Véronique Savard explore les effets de sens du numérique en faisant passer différentes textualités de la surface des écrans à l’espace pictural. Cet article analyse les enjeuxartistiques du dialogue médiologique initié dans ces passages, symptomatiques de modes d’existence propres à notre époque. En produisant ce qu’elle appelle des « tableaux-écrans », l’artiste traduitl’esthétique de la « cybersphère ». Nous proposons aussi que les œuvres de Savard ouvrent la voie à un « art médiologique»,questionnant les relations interpersonnelles à l’ère d’Internet par des remédiations productrices d’aura.
Veronique Savard explores the effects of sense in the digital realm by organizing translations oftextualities from the surfaces of screens to the surface of paintings. This article aims to analyze what is artistically at stake in the intermedial dialogue ignited in those passingsthat are indicative of states of existence proper toour time. By producing “screen paintings”, the artist converts in physical matter of a canvas the aesthetics of the “cybersphere”. We suggest to the reader that Savard’s artworks lead the way to what we call an “intermedial art”, questioning interpersonal relationships in a computer-based era by creating remediations that can produce the experience of the aura.
L’art éminemment médiatique de Véronique Savard se prête particulièrement à une analyse médiologique. Ainsi, en soulignant l’intrication notable des quatre éléments de la transmission que sont le medium (de la toile à la toile), le milieu (de la de la cyberesphère à la logosphère), le message (de l’informatique à l’iconologie) et la médiation (de l’icône à l’icône), nous verrons pourquoi la remédiation s’avère une stratégie plastique à même de transformer en icônes intemporelles des contenus Internet éphémères relevant de l’interaction entre l’utilisateur et une interface, et de produire un regard distancié sur ces médiations, à la fois critique, mais esthétisant, défiant, mais contemplatif.
D’un medium à l’autre : de la toile (numérique) à la toile (analogique)
L’approche esthétique et picturale de Véronique Savard est forgée dans le passage de la toile (web) à la toile (de coton), c’est-à-dire l’exploitation plastique, iconique et sémantique par la peinture de l’iconographie, des textualités et des effets de sens du numérique. Sa pratique est animée par une question : qu’est-ce que le passage à la peinture des médiations numériques révèle sur notre rapport à Internet et à l’art ?Pour y répondre, l’artiste fabrique des images qui projettent un monde, celui de la cybersphère, présidant à l’hybridation des artefacts et à la pluralité des lectures à faire. En s’emparant du mode de transmission télématique, une grammaire plastique — dont la plasticité du code informatique est la notion-pivot — s’impose à la pratique picturale et conduit à déployer des ponts médiatiques entre les natures possibles et ambivalentes des surfaces signifiantes et isolées les unes des autres : de l’icône (religieuse et informationnelle) à l’écran (de projection, de médiation). Dans la pratique de Savard, la tradition de la peinture vient en effet à la rencontre des médiations cybernétiques.
Ses peintures, à la fois tableaux et écrans, ont la facture, l’esthétique, la rigueur géométrique, la netteté des surfaces et l’économie formelle d’un Barnett Newman, d’un Kenneth Noland ou d’un Frank Stella. Le terme de hard-edge, qui a été utilisé pour la première fois en 1959 par le critique Jules Langsner, de hard (dur) et edge (bord) décrit le style pictural de Savard, à la différence majeure que des mots-clés, leitmotiv, mises en garde, invites, injonctions à aimer, à cliquer et des motifs inspirés du web s’inscrivent dans les compositions pour les dynamiser, en changer le sens, l’expérience, la nature.
L’iconicité des contenus numériques (textualité, design, mise en page, couleur, planéité, contraste) offre à la peinture les possibilités de se les approprier, les détourner, les remédier — remarquons que ces passages sont d’autant plus faciles que l’iconicité du web est héritière de la tradition des images peintes. Ces procédés plastiques reproduisent l’apparence orthogonale des univers numériques, au point où les réalisations de Véronique Savard semblent mécanisées. On croirait que le peintre est un ordinateur, qu’il est AARON, ce programme informatique, écrit par Harold Cohen, qui crée des œuvres d’art. Alors que Warhol rêvait d’être une machine à l’ère analogique, Savard peint comme une machine à l’ère numérique. Comme sur nos écrans d’ordinateur, la facture est lisse : les couleurs en aplats parfaitement réparties se font oublier sous la sensation de surfaces lumineuses ; les lignes sont parfaitement droites, parallèles ; les formes délimitées avec une extrême précision. Dans ses tableaux de grands formats, de dimensions souvent carrées, se juxtaposent des bandes de couleur les unes aux autres selon une organisation équilibrée, rigoureuse, une logique interne. Des termes comme update required, share, freeporn,waiting for you, community guidelines, the scientificbreakthroughishere, youneed to know this, data policy, privacy and terms, safety se juxtaposent, se superposent ou sont énumérés en entier ou tronqués, à l’endroit, à l’envers, en diagonales, dans des espaces horizontalement ou verticalement disposés, d’épaisseurs variées et de palettes restreintes à trois ou quatre couleurs, choisies en fonction des accords et contrastes qu’elles produisent. Les motifs géométriques figurent des sortes d’emojis pixellisés évoquant par exemple des animaux et produisant l’expérience esthétique du glitch, cette perturbation informatique de l’image, du son, du texte (Ad Choices, 2016). Dans certains tableaux, des lettres isolées rappellent les examens de la vue (on s’intéresse après tout au phénomène du visible).
Si la peinture de Savard s’inscrit sur le plan formel dans une histoire de l’art, évoquant aussi bien l’icône byzantine que l’avant-garde russe (suprématisme et constructivisme), l’art conceptuel, le minimalisme (une pratique résolument réflexive de l’économie formelle), et le hard-edge, ce sont les principes du cyberespace qui président à sa conceptualisation et conduisent à sa réalisation.Au demeurant, peut-on qualifier les peintures de Savard de hard-edge ? Le hard-edge suppose des abstractions pures, autoréférentielles qui portent les caractères de la modernité ; une interrogation de la peinture sur la peinture. Savard, au contraire, attire l’attention sur un monde extérieur à la peinture abstraite dont la signifiance de chacun de ses éléments iconiques est une caractéristique. Le questionnement qui donne naissance à ces « tableaux-écrans » et leur confère toute une richesse sémantique et médiologique relève plutôt d’une démarche que nous retrouvons par exemple dans le pop art et qui consiste à emprunter à l’environnement quotidien des éléments engageant un dialogue sémantique et matériel avec leur milieu d’origine. L’artiste révèle et renouvelle du symbolique dans le détournement de motifs langagiers et formels.Les œuvres « néo hard-edge » — s’il en est — de Savard puisent leur matière iconique et symbolique dans les réseaux économiques, publicitaires et sociaux du cyberespace, les mettent en crise, les remédient pour se déterminer comme tableaux-écrans dans un dialogue médiologique. Il s’agit, en somme, d’une interprétation analogique du numérique.
« Depuis l’aube de la révolution industrielle, on a tenté à maintes reprises d’en finir avec la peinture, à commencer par Hyppolyte Delaroche qui aurait déclaré en 1989, en voyant pour la première fois un daguerréotype : “la peinture est morte à partir de ce jour”.1 » Si le débat sur la peinture continue dans le monde de l’art, ces peintures, qui font du Web leur source iconographique et ne sont pas sans ajouter à la vivacité du medium en offrant une expérience esthétique inédite et un recul critique,rappellent, au besoin, que ce medium survivra aussi à la révolution numérique. Qu’il s’agisse de la pérennité de l’œuvre peinte, de son effet de présence ou de sa reconnaissance institutionnelle, la peinture, comme nul autre medium, offre à ce qu’elle projette de voir sa signification renouvelée. Non seulement la peinture a encore des choses à dire, mais l’univers du numérique renouvelle ses thématiques, sa matérialité et ses enjeux. Parce qu’ils sont faits d’une matière étrangère au code binaire, les tableaux-écrans éclairent des pans du numérique que la réédition sans fin du même dérobe au regard, à l’expérience informatique.
Remédiation iconique et recontextualisation sémantique invitent à une phénoménologie picturale du numérique. Véronique Savard oppose à un affichage interactif et éphémère un artefact intouchable et immuable. Les habitus des internautes, qui peuvent facilement reconnaître des fragments d’images transposées sur toile par l’artiste, sont défaits par une défonctionnalisation de l’élément iconique, dont l’apparence et l’esthétique servent au défilement en vitesse devant le regard partiellement absent de l’utilisateur. Ce sur quoi l’internaute pouvait cliquer, ce qu’il pouvait négliger, chercher à bloquer, éliminer, est devenu imposant, noble, sacré, mis à part, occasion d’éducation et de transcendance. Une distance contemplative du numérique est ainsi produite dans le pictural, impossible aux images évanescentes de nature interactive procédant de l’interface ordinateur-internaute. Cette stabilisation de l’image par le support est aussi une reconfiguration du temps du cyberespace par la peinture. Déracinée de son contexte d’apparition, l’esthétique numérique perd son caractère transitoire au profit de la transmission. Candidat à la conservation, les tableaux de Savard inscrivent les figures du Web dans la réception caractéristique des temps longs, en l’occurrence ceux de la logosphère. Ce déplacement n’est pas sans conséquences esthétiques pour le numérique, on va le voir.
Les tableaux-écrans ne sont pas encadrés, de manière à laisser voir que la peinture s’étend aux côtés du chassis. Quoique aporétiques, ces rebords peints contribuent à l’ « ontophanie2 » physique des tableaux (la manière dont ils nous apparaissent). En débordant de la frontière du tableau, l’œuvre comprend en effet ce qui se situe au-delà : l’espace d’exposition, le spectateur, le monde. L’effet de sens constitué par l’impression d’être face à une fenêtre peinte s’efface derrière un effet de présence, celui d’être intégré à la dimension de ces images en volume. Ce n’est pas la peinture qui est dans l’espace du spectateur, mais le spectateur qui est dans l’espace de la peinture. On peut alors se demander si les rebords peints ne fonctionnent pas comme quasi-parergon.
Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre, mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. Il est d’abord l’à-bord. (Derrida)
Le fait que les bordures soient peintes pose un questionnement ontologique en ce qu’elles débordent leur espace traditionnel d’apparition ; les rebords de la toile se retrouvent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’image. Cette habile manœuvre plastique fait obstacle à la plus parfaite reproduction du tableau, qui ne peut l’être que partiellement, ce qui souligne une dialectique existant entre immobilité et mobilité, et interroge les conditions d’existence et d’expériences de l’œuvre.
D’un milieu à l’autre : de la cybersphère à la logosphère
La connaissance que nous avons de la cybersphère est un préalable à la compréhension de l’œuvre de Savard qui renvoie, visuellement, à l’époque du Web. Car des œuvres comme Information WeCollect (2017),It’s a secret (2013) ou Cybers6 au bureau (2009), dont les textualité picturales en relief se laissent à peine deviner, pourraient presque être perçues comme pur formalisme, si elles étaient placées, par exemple, dans le contexte américain des années 50. Mais ce n’est pas en cela que consistent les actes plastiques de Savard. Bien sûr, l’expérience formelle fait partie de ce type de travail, mais pour en saisir pleinement le sens, l’iconologie de la cybersphère s’avère incontournable
La cybersphère est un milieu quasi écologique de la culture où les techniques de communication et de transmission prennent modèle sur la notion de code recombinable. Elle se constitue lorsque la théorie de l’information rencontre les techniques (la numérisation du travail en tout premier lieu) et les institutions faites pour elle (des start-ups et des entreprises comme Airbus, Tesla, Google, Apple et les ateliers sous-traitant), engendrant un système de gestion des communications et des transmissions permettant de mondialiser politique, économie et culture. Car le langage binaire offre la possibilité de numériser toutes les activités et tâches humaines et tous les corps de métier qui font appel à un contrôle de données quantifiables, traditionnellement relevées par la main, mais dès lors mesurées par des ordinateurs, opérateurs de la cybernétique : de la comptabilité à l’architecture en passant par les transports, l’enseignement, la chirurgie, la météorologie, la photographie, le cinéma, la musique, les transports de particuliers et de marchandises, les échanges interpersonnels, les jeux, la gestion, l’astronomie ; l’enregistrement de données aussi triviales et variées que le contrôle du nombre de pas effectués dans une journée, le passage de l’aspirateur, l’adaptation automatique de l’intensité lumineuse dans une maison à la présence de ses hôtes ou le calcul du temps de sommeil nécessaire. Tout cela devient possible et produit des experts en autant de disciplines qu’il y a de données à mesurer. La cybernétique engendre également de nouvelles disciplines, dont les objets se distinguent par des processus de décryptage, de communication, de transformation et d’amélioration : séquençage de l’ADN, transgénèse, prosthétique, robotique, etc. Rien n’échappe à la cybernétisation du monde, pas même la sphère des idées ni les disciplines de la pensée. Sur les écrans de la cybersphère, le renouvellement constant des sollicitations audiovisuelles constitue un univers présentisé par répétition cinématographique, où rien n’est inscrit dans les temps longs, mais les contenus, sitôt consommés, sont jetés dans l’abîme de listes infinies — difficiles à récupérer, mais toujours répertoriées. Toutes ces disciplines ayant le code binaire comme pivot et mode d’organisation produisent de la textualité esthétiquement conditionnée pour susciter l’adhésion, assurer la commodité d’utilisation, favoriser la fluidité des échanges, faciliter l’expansion de la cybersphère.
Dans le contexte des tableaux-écrans, qui inversent le processus de cybernétisation, une médialité entre en tension avec une autre : la cybersphère et la logosphère (un milieu quasi écologique de la culture où les techniques de communication et de transmission prennent modèle sur l’écriture manuscrite). Le terrain de cette confrontation est matériel. Une conciliation dialogique (pour le médiologue, tout dialogue suppose qu’il existe, le plus souvent caché aux interlocuteurs, un vecteur matériel) va la résoudre dans la création d’un objet hybride icône-écran dont la particularité phénoménale repose sur la confrontation de deux lectures du monde. Cette artistique singularité produit une distance critique où se manifestent les caractéristiques médiumniques des deux médiasphères : la médialitérizhomique du support numérique par nature modulable et la médialité hiératique du support pictural par nature immuable. La distance critique produite par la remédiation n’est pas la seule raison à l’hybridité des œuvres de Savard.
D’un message à l’autre : de l’informatique à l’iconologie
Dans le passage du milieu de l’écran au milieu du tableau, il y a un détachement du protocole informatique dont les signes choisis et configurés par l’artiste sont ni plus ni moins transfigurés. Car la peinture, dans sa capacité à faire quitter l’interactivité pour installer une stabilité perceptuelle, révèle les signes du temps dans les modalités de communication informatiques (sur quels supports communique-t-on ? En combien de temps reçoit-on la réponse ? Qu’est-ce que cela change au quotidien ? Quelle est l’intensité de l’effet de présence ?), témoins des flux effrénés de notre époque, de manière à interroger leur ontologie. En transposant la phénoménalité de l’écran, qu’on commence à peine à découvrir, à la phénoménalité de la surface peinte, au vocabulaire plus familier, Savard facilite la critique du milieu numérique en élaboration continue.L’artiste utilise un medium de transmission par excellence pour procéder à un examen de l’économie visuelle et médiatique du cyberespace, lieu de communication par excellence.En redirigeant des textualités, elle produit une archéologie (pérennisation) du numérique en autant de reformulations que le permet l’acrylique. Les images de Savard offrent ainsi de nouvelles lectures aux représentations fugaces que l’on retrouve dans les modalités d’utilisation des réseaux sociaux, avec les robots d’indexation, sur les sites de rencontres, dans les pourriels, les échanges par messageries instantanées, destinés à « accélérer un progrès où la machine est chargée d’ouvrir les cercles, de faire disparaître l’identique, de tuer l’essence et l’existence du sujet, ainsi que celle de l’homme lui-même.3 » Les échanges sur Internet supposent des typographies calibrées, un certain nombre de caractères, écrits à une certaine vitesse produisant une expérience dans des espaces cernés qui déterminent implicitement une esthétique du numérique. Savard la révèle et l’actualise en mobilisant la peinture, qui freine la course du temps dans une métaphore de la capture d’écran. En privilégiant le medium pictural, les peintures de Véronique Savard supposent une posture, une attitude contemplative, réflexive de la part du spectateur et réaffirment ainsi la place centrale de la subjectivité. Le procédé d’appropriation de l’imagerie télématique opère un recentrement du langage dont l’aspect procédural cède la place à la poésie.
L’actualisation du potentiel symbolique des univers numériques s’effectue en peinture en raison du récit de l’art (la façon dont l’histoire de l’art nous donne accès au sens de l’œuvre) qui est activé par ce que l’objet (une toile recouverte de peinture montée sur un chassis) et l’institution (mur blanc, éclairage, cartel, canevas, etc. nous permettent de savoir quand il y a art) ont de plus matériel. En activant l’acception picturale des communications informatiques qu’elle fige sur la toile dans ce contexte transdisciplinaire, Savard permet une relecture non pas seulement de cybermotifs, mais aussi du milieu de la cybersphère qui est projeté grâce à l’alphabet visuel qu’elle emprunte au Web.
Le passage d’un medium à un autre par remédiation confère aux images transfigurées une intention nouvelle, modifiant notre regard : appropriées par l’auteur pour en faire des tableaux-écrans, les icônes numériques produisent une décontextualisation de l’imagerie télématique, produisant un nouveau message.Le changement de contexte d’expérience des cyber-motifs incite à un renouvellement de l’attitude du spectateur, qui est appelé à l’attention, à la mémoire, à une expérience à la fois sublimée et critique des motifs iconiques et sémantiques vécus devant l’écran. En transposant la réalité numérique dans une médiasphère à laquelle elle est étrangère, l’artiste rend conscient à des phénomènes — auxquels on est d’ordinaire aveugle — puisqu’ils sont coulés dans une matérialité qui constitue leur milieu habituel d’expérience. Élevés au rang de sujets dignes de peinture, de simples motifs deviennent les supports d’un questionnement, leur charge symbolique héritée du Web acquiert une nouvelle force. Ils donnent maintenant à penser et à contempler.
Véronique Savard crée des instantanés dont le caractère de peinture produit aussi une aura qui permet de prendre conscience de la banalité des images issues de la navigation Internet. Car le flot continu et torrentiel du Web engendre une consommation rapide et insatiable de contenus, qui suppose leur constant renouvellement et par conséquent l’absence d’aura. Mais la rupture ontologique causée par l’émanation auratique des tableaux-écrans permet aussi à la peinture de sacraliser le plus banal hyperlien, d’artialiser les pourriels si envahissants, d’avoir égard aux réponses automatiques et de réaliser que l’omniprésence des contenus numérique est un symptôme de la grande puissance médiatique de la cyberphère. Le processus pictural, interrompant le flux des images pour en extraire quelques-unes, offre un précipité de notre époque où la cybernétique sacralise le transitoire (jeunisme), latéralise les transformations (hybriditation des êtres et des artefacts), préside aux communications (l’informatique comme mode de communication mondial), impose aux utilisateurs des modes d’utilisation (vitesse des télécommunications), se substitue à l’ancien paradigme (remise en question ou implosion des rigidités et dogmatismes traditionnels).
D’une médiation à l’autre : de l’icône (informatique) à l’icône (picturale)
Si le travail de Savard change notre manière de voir le Web, il présuppose aussi que le Web change notre manière de voir son travail, car la médiatisation suppose d’être présent sur Internet. Par ailleurs, « la reproduction a créé des arts fictifs, en faussant systématiquement l’échelle des objets, […] l’inachevé de l’exécution dû aux petites dimensions de l’objet devient par agrandissement un style large d’expression moderne . » Si bien que l’hyperlien devient du hard-edge et le hard-edge de l’hyperlien. Bien plus, une fois le canevas reproduit par la photographie et réexposé sur le site web de l’artiste, les contenus provenant d’Internet retournent à leur milieu — même si ce n’est pas le milieu d’existence premier des œuvres d’art de Savard — décontextualisant leur media, les soumettant à de nouveaux rapports : changements d’échelle, confrontations à de nouveaux types de visiteurs, association à toutes sortes d’autres images plus disparates les unes que les autres. « Juxtaposées sur [le Web], les images artificieuses imposent à l’œil des rapprochements jamais vus, créent des enchaînements imprévus de formes et, par la combinaison sophistiquée de cadrages, dessinent d’arbitraires lignes de force. 4»
Les tableaux-écrans, imposant par leurs dimensions, surprennent par des changements d’échelle (de la petite icône au grand châssis), déconcertent par la sacralisation qu’ils induisent, produisent un effet de présence qui les rend comme transparents à ce qu’ils nous montrent. On trouve ici un mode d’existence iconique et des attributs esthétiques qui sont ceux d’autres icônes, religieuses celles-là, les icônes byzantines, ces images peintes qui suscitent le respect par leur nature religieuse et leur caractère hiératique (formes massives, forts contrastes, composition épurée) et acheiropoïète (sentiment qu’il ne s’agit pas de peintures, mais d’une apparition du suprasensible lui-même). En devenant icônes picturales, les icônes d’origine informatique font, à l’égard de la cybernétique, le même travail que les icônes byzantines à l’égard de Dieu : elles lui rendent témoignage, pointe sa nature de principe organisateur de notre médiasphère, lui confèrent les attributs d’ordinaire réservés par l’art au divin. S’il est une esthétique qui nous dévoile l’ontologie du numérique, on la trouve dans les tableaux-écrans.
Notes
[1] Sorenson, Oli, « Frôler la mort : tombeaux ouverts sur le parcours de la peinture du 19e au 21e siècle », L’idée de la peinture, no 76, automne 2012, en ligne, <id.erudit.org/iderudit/67190ac>.
[2] Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard. coll: «Folio essais», 1994 (1965).
[3] Brun, Jean, La machine et le rêve. Technique et existence, Paris, La Table Ronde, 1992, p. 328.
[4] Guillerme, Jacques « Reproduction des oeuvres d’art — Copie et reproduction depuis la Renaissance », EncyclopædiaUniversalis, en ligne, < http://www.universalis.fr/encyclopedie/reproduction-des-oeuvres-d-art-copie-et-reproduction-depuis-la-renaissance>, consulté le 24 juillet 2017.
Bibliographie
– Brun, Jean, La machine et le rêve. Technique et existence, Paris, La Table Ronde, 1992, 399 p.
– Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, coll: «Folio essais», 1994 (1965), 185 p.
– Flaman, Teva et Pierre-Luc Verville, « Pour une approche médiologique de l’art », Archée,arts médiatiques et cyberculture, décembre 2016.
– Guillerme, Jacques « Reproduction des oeuvres d’art — Copie et reproduction depuis la Renaissance », EncyclopædiaUniversalis, en ligne, <http://www.universalis.fr/encyclopedie/reproduction-des-oeuvres-d-art-copie-et-reproduction-depuis-la-renaissance>, consulté le 24 juillet 2017.
– Sorenson, Oli, « Frôler la mort : tombeaux ouverts sur le parcours de la peinture du 19e au 21e siècle », L’idée de la peinture, no 76, automne 2012, en ligne, < id.erudit.org/iderudit/67190ac>.
– Vial, Stéphane, L’être et l’écran : Comment le numérique change la perception, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, 336 p.