Dans Always More Than One, Erin Manning croise philosophie ou mouvement de pensée, chorégraphie ou mouvement du corps, art et autisme. De son côté, avec Interactive Art and Embodiment : The Implicit Body as Performance, Nathaniel Stern propose de considérer le corps implicite dans sa triple relation de mouvement, sensation et pensée lors de l’appropriation interactive. Quant au collectif, Personnage virtuel et corps performatif. Effets de présence, dirigé par Renée Bourassa et Louise Poissant, quinze artistes et théoriciens explorent, chacun, chacune, sous un angle singulier, diverses facettes du corps performatif et du personnage virtuel. Pour sa part, dans L’insistance du regard sur le corps éprouvé. Pathos et contre-pathos, Élène Tremblay examine les notions de pathos et contre-pathos à travers l’insistance du regard sur le corps éprouvé. Chaque auteur-e arrime son analyse à la théorie philosophique, médiatique ou phénoménologique selon l’approche singulière ou multiple qu’ils ou elles adoptent pour cheminer avec le corpus sélectionné.
Always More Than One. Individuation’s Dance (Erin Manning)
Dans une perspective d’exploration au plus près du « corps chorégraphié », la question de l’unité, qui renvoie à l’ensemble et à l’unité ou à diverses unités interreliées, sert de fil rouge au déploiement de la pensée-mouvement de Manning, à travers ce qu’elle nomme, en sous-titre de son ouvrage, la danse de l’invidividuation (Individuation’s dance). Dans le prélude qu’il signe, Massumi convoque diverses notions des Daniel Stern, Whitehead, Deleuze, Guattari, Simondon, même Kant et Bertrand Russel pour développer et agencer divers aspects complémentaires de l’un (one) et de plusieurs (many), voire de « toujours plus qu’un ».
Manning développe son argumentation dans huit chapitres, cinq interludes et un coda qui nous amèneront tour à tour à visiter des dimensions singulières de la perception d’ensemble qui sous-tend la perception organisée et catégorisée, soit un mode autistique d’appréhender le monde avant même de le décliner en sujet-objet ou en catégories. Cette méthode d’approcher et de traduire le réel dans un chevauchement de pensée-sensation-mouvement poursuit le travail présenté dans son ouvrage de 2009, intitulé Relationscape Movement, Art, Philosophy, au MIT Press, dont on peut consulter une recension dans Archée par ce lien.
Quelques termes descripteurs fondent la base de cet ouvrage dont les suivants (en anglais) – Individuation, Collusions, Life (A), Feeling, Life, Body as Society, Transindividuation, Affect, Collective Individuation, The Outside, The Body – sont développés tel un glossaire d’inflexions (pp. 16-30) qui enrichit et oriente la lecture subséquente. Ces notions articulées selon la pensée des auteurs où elles sont puisées et alimentées, Manning les réarticule de nouveau, les diffère, les ajourne, les fait dévier. Elle les infléchit selon le voisinage ou la proximité que le « mouvement-pensée » entretient avec les éléments artistiques du corpus sélectionné. Le lecteur, la lectrice, plongera donc dans diverses œuvres artistiques, que ce soit celle plus politique d’Ari Folman, Waltz with Bashir, 2008; plus chorégraphique de William Forsythe, White Bonny Castle, The Defender, part 2, Scattered Crowd; plus autistique de Bracha Ettinger, Autistwork no 2, 1993; plus cartographique de Fernand Deligny, Line of drift, 1967 ainsi que des créations plus texturales de Manning elle-même, Folds to Infinity, 2006, Volumetrics, 2009, Slow Clothes, 2008.
Interactive Art and Embodiment : The Implicit Body as Performance (Nathaniel Stern)
Pour sa part, l’ouvrage de l’artiste-enseignant-chercheur Nathaniel Stern constitue une refonte de sa thèse de doctorat qu’il a auparavant résumée dans un article intitulé : « The Implicit Body as Performance: Analyzing Interactive Art. », publié dans le Leonardo Journal of Art, Science and Technology (MIT Press). Vol 44, No 3 (2011): 233-238. Globalement, la thèse est la suivante : au lieu de s’en tenir à la vision, à la structure et à la signification, Stern propose de recentrer l’intérêt sur le « corps en relation ». Il conçoit l’interaction en tant que performance et la manière d’être en tant que manière d’« être avec ». Dans un cadre de travail sur le corps implicite au sein de l’installation interactive, il propose une approche qui réunit quatre volets: la recherche et le processus artistique, la description de l’œuvre d’art, l’interactivité et la relationalité. Selon lui, les deux derniers volets propres à l’expérience interactive doivent faire l’objet d’un examen détaillé.
Cette prescription, Stern la met à l’épreuve dans son ouvrage. Composé de huit chapitres dont le huitième introduit un texte à paraître sur le WEB seulement, il met la table dès la première page :
« When we move and think and feel, we are, of course, a body. This body is constantly changing, in and through its ongoing relationships. This body is a dynamic form, full of potential. It is not “a body,” as thing, but embodiment as incipient activity. Embodiment is a continuously emergent and active relation. It is our materialization and articulation, both as they occur, and about to occur. Embodiment is moving-thinking-feeling, it is the body’s potential to vary, it is the body’s relations to the outside. And embodiment, I contend, is what is staged in the best interactive art. » (Stern, 2013, 2)
Lui-même artiste spécialiste de l’art interactif, sa réflexion philosophique, aussi stimulante que novatrice, est ancrée dans le corps implicite, c’est-à-dire ce corps qui vit et déborde le corps vécu, notion renvoyant au corps pensé. Stern invite la recherche à considérer bien davantage les forces et les champs en puissance dans le corps, alors que la corporéité est en « per-formance », ici-maintenant, au sein de l’installation interactive. L’incorporation s’accompagne donc de la métabolisation d’informations sensorielles issues du milieu d’immersion, sorte de sémiose corporelle pré-signifiante. Elle s’apparente au sens dynamique que lui donne Stern:
« The conception of a continuous embodiment, however, allows us to rethink bodies as formed through how we move in, and relate to, our surroundings. Embodiment, I contend, is not a pre-formed thing, but incipient and per-formed. » (Stern, 2013, 12).
Ainsi, la corporéité, dans sa dynamique, n’est pas une chose pré-formée, mais per-formée, insiste Stern; elle n’est pas constituée, elle se constitue. Continuellement en action, la corporéité évolue de façon dynamique au fil de l’incorporation, elle n’est jamais figée.
Tout au long de cet ouvrage, le lecteur, la lectrice rencontrera de nombreux artistes de l’art interactif et immersif, ce qui a le bénéfice non seulement d’illustrer le propos de Stern, mais bien davantage d’incarner sa réflexion philosophique dans une encyclopédie d’art interactif encore en train d’évoluer. Graduellement, au fil des chapitres, Stern joue avec les thèmes performatifs suivants: 1- « Digital is as Digital does »; 2- « The Implicit Body as Performance »; 3- « A Critical Framework for Interactive Art », 4- « Body-Langage » ; 5- « Social Anatomies »; 6- « Flesh-Space »; 7- « Implicating Art Works » et 8- « In production ». Ce livre d’une grande importance rend compte d’une vision actuelle non seulement artistique, mais « spectatorielle » du corps, assisté ou outillé technologiquement, comme on l’est de plus en plus même dans notre vie quotidienne. Bien plus que le corps performant, c’est toujours et encore le « corps implicite » qui sert de fil rouge pour explorer l’art interactif.
Personnage virtuel et corps performatif. Effets de présence (dir. R. Bourassa et L. Poissant)
Dans le contexte actuel, les arts de la scène ou de l’écran, les œuvres d’art et le monde de l’animation font l’objet, depuis les dernières décennies, d’innovations et de transformations à forte teneur de technologie numérique. Que ce soit par le biais de la synthèse numérique, de la capture de mouvement ou de corps, des interfaces visibles ou camouflées ou tout simplement de la réunion par le métamédia numérique des médias autrefois plus spécifiques, le corps « performatif » – celui des performeurs professionnels (danseurs, acteurs, modèles etc.) ou des spectateurs en posture de performer d’une manière ou d’une autre – passe à l’avant plan. Et comme le constate Renée Bourassa, « [le] personnage virtuel devient cet être indéterminé qui habite l’univers mental du spectateur et dont le sens n’est jamais figé ». (p. 5)
De multiple façons, les personnages virtuels et les corps performatifs colorent la qualité esthétique du rapport spectatoriel de « [p]résence, effets de présence et sens de la présence » (p. 15). Comme l’avance Louise Poissant, peut-être en écho à l’être indéterminé cité auparavant :
« La notion de présence qui se dégage de ces réflexions sur les effets et le sens de la présence reste assez indéterminé. […] Ce sentiment d’être là [de l’acteur virtuel] concerne aussi le spectateur bien que cette dimension fasse l’objet d’un paradoxe puisque son adhésion à la scène lui fait oublier sa propre existence confondue avec ce qui déroule devant lui. Mais en même temps, cette captation complète de l’attention représente bien l’une des expériences les plus intenses du sentiment de la présence. » (p. 42).
Composé de trois parties, 1) Intelligence artificielle, personnages de synthèse et robotique, 2) Corps performatif et capture de mouvement et 3) Arts de la scène, l’ouvrage réunit les textes des auteurs suivants : (1) Edmond Couchot, Renée Bourassa, Jocelyne Kiss, Matthieu J. Guitton et François Giard, Zaven Paré, Louise Boisclair, (2) Marc Boucher, Enrico Pitozzi, Martine Époque et Denis Poulin, Normand Macy, (3) Marc Boucher, Liviu Despinescu, Yannick Bressan, Sylvain Duguay et Edwige Perrot. Avec la lecture de ces textes fort intéressants dans le contexte du corps performatif, la notion de personnage et de son incorporation médiatique évolue. Peut-être pouvons-nous « situer la définition du personnage, tout support confondu incluant le numérique, sur un continuum dont les trois pôles dominants seraient 1) la psychologie et la caractérisation du personnage humain décrit dans le roman et incarné par l’acteur au théâtre, 2) l’acteur-personnage montré en situation au cinéma et transformé en figure plastique, type ou stéréotype par les arts visuels et 3) la création d’êtres de synthèse avec le métamédia numérique. » (Boisclair, p. 154). Au bout du compte, le lecteur, la lectrice, découvrira au fil des pages, de multiples pistes de réponse aux innombrables questions que posent le personnage virtuel, le corps performatif, leur présence, leurs effets de présence et le sens de la présence qui émane de leur fréquentation.
L’insistance du regard sur le corps éprouvé. Pathos et contre-pathos (Élène Tremblay)
Que ressent-on face au corps éprouvé et à l’insistance du regard qui s’y porte? Dans son livre, Élène Tremblay, elle-même photographe et vidéaste, interroge les conditions ou les stratégies qu’il importe de créer si l’on veut favoriser, chez le spectateur, l’expérience de l’empathie par le simulacre médiatique que représente l’image fixe ou mobile. Elle traque son objet de recherche en explorant le regard insistant que les médiations photographiques ou vidéographiques portent sur le corps, mais pas n’importe lequel, le corps « éprouvé ». Tout au long de son ouvrage, on sent cette insistance du regard, ne serait-ce que, mais pas seulement, son propre regard sur son objet, plus conceptuel, du pathos et du contre-pathos et son incarnation, plus artistique, dans les œuvres de Donigan Cumming, de Gillian Wearing, de Sam Taylor-Wood.
Élène Tremblay étudie l’espace intersubjectif entre l’œuvre et le spectateur, dans cet entre-deux où évolue l’expérience du phénomène de l’empathie. Pour ce faire, elle puise dans les théories sémiotiques telle la diffusion thymique de Jacques Fontanille, la catégorisation des types perceptifs de Jocelyne Lupien, mais aussi dans les contributions rhétoriques de Perelman et d’Obrechts-Tyteca, sans oublier la typologie de l’intensité du regard développée par Pierre Ouellet, etc. Elle retiendra aussi la notion du « pathos raisonnable » chez Herman Parret. L’auteure réussit, au bénéfice du lecteur et de la lectrice, à « mettre en lumière l’emploi combiné de stratégies pathémiques et contre-pathémiques qui, dans ces œuvres, suggère un ethos énonciatif ambivalent révélant le rapport au pathos de l’artiste et du spectateur dans un contexte postmoderne et posthumaniste. » (p. 27) Il faudra, pour ce faire, cheminer dans les sentiers de l’empathie, à la sympathie, voire jusqu’à la pitié et aborder le lieu commun de l’iconographie du corps éprouvé. Il en résulte la réception du pathos entre distance et ironie, entre empathie et distanciation. Ainsi Tremblay en viendra à proposer un modèle d’analyse du mouvement pathos/contre-pathos.
À la suite d’une série de questions, dont la question fondatrice « Pourquoi un regard insistant », apparaissent des pistes de réponse, qu’il s’agisse d’intensifier l’effet de présence d’autrui représenté, ou de capter une qualité d’attention « affective » de la part du spectateur (p. 124). Avec l’ouvrage de Tremblay, on entre dans l’univers du pathos et de son avers, le contre-pathos, non pas dans une logique binaire d’opposition mais plutôt dans un croisement des pôles extrêmes, pour mieux saisir le phénomène de saisissement et de dessaisissement, d’adhérence et de distanciation que ces œuvres sur le regard insistant et leurs effets rhétoriques nous amènent à considérer « entre croyance et doute, entre empathie et dissociation » (p. 129). Notre posture spectatorielle du corps éprouvé en ressort enrichie et augmentée, néanmoins plus critique dans ce jeu entre expérience éthique et expérience esthétique.
Bibliographie
– Bourassa, Renée et Louise Poissant, Personnage virtuel et corps performatif. Effets de présence, Québec, PUQ, coll. « Esthétique », 2013, 355 p.
– Manning, Erin, Always More Than One. Individuation’s Dance, Durham et Londres, Duke Univertity Press, 2013, 296 p.
– Stern, Nathaniel, Interactive Art and Embodiment : The Implicit Body as Performance, Gylphi Limited, 2013, 304 p.
– Tremblay, Élène, L’insistance du regard sur le corps éprouvé. Pathos et contre-pathos, Udine, Forum, coll. « Cinethesis14 Collection d’étude cinématographiques», 2013, 139 p.