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Critiques

« Ce qui nous attache »

Lorsqu’elle est projetée, l’image vidéographique a quelque chose d’immatériel, d’impalpable, comme si rien ne la retenait plus au monde physique. Pourtant, la faculté d’épouser toute surface rencontrée, de se diffracter sur tout support interposé et de faire corps avec toute matière donnée révèle sa vaste potentialité d’adhérence au réel. Ce sont là autant de possibilités qui signalent sa malléabilité et qui disent combien toute image est d’abord affaire de matérialité, n’existant que dans le support que l’artiste choisit de lui donner. 

Ramener l’image dans le concret du monde, voilà l’une des tâches que s’ingénie à réaliser l’artiste Philomène Longpré. Son travail se construit autour d’un désir d’instaurer une communication entre le monde physique et le monde virtuel au moyen d’astucieuses installations qui trafiquent et détournent à leur compte les nouvelles technologies. Malgré l’annonce faite par plusieurs théoriciens de la disparition des écrans, ou du moins de leur invisibilité prochaine1, c’est par leur mise au premier plan que l’artiste donne une pesanteur à ses images. Il ne s’agit toutefois pas des écrans qui prolifèrent dans notre environnement quotidien (ordinateurs portables, téléphones cellulaires, agendas électroniques, écrans d’affichage public, etc.). Au contraire, les écrans cinétiques de l’artiste nous dominent par leur format et jouent sur notre perception avec leurs matériaux inusités. Leurs structures suspendues pèsent ainsi de tout leur poids, et leurs mouvements créent parfois l’illusion d’expulser les personnages qui les habitent. Car les écrans de Philomène Longpré sont habités. Quelqu’un nous y attend et nous y guette : l’information relative à notre arrivée est transmise par des détecteurs de mouvement qui captent ensuite nos déplacements.

Formica

Néanmoins, c’est sur le point de contact entre l’écran et la projection que l’artiste travaille. Le dispositif technologique recompose plutôt l’image en faisant littéralement corps avec elle. L’influence du cinéma expérimental est largement présente dans le langage visuel de Philomène Longpré, au-delà des surfaces que celle-ci invente. La référence au genre se révèle par une même désorientation de nos habitudes, un certain bousculement de la narration et une exploration d’état psychologique. Car il nous faut chaque fois chercher et trouver par où entrer dans ses images. Ainsi, dans ses installations, l’interactivité occupe une place centrale. C’est par notre présence que nous nous immisçons d’abord, modifiant ensuite le déroulement de la projection par nos déambulations. Les images en mouvement sont la plupart du temps des espaces de récits inventés qui évoquent différents univers, appartenant chaque fois à des personnages virtuels. La technologie sert ici de liant : l’artiste mêle les images, les couleurs et les sons, et les raccorde aux capteurs infrarouges, écrans robotiques et programmes informatiques qui pris ensemble, composent un espace imaginaire attaché à l’espace physique. 

La création de personnages est une constante qui se dégage dans la production récente de Philomène Longpré. Figures centrales de ses systèmes vidéos, ils ont forme humaine et s’évertuent à établir une communication avec leur environnement. Partant de son observation des interactions de la vie quotidienne, l’artiste use de la personnification pour incarner les idées qu’elle y prélève. Ici, l’œuvre Formica anthropomorphise l’attachement humain, c’est-à-dire la capacité que nous avons à créer des liens avec les autres, liens qui existent grâce à nos élans, nos proximités, nos implications. Formica, qui signifie « fourmi » en latin, aborde en fait le réseau de liens qui peut se créer entre un personnage virtuel et le public. L’être animé est en attente d’interlocuteur et s’agite dès qu’une personne se trouve dans son enceinte. Il est habillé d’un drapé rouge qui le recouvre entièrement, mais qui, sur le haut de sa tête, sort du champ de l’image. Cela donne l’impression qu’un lien attenant à un autre espace retient le pantin androgyne. Seulement, si l’inférence intervient largement dans notre appréhension des autres, quels signes trouvons-nous à dégager de l’individu qui se tient devant nous et qui ne semble appartenir à aucune culture particulière?

Peut-être remarquons-nous d’abord ce qu’il fait : il nous observe, nous jauge, un peu comme nous sommes nous-mêmes en train de le faire. Conscient de nos mouvements, il semble voir notre avancée. Une observation mutuelle s’engage et un premier lien se crée lorsque nous risquons un rapprochement. Dès lors, un processus s’enclenche et fait en sorte de démultiplier l’apparition de liens représentés par des fils rouges et des bandes de tissu qui tendent Formica et troublent ses mouvements. Il devient peu à peu prisonnier de cette accumulation de liens physiques, faisant réagir l’écran robotisé qui paraît le contenir. Celui-ci, formé de 16 lattes en plastiques, s’étire sous l’action d’un système à piston. Les espaces laissés entre les bandes horizontales viennent marquer avec plus d’intensité encore le personnage et une ombre hachurée et colorée se dessine alors sur le mur. L’étirement de l’écran cesse lorsqu’une majorité de liens est brisée. La structure reprend sa forme et Formica cherche les attaches qui le maintenaient, comme si la nostalgie de ce qu’il venait de perdre naissait en lui. Un amas de fils rouges se trouve à ses pieds, semblable à une flaque de couleur.

En revanche, si aucun visiteur ne franchit l’espace de la vidéo interactive, rien de tout cela ne se produit. Aucune agitation, aucune réception. Nous arrivons et tout se met en branle selon un cycle de quatre phases que traverse infailliblement le personnage, comme si nous étions en présence d’hyperimages, c’est-à-dire de bandes reliées entre elles et entre lesquelles nous pouvons en quelque sorte naviguer. Les séquences vidéo se succèdent donc, les capteurs d’infrarouges repèrent nos allées et venues, la ductilité de l’écran éprouve l’image et une tension sonore résonne dans l’espace. Philomène Longpré nous transporte avec ses images dans un univers fictif, mais tout l’artifice dont elle nous entoure est issu de la réalité même, notamment tous les sons, qui proviennent de captations. De même pour le bruit du système à valves qui active l’écran et qui nous donne l’impression d’entendre l’image respirer. 

L’installation nous met ainsi en face de l’action que nos gestes exercent sur le système. Exerçons-nous réellement une forme de contrôle sur l’image? Ou ne sommes-nous pas plutôt les fantoches de Formica? Car, au bout du compte, la vidéo interactive sollicite notre participation pour mettre en marche un dispositif préprogrammé par l’artiste. L’œuvre superpose les couches de possibilités au regard de notre prévisibilité peut-être, sinon au regard d’un circuit qu’elle impose et sur lequel nous pouvons rebondir. Nous croyons voir le résultat de notre interaction directement sur l’objet visuel et celle-ci s’exerce sur le programme informatique. Enfin, disons que la question de la relation à l’œuvre d’art – relation avec le visiteur certes, mais aussi relation entretenue avec la réalité – est abordée en filigrane dans cette installation. Formica met en mouvement une communication non discursive et use du paralangage avec son dispositif et ses gestes pour venir vers nous. Dans le déroulement séquentiel, un lien visuel se crée avec le personnage et se démultiplie, rappelant peut-être que ce qui nous attache aux autres et aux choses est rarement de l’ordre du contenu ou du maîtrisé. Se lier, s’unir, se mettre ensemble, se retenir par des liens nous façonne autrement, autant probablement que les ficelles et les morceaux d’étoffe transforment Formica. 

Notes

[1] Propos qu’Olivier Asselin rapporte et commente dans « Écrans numériques », Parachute, no 113 (Janvier-Février-Mars), p. 6-11.