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Critiques

Espaces intermédiaires

FILE 2004, 5e édition du Festival Internacional de Linguagem Eletrônica, du 23 novembre au 12 décembre 2004

Rien n’arrive n’importe où. Un événement se détermine en fonction du lieu où il se produit. Et avant d’en toucher le cœur, il faut parfois traverser une ville improbable. Une ville tellement pleine qu’on a l’impression qu’elle va bientôt déborder. Sao Paulo est comme ça.

Pas un bout de trottoir qui ne soit occupé par son lot de vendeurs ambulants, de piétons inquiets, de chiens bien ou mal portants, de vrais ou faux gardiens, de petites, moyennes ou grandes promesses. Pas une ouverture qui ne soit tout de suite refermée par une devanture. Pas le moindre espace laissé vacant. Même le dessus des tours est occupé. Même les poubelles sont habitées. Mais Sao Paulo n’est peut-être pas une ville. C’est peut-être un petit pays construit à la va-vite et en hauteur. Un assemblage d’improvisations. Rien ne semble avoir été prévu, mais tout est là. Et tout a un petit air de trop. Trop de murs, de façades, de rues et de voitures, de bruits, de cris, de commerces, de vendeurs, de chaleur, de pollution, d’injustice, de richesse et de misère. Et trop de monde, oui, beaucoup trop de monde à Sao Paulo. Au moins un million de personnes en trop que la ville recrache dans ses favelas. Et pourtant la ville en veut encore. En novembre dernier, elle accueillait les artistes Bill Vorn, Philomène Longpré, Peter Horvath, Lynn Hugues, François Quévillon, Valérie Lamontagne, Simon Laroche, Jean Dubois et d’autres encore en leur donnant comme prétexte FILE, le Festival Internacional de Linguagem Eletrônica.

Créé en 2000 par Paula Perissinotto et Ricardo Barreto, FILE doit son existence à l’engouement de ses fondateurs pour les réseaux informatiques et pour les formes artistiques qu’ils peuvent héberger. La première édition de FILE, exclusivement consacrée à l’art web, fut montée avec les moyens du bord, soit un espace prêté par un musée d’art et une commandite d’Apple en prêt d’ordinateurs. 15 ou 20, chacun d’eux accumulant son nombre de propositions esthétiques interactives. Espérant créé une révolution dans le paysage artistique de Sao Paulo, FILE s’est donc implanté dans la ville en opposant à sa géographie – physique, politique, économique – l’espace cybernétique. Espace « anarchique et illimité » où « tous les mondes virtuels sont possibles », rêve encore Ricardo Barreto dans la préface au catalogue de FILE 2004, 5e édition du festival. 

Drôle de façon de parler du réseau informatique en 2004. S’il a fait voir bien des mirages au début des années 90, l’espace cybernétique est aujourd’hui connu pour son étendu, sa rapidité de transmission/réception, son indifférence aux langues ou langages et ses possibilités quasi-illimités de stockage. Mais il y a longtemps qu’il a perdu sa réputation « d’anarchique ». Et si, parce qu’il est entièrement scripturaire, bien des formes nouvelles y sont possibles, elles ne peuvent prendre corps qu’à l’épreuve du réel. Hors, dans le discours emporté de Ricardo Barreto, pas un mot sur les frottements entre l’espace cybernétique et celui dans lequel nous vivons. Pas un mot sur la présence, toujours insaisissable, du visiteur devant l’écran d’ordinateur. Comme si ce dernier pouvait se désintégrer et suivre les méandres électroniques sans résistance. 

Dans sa volonté exacerbée de défendre les vertus de l’espace cybernétique et de l’art sur le web, Ricardo Barreto manque une coche. Il ne voit pas que c’est entre l’espace du virtuel et l’espace du vivant que se jouent de nouvelles expériences esthétiques. Il ne prend en considération que le web, sans voir que ce dernier nous ramène toujours dans le monde réel, là même où la conscience s’exerce. 

Les croyances cybernétiques de Ricardo Barreto, partagées semble-t-il par Paula Perissinotto, ne freinent cependant pas la croissance de FILE, qui jouit depuis quelques années de la complicité du Goethe Institut et du British Council de Sao Paulo, partenaires auxquels se sont ajoutés cette année le Conseil des arts et des lettres du Québec, le Conseil des arts du Canada, le Groupe Molior, Hexagram et le SESI de Sao Paulo. Au fil des partenariats, l’événement s’est transformé. S’il réserve encore la part belle aux formes esthétiques sur le web – les entassant sur un nombre restreints d’ordinateurs sans souci pour leur visibilité – il ouvre aujourd’hui plus largement sur l’art interactif. La programmation de FILE 2004 déclinait art web, art médiatique et art robotique. Par ailleurs, un symposium et un événement dédié aux nouvelles musiques électroniques (Hypersonica) s’ajoutaient à l’événement qui, pour la première fois de son histoire, s’est déployé dans un des lieux culturels les plus en vue – et les mieux dotés – de Sao Paulo : le SESI, propriété des Services sociaux de l’industrie de Sao Paulo, une fondation privée. Bref, en 5 ans, FILE est sorti de l’espace cybernétique, a diversifié sa programmation et accru son rayonnement dans et hors la ville de Sao Paulo.