoïde, sa forme effilée, son échelle, l’action qu’il effectue et le fait qu’il tienne une cuillère concourent à cet effet. Ceci accentue l’impression d’être nourri par un tiers, tel le bras de la mère qui amène la cuillérée à la bouche de son enfant. Le robot incarne dans ce cas une forme d’altérité.

Habituellement, lorsque l’on se nourrit, porter son bras vers sa bouche est un geste répété extrêmement intégré. Au niveau neurofonctionnel et physiologique, il correspond à une corrélation sensorimotrice construite et apprise. Au niveau proprioceptif on sait où se situe sa main dans l’espace et par rapport au reste de son corps. La représentation de son centre, que l’on appelle le référentiel égocentrique, permet à sa main de se diriger au bon endroit même les yeux fermés. La vision peut contribuer et confirmer l’ensemble même si elle n’est pas nécessaire. Il s’agit donc d’une coordination sensorimotrice complexe mais incorporée, mémorisée.

Dans l’œuvre, le bras du robot prend le rôle du sien. On doit combiner une expérience physiologique habituelle avec un robot. La coordination sensori-motrice ne se fait plus seulement au sein même de son corps mais entre les combinaisons sensorimotrices de chacun qui tente d’être complémentaire. L’expérience nous demande de se connecter à cette machine telle une prothèse, une extension corporelle. Elle n’est pas greffée et connectée directement à la chaire et au système musculaire osseux et nerveux mais elle est « greffée » à un phénomène physiologique sensorimoteur habituellement autonome et incarné dans un sujet, et elle prend sa place dans la boucle sensorimotrice

On peut alors parler d’une augmentation de la coordination sensorimotrice par un dispositif technologique. Mais puisque les personnes du public sont des individus en pleine autonomie de leurs fonctions ils se retrouvent dans une situation où celles-ci seraient diminuées, car ce geste les ramène à l’enfance mais aussi à ce qui nous attend tous, la perte plus ou moins progressive de nos compétences corporelles vers une fin inéluctable… La solution de la machine, pour répondre à cette perte de moyen, correspond à une expérience techno dystopique fictive mais inspirée de notre monde actuel.

Orchestrer la perte / Perpetual Demotion, Simon Laroche et David Szanto, installation robotique, 2014, Crédit Gridspace

L’interface robotisée est autoréflexive. On entre clairement dans un rapport humain machine, elle nous porte ainsi dans une expérience tout droit issue d’un futur imaginé. Elle nous confronte à la décision de faire confiance ou non à cette machine et lui laisser prendre une place intime et pénétrante. Elle fait écho à la place des systèmes automatisés ou d’intelligence artificielle dans nos sociétés, dans notre quotidien, notre intimité. Parallèlement l’œuvre offre un point de vue saisissant sur les aspects systémique et performatif de l’alimentation » (Laroche et Szanto, 2014)[1].  Elle fait référence aux modes de production et de distribution de l’alimentation, industriels et robotisés, d’une part et aux comportements spécifiques reliés à des enjeux biologiques, économiques et socio-culturels. L’œuvre confronte le spectateur à sa propre représentation culturelle de l’alimentation et à son rapport avec celle-ci, que ce soit par référence à son expérience, sa mémoire ou son émotion.

« Puisque notre nourriture nous définit – ce que nous mangeons définit ce que nous sommes ou ne sommes pas » [2]

Orchestrer la Perte Perpetual Demotion montre comment un geste n’est pas si inné. Il s’apprend, il est difficile à intégrer lorsqu’il est nouveau, il n’est pas éternel. En même temps nous appartient-il ou est-il façonné et intégré par le développement des technologies, de leurs usages et de leur impact sur notre approche du monde ? Ce qui nous amène à tous ces gestes que nous intégrons et avons intégrés avec les machines, informatisées d’aujourd’hui… L’œuvre remet en perspective le rapport de dominant et de dominé entre l’humain et la machine dans ce que les artistes évoquent comme « un contexte de détermination technologique orchestrant la perte de contrôle généralisée » (Laroche et Szanto, 2014).

Pulse spiral

L’œuvre Pulse spiral de Rafael Lozano-Hemmer est une installation interactive déployée dans un espace assez haut où trois cents ampoules sont suspendues au plafond, tel un lustre géant . Une station est positionnée en dessous de la sculpture d’ampoules où peut s’y tenir debout un spectateur à la fois, afin de prendre en main des poignées. Il s’agit de capteurs de pouls, tels ceux que l’on retrouve sur les machines de sport. Dans une première étape, lorsque le spectateur les serre, l’ampoule la plus proche de lui, commence à clignoter selon son rythme cardiaque. Ensuite, toutes les ampoules clignotent à la même cadence. L’environnement au complet palpite au gré de l’enchaînement de variations d’éclairage créant un effet intense provenant de la transformation rapide et successive du lieu entre le fort scintillement des centaines d’ampoules suivi de leur extinction puis de l’obscurité. Une fois que le spectateur relâche les poignées, chaque ampoule scintille à un rythme différent qui correspond à la pulsation d’un des spectateurs précédents.

Le son ambiant varie sur le même rythme que les lumières, puisqu’il provient du fonctionnement du dispositif, il correspond au bruit des ampoules et de leur variation.

Pulse Spiral, Rafael Lozano-Hemmer, installation interactive, 2008, Crédit Antimodular Research. Photo à Center for Contemporary Culture, Melnikov Garash, Moscow, Russia.

C’est habituellement par une perception interoceptive que l’on ressent son pouls par la perception du flux sanguin pulsé par le cœur ou par la palpation d’une artère. Mais la plupart du temps on ne le perçoit pas. Pulse nous fait ressentir autrement notre pulsation, et nous met dans une attitude de forte attention de celle-ci.

Cette sensation interoceptive est intime, autoréférencée, discrète, à l’échelle de son corps ou d’une zone de son corps. Dans l’installation artistique la pulsation prend toute la place, tout l’environnement qui l’entoure, et elle est partagée avec toutes les personnes présentes et agit à très grande échelle.

D’une part l’œuvre joue sur la satisfaction narcissique de se voir soi-même investir un lieu symbolique où l’on est mis à l’honneur, tel une empreinte, un selfie de soi même, ou de son état interne. On se retrouve à l’avant de la scène d’une part et dans une forme de rapport d’autorité, comme si l’on prenait contrôle sur le lieu, où son cœur dicte le pas à des centaines d’ampoules tel un bataillon.

D’autre part l’expérience est immersive, englobante. La pulsation traduite à travers la variation d’intensité de lumière et le déplacement des ombres crée un mouvement que l’on perçoit visuellement, pas seulement à distance sur une surface mais tout autour, même sur soi. Ceci crée un effet visuel haptique et proprioceptif comme si l’environnement immatériel oscillait sur soi-même.

Pulse Spiral, Rafael Lozano-Hemmer, installation interactive, 2008, Crédit Antimodular Research. Photo à Center for Contemporary Culture, Melnikov Garash, Moscow, Russia.

Pulse Spiral, Rafael Lozano-Hemmer, installation interactive, 2008, Crédit Antimodular Research. Photo au Center for Contemporary Culture, Melnikov Garash, Moscou, Russie.La sensation à même sa cage thoracique et à travers tout le corps est en adéquation exacte avec les stimuli visuels et sonores. La connexion entre sa sensation interoceptive et l’expérience perçue est intensifiée par une interaction directe puisque la fréquence d’impulsion constituée de divers niveaux d’intensités est traduite très subtilement par la lumière et les sons.

L’œuvre crée une augmentation d’une part de soi-même et de ses perceptions et d’autre part de son milieu interne. Elle duplique sa sensation interoceptive pour la faire percevoir comme un environnement extérieur et immersif. Dans ce sens, l’œuvre fait expérimenter sa propre pulsation, elle la fait per-former.

Qu’on la perçoive consciemment ou non la sensation des pulsations est toujours là. Ils sont toujours en fond, ils nous constituent depuis le tout début de notre développement embryonnaire et ce, jusqu’à la fin de notre existence. Si l’expérience avec Pulse spiral est forte c’est qu’en se connectant à son dispositif, elle interfère avec la sensation d’un phénomène physiologique complètement intégré, incorporé. Nous vivons, pensons, percevons, agissons sur son rythme. L’œuvre transforme son rapport à ce phénomène vital et constant qui fait parti de soi. Ce faisant, l’œuvre vient s’implanter et transformer la perception et l’expérience que l’on se fait de soi-même.

City of abstract

City of Abstracts de William Forsythe (2001)

L’œuvre City of abstract de William Forsythe se présente dans une grande salle vide d’au moins 6m par 12m, dans lequel on peut aisément se mouvoir. Sur un mur un grand écran qui mesure deux fois la taille moyenne d’un humain permet de diffuser la vidéo de la salle, tel un miroir. Toutefois l’image fait l’objet d’une transformation par un filtre logiciel. En effet la vidéo joue continuellement selon la technique de slitscan, car un délai de temps progressif s’applique sur l’image du haut vers le bas. Dès que quelqu’un pénètre dans la pièce ou effectue des mouvements, la captation vidéo rediffusée présente les corps qui se déforment et se meuvent irréalistement. Lorsqu’un élément ne bouge pas, celui-ci semble diffusé en temps que tel sans transformation.

Dans ce type d’interaction avec l’œuvre, on peut effectuer autant de mouvements amples qu’on le souhaite, dont les seules limites sont celles de son propre corps. L’expérience joue sur le corps ressenti et sur les perceptions somatiques. Selon son degré d’engagement on peut ressentir les effets physiques de l’effort comme l’essoufflement, la transpiration etc. L’œuvre procure une forme de dévoilement (Poissant, 2003) de son propre corps.

Selon le caractère de la personne, son état d’esprit du moment et le contexte, comme la présence d’un éventuel public alentour, le spectateur va plus ou moins se laisser aller dans son implication et dans ses enchainements de mouvements. L’œuvre invite à se mouvoir de manière extravertie et à investir un certain degré de liberté corporel socialement accepté dans le cadre du dispositif de l’œuvre. En même temps, selon les cas, on peut se soucier plus ou moins fortement de son apparence et se sentir plus ou moins à l’aise dans son exposition aux yeux des autres.

L’expérience de cette œuvre implique de jouer avec l’image vidéo, et le rendu visuel animé et de transformer sa représentation corporelle dans l’image et la forme de son corps diffusé. Son propre corps sert à impacter sur ce qui correspond à un corps-figure et un corps-forme.

City of abstracts. William Forsythe. 2001

L’œuvre City of abstracts se déploie dans la relation qu’elle développe avec soi. Boissier (2004) parle d’ailleurs de la relation comme forme au sujet des installations interactives en général. Cette mise en forme à laquelle il réfère se fait à travers des relations spécifiques entre le spectateur et l’œuvre que permet l’interactivité. D’après ses propos on comprend que l’agencement complexe des éléments composant une installation et la mise en place d’une interactivité spécifique construit une relation particulière entre le spectateur et l’œuvre. Selon lui, la relation est la forme que prend l’œuvre. « La jouabilité de l’œuvre atteste la figurabilité des relations » (Boissier, 2004, p10). Dans le cas de l’œuvre de Forsythe, on peut appliquer le concept de la « relation comme forme » aussi au niveau de son actualisation puisque la relation complexe permet de concevoir et altérer des figures et des formes, de leur donner forme.

Le corps devient un espace formel à expérimenter, que ce soit l’espace du corps actuel dans son déploiement physique et dans le mouvement que l’espace du corps représenté dans l’image. Ce corps-figure peut se former, se déformer et se mouvoir de manière atypique selon un jeu de tests, d’essais, d’adaptations et de découvertes par l’expérimentation incarnée.

City of abstracts propose un complexe espace-temps particulier puisque comme on l’expliquait précédemment, la vidéo de déploie selon la technique de slitscan, c’est à dire qu’un délai de temps progressif s’applique sur l’image du haut vers le bas. Les diverses zones de l’espace représenté ne correspondent donc pas au même temps t. Sur l’axe de la hauteur le haut correspond à un temps plus avancé que le bas et sur l’axe horizontal perpendiculaire à l’écran, plus on s’éloigne de celui-ci plus on est avancé dans le temps. Autrement dit la répartition du temps se fait à partir du plan 2D qui correspond à la captation vidéo et qui est construit à partir de la perspective de la caméra. La diffusion de ce plan simule son rapport particulier à cette version du complexe espace-temps.

Il Pour reprendre ce qui vient d’être expliqué, mais du point de soi, on se trouve dans une relation où les parties inférieures de son corps et leurs mouvements sont projetées dans un plus grand délai que les parties supérieures, même chose lorsque sa position est plus vers l’avant que vers l’arrière de la salle. On peut ainsi jouer sur les mouvements, les déplacements et leur vitesse pour donner des variations de composition picturale.

L’expérience de l’œuvre s’articule autour d’une compréhension par le corps, de liens spatiaux (l’espace du lieu, l’espace du corps) et par la combinaison du faire et du voir, entre l’efférence motrice et l’afférence visuelle. On évolue dans l’œuvre en construisant une conceptualisation incorporée de sa relation avec celle-ci. On dépasse aussi cette compréhension seulement corporelle, sensori-motrice et incarnée en intellectualisant certaines relations établies entre son action et le résultat formel. Ceci informe pour ses choix de mouvements et d’interaction suivants.

On ne peut pourtant complètement saisir les causes à effets possibles car le dispositif offre une certaine complexité dans la relation de l’action corporelle et du rendu. En effet le dispositif n’agit pas seulement comme un miroir déformant où l’on identifierait rapidement le paramètre de transformation qui s’appliquerait seul et en continu. Les types de transformations semblent se transformer ou du moins sont diversifiés selon les divers facteurs d’effets (mouvement, déplacement, saut) et les variations qu’on leur attribue (vitesse, sens, forme, amplitude), ce qui donne une impression d’instabilité dans le changement.

On voit son corps représenté en distorsion, contorsion ; ses membres sont parfois dédoublés, détachés ou se déplacent en s’enroulant, sous forme de tourbillons. Les corps semblent flottants, en lévitation, planant au ralenti.

City of abstracts. William Forsythe. 2001

L’expérience permet de percevoir un soi qui se détache de soi. On expérimente une réalité vécue de son corps, selon des lois physiques habituelles et des paramètres physiologiques particuliers et incarnés, et en même temps, la représentation en direct de soi soumis à d’autres lois physiques que l’on peut impacter par l’action de son propre corps. Le décalage entre ce que l’on fait et ce que l’on observe laisse un effet en soi déroutant… Éventuellement selon le temps que l’on passe à expérimenter l’œuvre, on peut s’habituer à cette autre logique qui lie le corps perçu-actif et celui représenté.

Cette division est accentuée par l’écart entre les spécificités des espaces sensoriels haptiques sollicités par la vue (Lupien, 2004) qui montrent une qualité du corps d’extrême souplesse, d’élasticité, de légèreté et de fluidité par rapport à la perception proprioceptive de son propre corps qui ressent l’effet de gravité, de son poids et ses limites d’expansion gestuelle.

Selon le fonctionnement de son système de représentation, l’œuvre ouvre un potentiel de combinaisons de gestes et de chorégraphies possibles. On est invité à effectuer des mouvements que l’on effectue plus ou moins rarement, surtout en public. Il y a une forme de réhabilitation (Poissant, 2004), de redéploiement de son rapport au corps et au mouvement. On est tenté de tourner sur soi-même ou autour de quelqu’un, se baisser, lever les bras ou une jambe, sauter, courir, faire des pas chassés, se baisser, se plier, se relever, traverser l’espace et réagir en conséquence. L’œuvre fait « bouger » c’est à dire s’activer physiquement mais aussi elle fait bouger en animant davantage son corps dans l’image.

L’œuvre nous procure une extension (Poissant, 2003) de nos mouvements, de notre danse, de notre impact corporel au niveau de la figuration et de la composition picturale. L’expérience oscille entre une augmentation de son expressivité corporelle et un rappel des limites physiques du corps humain en général mais aussi personnelles (on pense à la condition physique de chacun mais aussi à sa propre approche de l’expérience). Elle nous révèle l’importance de l’action et des sens du mouvement à travers l’interaction par les gestes. En parallèle elle les met de l’avant en ayant recours au sens culturellement prioritisé en occident, la vue, comme si on nous faisait « voir » nos sens du mouvement. À travers cette expérience esthétique, le corps se manifeste non comme un objet mais comme un processus. Il est comme un corps-dynamique, fluide et toujours en mouvement.

Des œuvres au cœur de notre expérience incarnée du monde et de soi-même

Pourquoi ces trois œuvres ont la particularité de ne pas nous laisser indifférents, voire de nous captiver ? C’est très certainement parce qu’elles s’implantent au sein même de phénomènes physiologiques individuels, incarnés, intégrés pour venir les déstabiliser et nous les faire vivre autrement. Elle les dévoile, les réhabilite, les étendent et transforment notre relation à celles-ci.

Elles augmentent nos perceptions et nous mêmes, nous ramènent à notre condition humaine comme en intervenant au niveau d’enjeux vitaux dans Orchestrer la perte / Perpetual Demotion et Pulse Spiral.

Pour le spectateur cette expérience esthétique n’est pas seulement physique, sensorielle et engageante, elle est aussi conceptualisante. Elle permet d’accéder à un degré de conceptualisation qui vient seulement de celui du vécu qui intervient avant l’éventuelle mise en mots. L’expérience esthétique de ces œuvres ne s’apprécie pas seulement par les sens visuels et auditifs (sens à partir desquels l’histoire de l’art s’est principalement développée) mais bien à travers et en relation avec les sens du mouvement. C’est par ceux-ci que la dimension esthétique de ces œuvres peut s’appréhender afin de faire ressortir leur importance dans le champ de l’art mais aussi plus largement dans la compréhension de notre rapport à nous-même et au monde.

Notes

[1] Source : Texte descriptif de l’œuvre des artistes.

[2] On fait réréférence aux propos de Lisa Heldke, ‘But Is It Authentic ? Culinary Travel and the Search for the « Genuine Article, »’ in The Taste Culture Reader. 2005 : Oxford.

Bibliographie

– Berthoz, Alain, Le sens du mouvement, Paris, O. Jacob, 1997, 336 p.

– Boissier, Jean-Louis, La relation comme forme l’interactivité en art, Genève, Mamco, 2004, 312 p.

– Boulenger, Véronique, «Cartographie électrophysiologique du langage et de la motricité. Du mouvement dans les mots. Apprentissage du langage d’action», dans Victor Frak et Tatjana Nazir, Le langage au bout des doigts. Les liens fonctionnels entre la motricité et le langage, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, 240 p.

– Courson, Mwlody, Victor Frak et Tatjana Nazir, «Geste iconique et lexique chez le jeune enfant», dans Victor Frak et Tatjana Nazir, Le langage au bout des doigts. Les liens fonctionnels entre la motricité et le langage, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, 240 p.

– Fargier, Raphaël, Yves Paulignan, Véronique Boulenger, et al., «Learning to associate novel words with motor actions: Language-induced motor activity following short training», Cortex, vol. 48, 2012, p. 888-p889.

– Fargier, Raphaël, «Du mouvement dans les mots. Apprentissage du langage d’action», dans Victor Frak et Tatjana Nazir, Le langage au bout des doigts. Les liens fonctionnels entre la motricité et le langage, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, 240 p.

– Flusser, Vilém, Les gestes, Paris, Cergy D’Arts, 1999, 216 p.

– Forsythe, William, City of abstract [installation interactive], Collection de l’artiste, 2000.

– Frak, Victor et Tatjana Nazir(dir.), Le langage au bout des doigts. Les liens fonctionnels entre la motricité et le langage, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, 240 p.

– Heldke, Lisa, « But Is It Authentic ? Culinary Travel and the Search for the « Genuine Article» », dans The Taste Culture Reader, Oxford, Berg, 2005.

– Jacquin-Courtois, Sophie, Valérie Legrain, Yves Rossetti, et al., «Adaptation visuomotrice et représentations corporelles: de la négligence au syndrome douloureux régional complexe», La Lettre de Médecine Physique et de Réadaption, vol. 28, 2012, p.93-98.

– Laroche, Simon et David Szanto, Orchestrer la perte [Installation interactive], 2014, Collection de l’artiste.

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– Stern, Nathaniel, Interactive art and embodiment. The implicit body as performance, Canterbury, Gylphi Limited, 2013, 304 p.

– Varela, Francisco J., Eleanor Rosch et Evan Thompson, « The Embodied Mind. Cognitive Science and Human Experience », Cambridge, MIT Press, 1991, 328 p.