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Cyberthéorie

Le texte et la machine

Article sous licence : GNU General Public License

Je crois que l’ordinateur et de manière plus générale les technologies de l’information, transforment de façon radicale notre rapport au monde et à nous même. C’est même devenu un lieu commun de dire cela aujourd’hui, c’est devenu un truisme. Paradoxalement, mesurer l’importance et les conséquences de ces changements est loin d’être simple, cela ouvre même de nombreux champs d’investigations et de réflexions qui depuis environ 60 ans font l’objet de recherches de plus en plus diversifiées dans des domaines toujours plus étendus. Je pense, à l’instar de Pierre Levy que l’outil informatique est une découverte au moins aussi importante dans l’histoire de l’humanité que celle de l’écriture ; elle en est probablement même la continuité, en poursuivant le processus d’hominisation de l’homme1,2

J’aimerais par ce texte explorer de manière tout à fait personnelle la naissance de l’outil informatique du point de vue du texte et de l’écriture. Je ne prétends pas ici à un essai exhaustif sur le sujet mais seulement à rassembler quelques réflexions et notes de lectures qui m’apparaissent pertinentes. Selon le procédé d’une pensée analogique, je souhaiterais former un ensemble cohérent de réflexions et d’idées dans la continuité de ce qui à mon sens me parait trop peu questionné actuellement mais non pas moins important, c’est à dire le problème de l’écriture en regard de l’outil informatique et la façon dont à mon avis celui-ci transforme et remet en question de multiples manières la notion même de texte.

L’écriture, le code, le texte

L’écriture est la première technologie d’enregistrement de la parole; constituée de symboles, d’images ou de signes, elle est un système, un code mis en place afin de pouvoir garder trace du langage parlé. De ce point de vue, l’écriture est un code, certes relativement souple, qui « encode » la réalité et tout à la fois en transforme et en remodèle la perception. Un des tous premiers systèmes d’écriture que l’on ai retrouvé est l’écriture à noeuds, système « d’inscription » mnémotechnique et synthétique. On en a découvert des traces au Pérou dans les tombeaux Incas, par exemple. Ce sont des paquets de noeuds et de fils attachés de couleurs différentes ou semblables, placés de manière à obtenir un grand nombre de significations. Ces « quippus » servaient à enregistrer les comptes, la chronologie; il était possible également de s’en servir comme d’un moyen de calcul. On retrouve cette forme ancestrale d’écriture partout dans le monde et jusqu’au milieu du vingtième siècle, dans certaines régions elle était encore utilisée par les ouvriers afin de comptabiliser leurs journées de travail3

L’écriture dans son essence apparaît alors comme un système de différences. (J. Derrida et Saussure)4

Le codage binaire a été utilisé sous une forme symbolique très tôt, en chine, avec le système divinatoire du Yi-King. Le Yi-King est un ensemble de 64 hexagrammes constitués d’une collection d’images symboliques représentatives d’un certain ordre de l’univers et était utilisé pour procéder à diverses interprétations divinatoires. Ces images symboliques résultent de l’assemblage et de la combinatoire de traits pleins et de traits brisés représentant les deux états essentiels par lesquels chaque être et chaque chose sont appelés à se mouvoir et à se transformer. Mais c’est le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626) qui fait de ce principe binaire un système à part entière afin de pouvoir transmettre des messages de manière rapide et sûre5. Dans ce sens le « code », l’acte de coder un message serait en somme la transcription de celui-ci dans une langue « non-naturelle ». 

Mais le mot de code se dérobe à mesure qu’on souhaite en saisir le sens. A l’origine du mot, nous trouvons le codex, c’est à dire la planchette, le recueil; nous avons également le code juridique qui est l’ensemble des lois qui régissent une société, signification qui n’est pas sans rappeler la programmation puisqu’elle-même est régie par une syntaxe, un ensemble de règles auxquelles on ne peut déroger d’aucune manière sous peine de « planter » le programme. Nous avons également le code vestimentaire ou le code génétique. Le code serait en quelque sorte un moyen de conservation et de transmission d’informations, un support de significations non spécifiquement humain. 

L’écriture pourrait être une sorte de code plus souple où le sens est tissé de différentes manières : les lettres avec les lettres une à une ou par grappes, les mots ensembles pour former des phrases et les phrases tissées les unes aux autres, interagissant les unes avec les autres au cours de la lecture, nouant liens de sens et de significations afin de former le texte. On utilise l’expression « le fil de la lecture » ou « au fil du texte » pour parler de cet écheveau du sens qui prend forme au moment du « déchiffrement ». Le texte est une trame de significations, dont les fils se croisent et s’entrecroisent entre les lettres elles-mêmes, les mots, les sons, dans le texte et entre le texte et le lecteur. Le mot texte vient du terme latin « texere » qui signifie tisser. 

Une autre définition du mot peut être : un nombre fini de signes discrets choisis dans un ensemble fini de signes (Florian Cramer).