Un entretien réalisé par Garnet Hertz, paru initialement en anglais sur Coretext et intitulé : The Godfather of Art and Technology: An Interview with Billy Kluver of E.A.T. L’entretien a eu lieu le 19 avril 1995.
Ayant connu des changements rapides, le vingtième siècle a été témoin d’un certain nombre de rencontres entre la technologie et l’art. L’âge de la machine introduisit, en effet, plusieurs alternatives aux matériaux et aux concepts de la fabrique artistique.
Toutefois, l’histoire de la technologie et de l’art prit un tournant significatif durant les années 1960. Face au gouffre grandissant entre ces derniers, plusieurs artistes ont senti le besoin de connecter ces deux domaines divergents. Dans une tentative de réunir les techniciens et les artistes, « Experiments in Art and Technology » voit le jour en 1966.
E.A.T., tel qu’on désignait alors l’organisme, avait pour mission de créer des liens entre les ingénieurs et les artistes sur la base de projets communs. Pour la première fois, le vide apparemment impossible à combler entre l’ingénierie et l’art était enjambé. À la tête de ce mouvement on retrouvait l’ingénieur Billy Kluver, docteur en ingénierie électrique, également impliqué sur la scène de l’art contemporain.
Pour reconstituer l’histoire de E.A.T. et du mouvement « art et technologie », j’ai retracé Billy Kluver à New York. Toujours à la direction de E.A.T. après trente ans, il a bien voulu me faire partager ses souvenirs, ses idées, ses objectifs.
Garnet Hertz: Quelles étaient les idées et les objectifs à l’origine de la fondation de E.A.T. ?
Billy Kluver: L’objectif de départ était de fournir de nouveaux matériaux aux artistes dans une perspective technologique. Il s’est produit chez moi un changement de vision à la suite d’une expérience : je travaillais avec Tinguely, en 1960, à construire la machine qui s’autodétruirait dans le cadre d’un projet pour le Jardin du MoMA (« Hommage à New York »). À cette époque j’ai employé – ou plutôt forcé – plusieurs de mes collègues des laboratoires Bell à collaborer à ce projet.
Fort de cette expérience, j’ai réalisé que les ingénieurs pouvaient aider les artistes; les ingénieurs pouvaient devenir eux-mêmes une ressource pour les artistes. À la suite de cet événement, j’ai été littéralement assailli par une multitude d’artistes de New York comme Andy Warhol, Robert Rauschenberg, Jasper Johns, et bien d’autres. Robert Whitman et Rauschenberg mirent de l’avant l’idée d’une collaboration d’égal à égal entre les artistes et les ingénieurs. Une telle collaboration aurait pour effet de produire quelque chose que ni l’un ni l’autre n’aurait pu envisagé séparément. Ce fut l’assise de tout le mouvement et le système s’est développé à partir de là.
On a dû faire beaucoup de « propagande » parce que dans les années 1960 l’écart entre l’art et l’ingénierie était un immense canyon. Nous comprenions qu’il nous fallait recruter des ingénieurs, c’était la barrière qu’il nous fallait franchir.
L’idée s’est répandue à travers tout les États-Unis en moins d’une année ou deux. Alors, lorsqu’un artiste appelait en disant « J’ai tel problème » quelqu’un de notre équipe s’afférait à débusquer l’aide d’un ingénieur. Aussi simplement que ça.
De plus, dès le départ nous avons organisé de grands projets. Le premier à être réalisé fut bien sûr NINE EVENINGS en 1966, duquel E.A.T. provient en fait. La principale brèche provoquée par NINE EVENINGS fut l’envergure. Tout New York y était. Pratiquement tous les artistes de New York ont aidé à sa réalisation et environ 10 000 spectateurs y ont assisté. Depuis, nous avons initiés 40 à 50 projets, le dernier ayant eu lieu l’été dernier au Northern Greenland (ndlr.: l’année de référence à cet article est 1995).
Donc, ce sont les deux axes d’opération de E.A.T. : jumeler des savoir-faire et créer des projets.