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Cyberthéorie

L'hypermédia: une tactilité sans matière? II

Si, comme nous l’avons vu dans la précédente partie, on peut davantage associer l’interactivité à un rapport tactile qu’autorise la manipulation des objets matériels, la question qui se pose maintenant pour les hypermédias est la suivante : qu’en est-il de la matérialité d’un document visible à l’écran d’un ordinateur? De quelle nature physique est cette « image » numérique? Quel est le support d’une page Web par exemple? 

Avant de répondre à cette question, on doit souligner en premier lieu la grande différence qui existe, du point de vue de la perception optique, entre les technologies de communication « tangibles » comme le livre, et les technologies numériques (comme l’écran de l’ordinateur). En fait, la page d’un livre est visible par la réflexion de l’éclairage ambiant, alors que la page Web s’affiche par la projection directe de lumière. Cette luminosité des documents conçus pour l’écran se prête d’ailleurs à de nouveaux effets formels abondamment exploités par les infographistes: profondeur, volume, relief, textures, transparence et jeux d’ombres; des effets qui ont trait aux qualités spatiales engendrées par l’affichage lumineux. Comme si, derrière la surface de verre du moniteur, nous avions un fond qui n’en est pas un, tel un espace infini ou indéfini, qui peut prendre toutes les apparences selon les couleurs et les motifs. On peut donc difficilement comparer l’écran d’un ordinateur à la feuille de papier et ce, pour la simple et bonne raison que l’image de la première est une « projection » sur un « écran », d’où la nature artificielle des documents numériques par opposition à l’aspect réel ou tangibles des documents imprimés. 

Si, du point de vue du support, on ne peut comparer l’image lumineuse à l’image imprimée, peut-on, en considérant maintenant le média, comparer le disque numérique au livre? Pour ce, il faut encore constater que la nature de l’information du véhicule (le média livre, le média cédérom) diffère énormément. D’un côté on a un code informatique basé sur le nombre qui ne peut être pris en charge que par l’ordinateur et de l’autre, nous avons des langages qui sont pour nous directement intelligibles: l’écriture alphabétique, le langage codé des formes et des couleurs, etc. Si dans leur matérialité, les pages reliées sont directement accessibles aux sens, l’information numérisée sur le disque, par contre, doit d’abord être traitée par l’ordinateur. En plus de traduire des données enregistrées sous forme de bits, l’ordinateur gère des interfaces qui font en sorte que le code binaire puisse faire l’objet d’une perception sensorielle. L’information véhiculée par le support-disque ne peut donc être dévoilée sans l’interface physique qu’est le moniteur vidéo et sans les images en mode graphique (Interface Graphique d’Utilisateur (GUI)) qui agissent comme intermédiaire entre l’homme et la machine. 

Donc, en ce qui concerne la nature physique des documents visibles à l’écran, on constate que ces documents hypermédias (ou hyperdocuments comme le dit Pierre Lévy)1 sont dépourvus de matérialité, puisque nous sommes ici dans un mode complètement virtuel tant du point de vue du support que du média. Selon Edmond Couchot, l’image numérique se caractérise – dans ce qu’elle a de fondamentalement nouveau – par le fait qu’elle soit issue d’un « processus computationnel »: l’ordinateur calcule des données numériques et les transpose sur la grille de pixels à la surface de l’écran. Étant le résultat d’un algorithme, l’image serait donc virtuelle, ce qui lui donnerait une réalité tout autre que physique, une réalité simulée

Les jeux d’ombres, de volumes, etc., contribuent à ce titre à suggérer un espace virtuel, un espace logique et intelligible qui n’est pas nécessairement illusionniste3, un lieu autonome, abstrait, « sans topos » bref, un espace « utopique »4. L’ombre portée d’un lettrage, par exemple, reprend une logique de l’éclairage sans chercher à reproduire une réalité originale5.

De plus, pour faire en sorte que la réalité virtuelle soit aussi interactive, il faudrait voir comment on peut établir un rapport tactile avec un objet dépourvu de matérialité. Comment, en effet, intervenir sur ce qui n’est que lumière, comment manipuler une réalité simulée et évanescente? C’est ici qu’intervient la notion d’interface, car l’image dont il est question (un contenu quelconque affiché à l’écran) n’a rien de statique et de définitif comme l’image peinte ou imprimée. N’étant qu’un algorythme, l’image virtuelle devient alors un objet dynamique extrêmement flexible. Et si la projection lumineuse de l’écran fait simplement apparaître ce qui se calcule dans les circuits intégrés de l’ordinateur, ceux-ci peuvent alors réagir à nos interventions et produire instantanément d’autres images, chose qu’on ne peut réaliser avec les technologies analogiques. L’information se libère ainsi de la matière!

Tout contenu apparaissant à l’écran devient donc modifiable dans la mesure où les puces et les programmes de l’ordinateur peuvent réagir à d’autres interfaces physiques que sont, entre autres, le clavier et la souris. Dans mon traitement de texte, par exemple, je peux librement intervenir sur ce qui est, en fait, la simulation d’une composition typographique imprimée, comme si, dans mon environnement virtuel, les caractères demeuraient toujours « mobiles ». Ainsi, la machine devient sensible à nos interventions physiques. Cela nous permet d’interagir sur l' »image » qu’elle génère, chose impossible avec une image issue d’un procédé de transfert. Dans ce contexte, le support numérique (disques durs et souples) a beaucoup moins d’importance du point de vue de la tactilité. Son rôle se limite en fait à mémoriser l’état d’un processus, toujours réactualisable et modifiable, ce qui n’a plus rien à voir avec l’enregistrement d’une trace définitivement figée dans le temps7

En plus d’être « calculé par ordinateur », l’image numérique a une autre caractéristique selon Couchot, soit celle d’interagir (ou de « dialoguer ») avec celui qui les crée ou celui qui les regarde8« . Et ce qu’il faut retenir ici, c’est que la possibilité d’un dialogue est assortie d’un haut niveau de tactilité qui, en étant couplé avec l’oeil, permet un mode de consultation et de conception – car l’utilisateur et le concepteur utilisent les mêmes instruments, les mêmes interfaces – dans lequel se développe une toute nouvelle sensorialité. Dans la troisième et dernière partie de notre article, nous verrons de façon plus précise en quoi consiste cette nouvelle tactilité, ce qu’elle offre de plus que la lecture traditionnelle, le balayage ou le zapping des ondes.

Notes

[1] « Un hypertexte est un texte numérisé, reconfigurable et fluide. Il est composé de blocs élémentaires raccordés par des liens explorables en temps réel sur écran. La notion d’hyperdocument généralise à toutes les catégories de signes (images fixes animées, sons, etc.) le principe du message en réseau mobile qui caractérise l’hypertexte » (Pierre Lévy, Cyberculture: Rapport au Conseil de l’Europe dans le cadre du projet « Nouvelles technologies: coopération culturelle et communication« , Paris: Éditions Odile Jacob, 1997, p. 29, note 3.)

[2] Edmond Couchot, La technologie dans l’art : De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes,Éditions Jacqueline Chambon, 1998, p. 145 

[3] « Cet effet de réel est souvent si puissant – en tout cas il tend à l’être – qu’on est tenté de confondre simulation et simulacre. La réalité virtuelle serait ainsi un état paroxystique du simulacre. Si les deux termes ont la même racine (simulare: imiter, feindre), la simulation  (numérique) ne cherche ni à imiter ni à feindre le réel, avec la volonté secrète de nous égarer. Elle cherche, en revanche, à lui substituer un modèle logico-mathématique qui est non pas une image trompeuse comme le simulacre mais une interprétation formalisée de la réalité dictée par les lois de la rationalité scientifique. » Ibid, p. 146 

[4] « Dans la simulation, l’espace n’est ni l’espace physique où baignent nos corps et circule notre regard, ni l’espace mental produit par notre cerveau. C’est un espace sans lieu déterminé, sans substrat matériel (…), un espace sans topos, où toutes les dimensions, toutes les lois d’associations, de déplacements, de translations, de projections, toutes les topologies, sont théoriquement possibles: c’est un espace utopique. » Ibid, p. 137 

[5] Dans le site Anti:Rom-the antidote, on retrouve dans le menu une simulation du courant (le mouvement de l’eau) qui change selon la position du curseur. On a une simulation du rebondissement dans Throw, de la gravité dans Drip, de l’élasticité sur Future d’Antoine Schmitt et dans Fidget de Kenneth Goldsmith.

[6] Edmond Couchot, La technologie dans l’art, p. 136. 

[7] Il faudra aussi reprendre cette question du rapport physique avec les « supports » informatiques avec la venue des lecteurs de fichiers audio MP3 et des livres électroniques, des technologies qui pourront fonctionner sans disques. Pour en savoir plus sur cette nouvelle technologie qu’est le livre électronique on peut consulter le site Branché de Radio-Canada. Par ailleurs, dans le site De l’imprimé à Internet, réalisé par Marie-France Lebert, on trouve beaucoup d’informations et de réflexions concernant les nouveaux rapports à définir entre le monde de l’imprimé et Internet.

[8] Edmond Couchot, La technologie dans l’art, p. 134.