Ce titre semble indiquer d’emblée qu’il s’agit de l’introduction à une doctrine constituée qui aurait pour nom « La techno-esthétique ». Rien de tel pourtant. « Introduction à la techno-esthétique » vise ici autre chose que l’exposition propédeutique d’un ensemble de thèses formant un système autonome.
« Introduction à la techno-esthétique » doit s’entendre comme une question. Une question posée à l’esthétique en général, c’est-à-dire à l’esthétique comme discours, ou plus précisément à l’esthétique comme théorie de la sensibilité et de l’art. Cette question est immense et redoutable, bien qu’elle soit très simple à énoncer : quel est le rapport entre esthétique et technique ? ou plus précisément encore : quel rapport existe-t-il entre l’ « esthétique » comme discours philosophique au sujet du sensible et de l’art et la technique ? Mais une telle question implique immédiatement de se demander : la technique en quel sens ? La technique comme mode de production, de fabrication, de médiation de l’homme dans son rapport au monde ? Ou encore : la technique comme condition, moyen, finalité de toute activité humaine, y compris celle de la pensée, de l’imagination, de la création ? Et donc de la philosophie elle-même ?
« Introduction à la techno-esthétique est une introduction au rapport entre technique et esthétique, et ce rapport même précède toute doctrine. Il est en quelque sorte, en tant que rapport entre technique et esthétique, l’introduction à toute doctrine possible. Cela signifie : il y a un rapport entre technique et esthétique, et ce rapport doit être interrogé avant toute démarche de connaissance de l’art. Il s’agirait donc d’établir ici le rapport qu’entretiennent réciproquement la technique à l’esthétique et l’esthétique à la technique, non pas en vue d’une application immédiate à n’importe quel domaine d’objet, en particulier le domaine de l’art, mais en tant qu’un tel rapport structure la réalité comme telle. L’affirmation du rapport entre esthétique et technique est donc à la fois la condition de la question, car cette affirmation est une hypothèse initiale, et l’objet même de la recherche.
L’idée de « techno-esthétique » dont je propose une introduction est donc plus exactement l’idée que technique et esthétique sont associées, à savoir que la technique est introduite dans l’esthétique et l’esthétique introduite dans la technique. Dans l’idée de techno-esthétique, il n’y aurait donc pas la technique d’un côté et l’esthétique de l’autre, ce que laisse encore entendre l’idée de rapport, mais une techno-esthétique, indissociablement technique et esthétique, esthétique et technique. « Introduction à la techno-esthétique » signifierait donc que le rapport entre technique et esthétique est plus qu’un rapport effectué de l’extérieur entre deux termes donnés et soumis à l’interrogation philosophique, elle est l’introduction au problème de la relation indissociable qui existe entre technique et esthétique. Ce qu’il s’agit de comprendre ici, c’est donc à la fois à quelle condition l’introduction de la technique dans l’esthétique est possible, et l’effet théorique et pratique que produit cette introduction.
Mais en quoi le rapport entre technique et esthétique ferait-il problème ? Pourquoi une « techno-esthétique » serait-elle nécessaire pour le résoudre ? Et pourquoi cette question mérite-t-elle d’être posée, et précisément aujourd’hui ?
Je répondrai immédiatement à la dernière question. Cette question du rapport entre technique et esthétique répond en fait à une double injonction : la première est factuelle et pratique, la seconde est essentielle et théorique.
L’injonction factuelle est directement formulée par l’introduction systématique de la technique dans l’art. Depuis les années 1980 (même si on pouvait reculer cette date aux années 1960 voire à l’avènement de la photographie et des grandes découvertes techno-scientifiques du début du XXe siècle), la charge technique des œuvres d’art s’est en effet considérablement accentuée, à tel point qu’il est loisible de parler d’un véritable tournant technologique de l’art. Il existe désormais non seulement des œuvres où la technique est prépondérante, mais l’effet esthétique comme tel est de plus en plus déterminé par le fonctionnement lui-même, à tel point que l’existence de l’œuvre semble tout entière concentrée dans son fonctionnement technique. Pensez aux dispositifs photo-électroniques de Jim Campbell comme la série des Street Scenes (2006-2008), ou aux installations robotiques interactives de Bill Vorn comme Hysteric Machines (2006).
Un simple dysfonctionnement technique serait non seulement l’empêchement de l’effet esthétique recherché par ces artistes, mais l’anéantissement même de l’œuvre. A notre époque, existence esthétique et fonctionnement technique seraient ainsi devenus rigoureusement indissociables. Mais si ce lien de causalité directe entre fonctionnement technique et effet esthétique peut sembler a priori artificiel et réducteur – laissant les installations interactives bien loin de l’autonomie des œuvres du passé –, il faut toutefois savoir se prémunir d’un tel jugement, car le lien entre technique et esthétique dans le mode d’existence d’une œuvre d’art est sans doute bien plus vaste et bien plus profond qu’il n’y paraît, et l’aliénation apparente de l’œuvre à la technique est sans doute elle aussi autrement plus complexe et plus féconde qu’on le laisse supposer.
De même, le fait que la technique détermine désormais autant les conditions de production que les conditions d’accès aux œuvres, notamment par l’intervention du sujet esthétique comme opérateur technique d’une part, et par l’ensemble des dispositifs de médiation qui précèdent et prolongent l’objet dans un réseau d’informations d’autre part, cette double détermination technique est elle-même irréductible à un pur asservissement de l’art à la technique : elle exige tout au contraire une nouvelle manière de sentir, c’est-à-dire une nouvelle manière d’organiser les significations et d’inclure la technique comme condition de cette organisation. On fera donc l’hypothèse que ce tournant technologique de l’art a valeur de symptôme d’un changement profond de situation dans le mode de production, d’existence et d’appréciation des œuvres d’art dans tous les domaines, mais il implique surtout une reconsidération des principes et des catégories esthétiques qui prévalaient à la compréhension et à l’évaluation des œuvres d’art en général, sans quoi la techno-esthétique ne ferait en effet qu’encourager la liquidation totale de l’art dans l’idéologie techniciste et l’utilitarisme marchand des industries culturelles.
Car si les anciennes catégories de matière et de forme, de figure et de contenu, d’impression et d’expression, de création et d’imitation, ne peuvent plus être appliquées à cette nouvelle situation de l’art ou doivent subir une totale transformation pour être valides, elles ne peuvent en même temps se limiter à une catégorie d’œuvres dont le critère implicite serait le niveau de « complexité » technique. À vrai dire, c’est la réalité esthétique dans son ensemble, et pas seulement le domaine limité de l’art, qui pourrait bénéficier d’une telle transformation, parce que cette transformation des catégories esthétiques suppose en même temps une reconsidération complète de la série des oppositions cardinales de l’esthétique, à savoir : l’opposition entre art et technique, technique et nature, moyen et fin, et surtout l’opposition fondamentale qui légitime toutes les autres : l’opposition entre sujet et objet. Il faut donc imaginer qu’un tel changement de catégories esthétiques doit corrélativement transformer la méthode de connaissance de la réalité esthétique au sens large, cette réalité comprenant autant les êtres du domaine de l’art, de la technique que de la nature, tous étant susceptibles d’une « épiphanie esthétique », ce qui inclut perception et jugement. C’est à cette condition de relativisation historique et épistémologique que la techno-esthétique pourra à la fois rendre compte des pratiques artistiques contemporaines et poursuivre l’effort d’une véritable critique de la culture.
Pour être valide, la techno-esthétique devrait par conséquent dépasser le tournant technologique actuel pour montrer que l’art, quels que soient la période historique et le type de pratique considérés, porte en lui une charge technique dont il faut rendre compte pour comprendre sa réalité de manière complète. Il serait donc faux de vouloir opposer l’art préhistorique de la grotte Chauvet avec une installation de Dan Graham ou une sonate de Bach avec une composition électro-acoustique de Stockhausen, sous prétexte que les secondes sont plus élaborées techniquement. Il y a en vérité autant de technique dans les premières que dans les secondes, mais cette charge technique nous apparait moins évidente dans le cas des félins de Chauvet parce que leur monde techno-esthétique ne nous est plus familier. Il faut ainsi toute la science de l’archéologie expérimentale pour retrouver les gestes, les postures, les outils, les matériaux dont les parois ont conservé la mémoire dans le trait. Mais cette reconstruction établie, leur monde ne nous est pas pour autant plus familier, mais nous percevons avec beaucoup plus de justesse tout le savoir technique nécessaire pour sentir et comprendre ce que sont, humainement, ces figures. De même, si l’architecture apparaît immédiatement comme l’art dont la charge technique est la plus importante, la plus évidente, cela ne veut pas dire pour autant que la poésie ou la danse en soient totalement dépourvues. Seulement, la poésie et la danse manifestent différemment cette charge, car elles répondent à des problèmes techno-esthétiques différents.
La charge technique d’une œuvre d’art ou d’un domaine de pratique artistique n’est donc pas quantitative (au sens où certaines œuvres ou certains arts porteraient plus ou moins d’éléments techniques) ni même qualitative (au sens où certains artistes et certains arts utiliseraient mieux la technique que d’autres) mais elle est intensive (au sens où toutes les œuvres et tous les arts modulent des effets esthétiques variables à partir de potentiels techniques réels).
Cette intensité de la charge technique de l’œuvre d’art exige par conséquent de se départir de toute idéologie du progrès qui confèrerait une valeur symbolique et morale supérieure aux œuvres et aux arts qui intègreraient une technique plus récente. L’idée de progrès technique est fausse dès lors qu’il s’agit de considérer que l’avancée technique est indéfiniment positive donc nécessairement meilleure (et par ricochet quand elle est plus proche de nous dans le temps), et que cette avancée technique est par ailleurs intégralement corrélative du degré d’automatisation des objets produits. Comme l’a montré Simondon avec force et clarté, cette conception du progrès indéfini par automatisation croissante ne recouvre qu’une idolâtrie fondée sur une méconnaissance de la technique. Le progrès technique est en réalité un processus continu et discontinu de perfectionnements majeurs ou mineurs du fonctionnement des objets techniques, ce que Simondon appelle la « concrétisation », et ce progrès ne vise aucunement la perfection finale sous la forme de l’automatisation absolue et pseudo-naturelle du robot. En réalité, comme le précise Simondon, l’automatisation est « un assez bas degré de perfection technique et nécessite de sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles » pour s’imposer. L’automatisme absolu des robots promu naguère par la cybernétique et aujourd’hui par les sciences cognitives de l’intelligence artificielle n’est en fait que le symbole dégradé d’une « aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel ».
Dans la figure du robot en effet, « le désir de puissance consacre la machine comme moyen de suprématie, et elle fait d’elle le philtre moderne. L’homme qui veut dominer ses semblables suscite la machine androïde. Il abdique alors devant elle et lui délègue son humanité. Il cherche à construire la machine à penser, rêvant de pouvoir construire la machine à vouloir, la machine à vivre, pour rester derrière elle sans angoisse, libéré de tout danger, exempt de tout sentiment de faiblesse, et triomphant médiatement par ce qu’il a inventé1 ».
Pour toutes ces raisons, la thèse principale ou le postulat initial de la techno-esthétique serait que le rapport entre esthétique et technique est une relation première dont l’art est le paradigme. Autrement dit, il n’y a pas de hiérarchie ontologique ni d’opposition épistémologiqueentre art et technique : l’art est toujours l’actualisation d’un potentiel technique et la technique recèle toujours un potentiel esthétique. Le tournant technologique de l’art n’est donc pas l’injonction factuelle à réduire l’art à la technique, mais l’injonction essentielle à reconsidérer l’art comme pratique fondamentalement techno-esthétique.
Cette seconde injonction, essentielle et théorique, n’est dérivée de la situation actuelle de l’art que de manière indirecte, parce que l’art, donc chaque œuvre qui est qui nous sollicite à être disponible à sa réalité, expose qu’elle est un mixte de réalité technique et de réalité esthétique. Seulement, la réalité technique est généralement confondue avec les moyens et la réalité esthétique avec les fins, alors que l’une et l’autre s’échangent leur fonction au cours de la genèse et de la rencontre de l’œuvre d’art. Il n’y aurait donc pas d’un côté la technique du point de vue de l’art comme production de l’objet, et d’un autre côté l’art du point de vue de la contemplation du sujet, le tout formant la réalité techno-esthétique de l’art. Il n’y a qu’une seule réalité de l’art et elle est indissociablement techno-esthétique. Pour prolonger Simondon, l’art est une individuation techno-esthétique, ou plus précisément la relation synallagmatique entre l’individuation techno-esthétique du sujet et l’individuation techno-esthétique de l’objet2. C’est pourquoi, l’articulation entre réalité technique et réalité esthétique est précisément l’enjeu incontournable de la techno-esthétique, car c’est cette articulation d’individuations qui conditionne la réalité artistique comme telle, c’est-à-dire comme monde à vivre, à comprendre et à transmettre.
Or, c’est précisément cette articulation essentielle entre réalité technique et réalité esthétique qui est systématiquement contestée par les grandes pensées esthétiques. Elles le font non pas en récusant frontalement l’existence d’un rapport entre art et technique, mais tout simplement en ne la relevant même pas comme question. Elles disent en substance que dès qu’il s’agit de l’art, et de l’art en tant qu’art, la question du rapport entre technique et esthétique ne se pose pas, tout simplement. Le rapport entre technique et esthétique est à proprement parler ce dont il n’est pas question pour l’esthétique, c’est-à-dire ce qui ne relève pas de l’esthétique comme discours philosophique au sujet de l’essence de l’art. Selon une telle position, qu’exprime à merveille la Sainte-Cécile de Raphaël, il faut délaisser les instruments, il faut en user et même les briser, pour jouir pleinement de la véritable musique, la musique des sphères, celle où le chant angélique n’est que pure et éternelle résonance de l’essence.
C’est précisément pourquoi j’ai choisi d’introduire la question de la techno-esthétique par un examen de la hantise de la technique dans la théorie esthétique de Kant, Hegel et Heidegger. Car c’est la question du rapport entre art et technique qui se pose invariablement dès qu’ils cherchent à définir ce qu’il en est de l’art, et c’est précisément cette question qui ne cesse de revenir où on ne l’attendait pas, où ils ne l’attendaient pas : au cœur de l’essence. Tout se passe alors comme si les instruments délaissés et brisés vibraient toujours d’une musique vestigiale, fantomale, lancinante, rappelant aux oreilles de Kant, Hegel et Heidegger que sans ces instruments, il n’y aurait pas de musique. La techno-esthétique est en quelque sorte l’amplification du chant de la nature et de l’homme qui gît dans les instruments, elle doit être l’oreille tendue de toutes ses modulations.