C’est presque un cliché de le dire, la particularité d’Internet réside dans l’accès quasi illimité à l’information provenant de partout sur la planète, arrivant à une vitesse vertigineuse. Sur un simple clic de la souris, nous voyageons à travers le monde, nous traversons des espaces culturels sans jamais nous soucier des frontières ni des contrôles qui y sont pratiqués. Rien à déclarer? Rien à déclarer. Mais cette liberté de mouvement qui permet à l’information de circuler ainsi d’un utilisateur à l’autre, transigeant un jour ou l’autre par notre ordinateur, a également sa contrepartie : en ouvrant toute grande la porte au flux informationnel on donne inévitablement la chance aux bousilleurs de systèmes informatiques d’y trouver refuge. Les hackersconstituent une réelle menace pour la communauté des internautes. Même si les actes terroristes sont dirigés vers un groupe cible, leur présence dans le réseau a rendu les utilisateurs d’Internet craintifs.
Dans le domaine du cyberart, on retrouve parfois ce comportement rebelle, axé sur l’intrusion et la destruction, mais sous une forme atténuée. Il faut savoir que l’attitude iconoclaste en art n’est pas une nouveauté. Elle a fait irruption au début du XXe siècle avec les dadaïstes et, depuis, elle a produit beaucoup d’adeptes. Les actions posées par les artistes dada et leurs successeurs visent généralement la destruction des valeurs établies. Exit la sacralisation et l’institution dominatrice. Bien que provocatrices, ces oeuvres s’avèrent par ailleurs peu menaçantes pour la personne. Les artistes s’en prennent plutôt aux objets, réels ou symboliques. Mais aujourd’hui, sur le Net, les choses se passent différemment car on ne s’attaque pas à un objet extérieur à soi. Les cyberartistes qui font de l’interréseau leur matière première se manifestent de l’intérieur, dans cet objet que certains perçoivent comme le prolongement de leur corps, l’ordinateur. Ils sont pour ainsi dire dans notre espace intime ce qui les rend plus menaçants.
Le plus virulent, et sans doute le plus connu d’entre eux, est le duo formé de Joan Heemskerk et Dirk Paesmans qu’on retrouve sur le Web sous le nom de jodi. Plusieurs projets à leur actif, une présence remarquée à ISEA 97 et à la documenta X, jodi travaille dans et avec Internet depuis 1993-1994 (entrevue avec Tilman Baumgaertel). Leur plus récent projet <http://404.jodi.org/> n’est toutefois pas bien dangereux. Inspiré du fameux message d’erreur 404 (File not found), ce projet invite le visiteur à inscrire un message qui apparaîtra dans la page à la suite des messages envoyés précédemment par d’autres visiteurs. Dans un cas, le texte est filtré par un programme qui en extrait les voyelles, dans l’autre, ce sont les consonnes qui ont été retirées. L’altération rend la lecture pour ainsi dire impossible, la communication est corrompue par l’intervention de l’artiste.
Il s’agit néanmoins d’une oeuvre inoffensive si on la compare au projet OSS, antérieur de quelques mois. Ce dernier existe en version intégrale sur cédérom (inclus dans la revue néerlandaise Mediamatic, vol.9, n°2-3, automne 1998) et une partie de l’oeuvre se trouve en ligne. On ne saurait la recommander qu’aux plus téméraires car une fois piégé dans ce foutoir il est difficile d’en sortir, il vous faudra peut-être redémarrer votre ordinateur et qui sait s’il ne restera pas quelques séquelles. Une chose est sûre, on perd le contrôle de notre appareil qui ne répond plus aux commandes. Par exemple, sur le site <http://oss.jodi.org/>, on restera impuissant devant l’ouverture et la fermeture successives de petites fenêtres défilant de manière aléatoire et à un rythme d’enfer sur l’écran. Pour ceux qui préfèrent se tenir à distance, Alex Galloway fait une description assez détaillée de ce projet dans un texte intitulé User’s Guide to OSS, paru dans Rhizome.
Le caractère iconoclaste n’est cependant pas exclusif à jodi. D’autres cyberartistes pratiquent cette démarche, notamment David Opp. Artiste multidisciplinaire établi à New York, David Opp utilise dans sa pièce 4YB-002, présentée sur le site de Hotwired RGB Gallery, le langage propre à l’ordinateur, plus spécifiquement au Macintosh. Il s’inspire de l’aspect graphique de ses interfaces, y intègre des composantes sonores et des codes HTML pour en faire une mosaïque multidimensionnelle composée de 157 fichiers différents. L’oeuvre est ponctuée d’une apparition constante, voire excessive, de messages d’alerte allant du simple message indiquant une erreur dans le programme à des messages plus inquiétants : Are you sure you want to shut down your computer?
Mark Napier, artiste visuel converti au cyberart, fait également partie de ces artistes dont la démarche s’apparente à celle des hackers, sans par ailleurs causer de dommages à votre système d’opération. Partant du principe que le navigateur est un « organe de perception » (Why Shred the Web) qui permet de lire des informations codées en langage HTML, Napier a créé le Shredder, une interface dont le programme vise à intercepter les données avant que le navigateur ne les transpose dans une présentation cohérente. Il en résulte une distorsion totale de l’information, les mots deviennent des objets, des taches, des amalgames de couleurs et de signes. Le propos est clair, le Shredder trafique les pages Web que vous lui demandez de lire, vous les fait voir sous un angle totalement inattendu. Très destructeur, ce travail n’est toutefois pas dépourvu de séduction.
Ces enfants terribles du cyberart ont en commun une pratique iconoclaste construite sur la spécificité de l’Internet en tant que nouveau média. La grande malléabilité de la matière numérique agit sur eux comme un déclencheur alors qu’elle déroute la plupart d’entre nous en somme, c’est l’hermétisme de ce nouveau langage qui nous fait voir ces oeuvres comme des objets menaçants.