Josephine Bosma : Vous êtes-vous, dès le départ, intéressé à l’art en réseau? Si non, dites-nous quand et pourquoi vous avez développé un intérêt pour le cyberart?
Steve Dietz : Je suis arrivé au « Walker » en 1996 pour mettre en place un département dédié aux nouveaux médias. Dès le tout début, Internet s’est trouvé au coeur de ce que je recherchais et de ce que je voulais explorer en terme de créativité, tout en ayant une pensée pour le public et son accès à l' »information ».
Dans son livre sur les communautés virtuelles, Howard Rheingold fait référence à « l’expérience de la conversion », pas si nouvelle dit-il, des premiers innovateurs dans le domaine des médias interactifs. Selon ma propre expérience, il appert que ceux qui viennent à l’art interactif et à l’art en réseau sont inconfortables là où ils pratiquent, que ce soit la photographie, la peinture, la bibliothèque ou d’autres champs d’activité. Et ils se sentent liés à ce monde hybride, à ce médium fluide, peu importe le nom qu’on lui accole. Sur un plan personnel, faire la lecture à mon jeune garçon fut une expérience de communication interactive très enrichissante, et cela demeure un idéal à poursuivre dans le domaine des nouveaux médias. Sur un plan professionnel, une des missions du Walker est d’être un catalyseur de l’expression artistique. Tous ces aspects s’entrecroisent.
Rencontrez-vous certaines difficultés à faire reconnaître votre travail plus particulièrement parce que vous travaillez aux États-Unis (comparativement aux commissaires et aux critiques voués au cyberart en Europe)?
Il a été plus difficile de convaincre les musées de la valeur actuelle du cyberart que de les faire passer à l’information en réseau et aux échanges intermuséaux. Les exemples de programme tant en Europe qu’aux États-Unis tels « artnetweb », « The Thing » et « äda’web » m’ont inspiré et ont été instructifs. Je suppose, par ailleurs, que nous avons tous connus des difficultés peu importe la région où on se situe, de toute façon.
Je ne voulais pas prétendre à quelque comparaison facile, je m’interrogeais seulement sur les différences entre les États-Unis et l’Europe quand il s’agit de la perception et de la réception à l’égard du cyberart, car beaucoup insistent sur ces différences. Je suis curieuse de savoir si cela se vérifie. Croyez-vous que les différences sont mineures ou qu’il n’y en a guère, ou que les différences sont sans pertinence?
Je dirais que le réseau européen du cyberart est plus actif et plus stimulant. Chose certaine, de nombreux artistes ressentent un appui plus direct et une reconnaissance pour ce qu’ils font en Europe — et peut-être est-ce aussi le cas en Australie. Reste à déterminer s’il s’agit d’une convergence contextuelle ou structurelle.
Quel est votre style de cyberart préféré? Comment celui-ci est-il valorisé ou comment devrait-on l’explorer plus avant et plus profondément?
J’embarque moins lorsqu’il s’agit de projets qui ne sont qu’une extension d’un autre média. Actuellement, je développe surtout une pratique de commissaire et de contextualisation, les deux sont très valables, mais la contextualisation s’avère plus délicate. « Explorer davantage et plus profondément », cela va de soi. Ça requiert un engagement réel.
Après trois ans de pratique voués à la création de contextes pour le cyberart, vous est-il possible d’avoir un point de vue temporel sur le cyberart? Votre engagement ne signifie pas seulement d’y être dédié, mais implique aussi un investissement à long terme, exact?
L’importance d’un engagement profond dans l’art contemporain ne peut se révéler qu’après un certain temps. En ce qui concerne le cyberart, vous avez raison, que signifie le long terme dans un espace en temps réel? Je crois que ce qui importe encore plus c’est une ouverture rigoureuse et un encouragement à l’expérimentation – contrairement à une catégorisation esthétique stérile.
Poursuivant cette idée, je me demande si l’influence de l’Internet sur notre perception temporelle (et conséquemment du monde) ne crée pas à la fin un moyen très rapide mais moins puissant, moins dominant, d’intégrer les oeuvres dans « l’histoire de l’art ».
Tout en prenant compte des multiples dimensions entourant l’historicisation des oeuvres contemporaines, j’ai tout de même une critique à faire relativement à cette obsession de découvrir ce qui est nouveau en cette minute même, tout de suite, aujourd’hui, à propos du cyberart. Ce n’est pas qu’une question de nouveauté. Alors que « Form Art » d’Alexei Shulgin utilise une stratégie dépassée, je reste toujours aussi fasciné par ce travail. Et c’est un exemple parmi d’autres. En un sens, ce travail qui date de 1997 est un classique », déjà inscrit dans une lignée, mais dans un autre sens, nous ne l’avons pas encore complètement assimilé. Était-ce ce que vous vouliez dire?
Hum…, je n’en suis pas sûre moi-même. Les aspects du temps, de la mémoire et du présent ainsi que les aspects de l’espace, de l’architecture, de la visibilité et de l’accessibilité me venaient tous en tête alors que je m’apprêtais à formuler ma question. Le registre étroit de la mémoire est certainement un problème, mais même si plusieurs oeuvres dédiées au Web sont basées sur le texte et l’image, le médium Internet dans sa vision émincée par les clics et la rapidité des communications (sous toute réserve) est plus floue que nous ne le croyions jusqu’à maintenant. Qu’en pensez-vous?
La vitesse est une perception populaire dans notre vie contemporaine, un des responsables c’est l’Internet qui a remplacé le fax, qui a remplacé le télégraphe, qui a… Mais est-ce que cela veut dire que nos idées, notre art, notre interconnectivité deviennent plus flous? Je crois que c’est Kittler, parmi d’autres, qui a avancé que les médias numériques déplacent la séquence temporelle des événements dans un arrangement spatial de 0 et de 1 [système binaire] — qui sont par la suite interprétés à la demande. En d’autres mots, je dirai que ce qui est le plus significatif ou le plus fertile, c’est une dialectique entre la transmission (vitesse) et la mémoire (emmagasinage), et pas plus l’un que l’autre. Quoiqu’il en soit, l’excitation de la vitesse et le chant de la sirène d’un bibliothèque de Babel universelle peuvent être difficilement ignorés.
Alors, « vitesse » ne serait pas le bon terme pour décrire l’expérience d’une soudaine abondance de choix, de communication et de plates-formes. Peut-être que l’évolution des choses, en temps relativement réel, crée cette illusion de vitesse. Vous n’avez pas abordé la spatialisation. Pour moi, le simple fait que quelqu’un soit incapable de percevoir l’interréseau au delà des tracés produit par la navigation, est un point important. Cela deviendra encore plus crucial lorsque les grands commerçants imposeront un ordre au trafic des inforoutes. Mais dès le début, cet aspect d’obscurité, de noirceur au delà des voies tracées par l’enchaînement des hyperliens, a créé une culture en lignes brisées, surtout si on la compare à la façon dont la culture hors ligne s’est développée. J’en conviens, par ailleurs, je ne m’intéresse pas beaucoup à la mémoire, à l’emmagasinage, aux bases de données et à l’archivage. Vous pouvez me corriger sur ces points. L’écoulement et la présence en temps réel offrent une exploration plus attrayante à mes yeux, une mauvaise habitude sûrement. Que voulez-vous dire avec le chant de la sirène? L’attraction ou la mort de la mémoire?
Je ne crois pas que ce soit une mauvaise habitude. La vitesse est séduisante. Et ce n’est pas la mort de la mémoire mais l’idée d’une infaillibilité, genre « tout ce que vous voulez savoir délivré à l’instant, sans délai ». Victoria Vesna proposait un merveilleux projet, « Data Mining Bodies », il s’agit d’une communauté de personnes qui n’ont pas de temps disponible (pour devenir une communauté). Y a-t-il moyen de créer un équilibre entre le temps réel et les sauts dans le temps, l’un et l’autre étant d’ailleurs investi par la technologie?
À mes yeux, ce chemin étroit dont vous parlez est une des choses les plus fascinantes à propos du cyberespace. Même si vous n’avez jamais visité une pièce dans un bâtiment, elle demeure présente dans le plan, mais dans une perspective réaliste, le réseau quant à lui se construit par l’entremise de notre propre consultation. En quelque sorte, nous re-dessinons continuellement les plans du bâtiment. Je pense que « Is God Flat » et « Is the Devil Curved » de Maurice Benayoun sont exemplaires à ce titre, et c’est pourquoi je m’intéresse à un travail comme « C5’s », un travail qui cherche à cartographier l’Internet sans présumer toutefois de sa forme finale.
Quant à savoir si la culture en ligne présente un profil discontinu plus prégnant que la culture hors ligne, on peut en débattre. Cela ne signifiera peut-être rien en dehors des États-Unis, mais il y a une blague qui dit : « Tous mes amis ont voté pour McGovern » (il fut défait à la course présidentielle dans un conté sans importance). Est-ce que l’étroitesse de l’Internet suscite un mode discontinu ou permet-il à des individus isolés de se regrouper?
En ce qui a trait à la domination commerciale, Etoy n’est que l’exemple le plus récent. Il importe de maintenir une infrastructure orientée tant vers le plus grand nombre, que de protéger la vie privée et que de promouvoir l’interréseau dans ses aspects les plus incongrus, cependant rien ne dit que la majorité des gens ne préféreront pas une interactivité de type télévisuelle – ou s’ils en resteront à un niveau de jeux pour enfant.
Que faire?