Trouver la bonne distance. Ni trop loin, ni trop prêt. Se placer à même le lieu où l’art se tient, ni totalement à la mesure de l’objet ni totalement à la mesure du sujet. Ce lieu médian, situé entre le sujet et l’objet, avant même toute constitution d’un sujet et d’un objet, c’est celui de la genèse techno-esthétique.
La question de la technique dans le discours esthétique de Kant, Hegel et Heidegger, et dans la recherche de l’essence de l’art est un problème considérable et qui ne fait que se différer comme problème. Si Kant, Hegel et Heidegger ont en effet chacun à leur manière opéré un déni de la technique, ils l’ont fait à chaque fois au nom du propre de l’art, c’est-à-dire de l’art compris en son essence.
Ce déni n’était pas l’occultation complète du rapport entre art et technique mais le refus systématique d’accorder à la technique une participation essentielle à l’art comme tel, à savoir à l’art comme « production naturelle du génie » chez Kant, à l’art comme « manifestation sensible de l’esprit » chez Hegel et à l’art comme « mise en œuvre de la vérité » chez Heidegger. Autrement dit, nous avons cherché dans la première séance à montrer que la technique était une véritable hantise pour l’esthétique.
Une hantise perçue tout d’abord comme la menace d’une intrusion de la contingence dans la nécessité, du moyen dans la fin, de l’extériorité dans l’idéal, de la genèse dans l’être. À tel point que cette hantise faisait vaciller l’ensemble des oppositions cardinales de l’esthétique. Mais elle était aussi une hantise au sens d’une revenance, au sens d’un chant vestigial qui revenait sans cesse ébranler la musique des sphères et rappelait de manière lancinante que sans instrument il n’y aurait aucune musique possible, qu’elle soit chant angélique ou simple chant des hommes. La Sainte-Cécile de Raphaël s’en trouvait alors comme réinvestie par un sens inouï.
C’est pourquoi Kant a dû reconnaître que la technique était une « dimension essentielle de l’art » et qu’il y avait toujours un « quelque chose de mécanique » dans les beaux-arts ; que Hegel a dû lui aussi reconnaître que sans pratique et sans exercice le génie ne serait rien, et que les moyens pouvaient s’élever à la dignité des fins, dans la sculpture grecque classique ou dans la peinture hollandaise de l’époque romantique ; que Heidegger enfin ne pouvait se départir d’un retour incessant de l’objection technique à toute recherche de l’être de l’œuvre d’art comme présence. Tout l’enjeu pour nous était donc de montrer que cette hantise révèle en définitive que la technique est essentielle à l’art et donc que l’art est impensable sans la technique.
La technique, comme telle, devait elle aussi être reconsidérée, c’est-à-dire que la technique devait être réintroduite dans l’essence de la technique elle-même, hors de sa réduction à l’instrumentalité et à l’utilité, qui l’asservit à des fins extérieures et inessentielles. Car c’est précisément cette réduction à ce que j’ai appelé une condition instrumentale qui rend possible la révocation de la technique de l’art. C’est effectivement cette supposée condition instrumentale de la technique qui lui confère son statut secondaire, c’est-à-dire son impureté, son extériorité, en un mot : son inessentialité.
Mais tout se passe comme si, dans la hantise même qu’elle représente, la technique désignait comme impropre le discours essentialiste de l’esthétique. Ainsi, à mesure que Kant, Hegel et Heidegger repoussaient la technique hors de l’essence ou de la vérité, soit pour la maintenir au dehors dans une sorte d’errance infinie, soit pour l’intégrer au dedans en la dissolvant dans le savoir, elle devenait à chaque fois pour l’art plus proche que toute extériorité et plus propre que toute intériorité. Le propre de l’art, son essence, devenait alors ce qui paraissait de plus en plus « impropre », de plus en plus inapparochable et inappropriable1. Par un retournement inattendu, la technique montrait que c’est précisément l’essence qui est l’impropre. « Impropre » au sens d’un discours inadapté à la réalité de l’art mais aussi « impropre » au sens que le propre de l’art, son autonomie et son essence, n’existent pas. Au fond, ce que dit sans cesse la technique, ce sur quoi elle revient et ce par quoi elle revient sans cesse, c’est qu’il n’y a pas de propre de l’art, et que l’art est autant un mouvement d’appropriation de ce qui l’environne, qu’un mouvement d’expropriation de ce qu’il est. L’art désignerait en cela l’appropriation permanente de l’expropriation de la technique. La hantise de la technique serait en quelque sorte ce qu’est l’art, ce qu’il doit devenir depuis son propre extérieur et qui le hante.
La réponse à une telle hantise n’est donc jamais la fuite ou le déni. Il ne s’agit pas de se détourner de la technique en pensant qu’elle menace l’art de l’extérieur. Il s’agit au contraire de l’affronter depuis l’intérieur, comme ce qui travaille l’art au bord de son être, à la limite entre intériorité et extériorité, entre le dedans de l’art que l’on appelle trop vite « essence » et le dehors de l’art que l’on appelle trop vite « existence ». C’est donc à la condition précise de repenser la technique du point de vue de la technique qu’une techno-esthétique est possible, hors de l’alternative entre technicisme et esthétisme. Car si cette condition n’est pas respectée, la techno-esthétique ne ferait que prolonger les oppositions qu’il s’agit de dépasser, et elle ne serait qu’un dédoublement fantomatique du discours esthétique hérité de la métaphysique.
La bonne distance recherchée est donc le lieu où la question techno-esthétique apparaît comme question posée d’une part à la technique comme technique, c’est-à-dire comme opération, structure, fonctionnement et système, et d’autre part à l’esthétique comme esthétique, c’est-à-dire comme perception, forme, imagination et monde. Mais le côté purement technique et le côté purement esthétique ainsi entendus ne sont que des abstractions, il faut entendre ici la locution « d’une part…et…d’autre part » comme désignant les deux dimensions d’un couple d’indissociables, à savoir comme la double dimension de ce qui est d’emblée inclus et réciproque dans la réalité. Si la part technique et la part esthétique peuvent en effet être distinguées conceptuellement, elles ne peuvent être réellement pensées qu’ensemble et en même temps. C’est ce que précisément veut dire techno-esthétique comme vu précedemment : il n’y a qu’une seule réalité de l’art, elle est techno-esthétique et esthético-technique, indissociablement. C’est en ce sens que Heidegger puis Simondon (mais très différemment) ont eu raison de considérer l’œuvre d’art comme symbole : car l’art est ce qui tient ensemble et de manière complémentaire la réalité technique et la réalité esthétique.