Pouvez-vous me dire comment est né le concept de la Satosphère ? Il a fallu, je suppose, imaginer qu’une technologie particulière puisse y être utilisée pour permettre les expériences qui y sont pratiquées ?
La réponse longue est que la Satosphère, comme les autres dispositifs d’immersion sensorielle qui font aujourd’hui leur apparition, est le fruit d’un long processus de maturation qui remonte aux panoramas du 19e siècle et bien avant. Plus près de nous, ce sont les diaporamas multi-projecteurs de Charles et Ray Eames du début des années 60 qui ont relancé l’intérêt pour les dispositifs immersifs et multimédia. Si la multiplication et l’agrandissement des surfaces de projection ont grandement contribué dès lors à réintroduire l’expérience immersive après plusieurs décennies dominées par l’écran rectangulaire du cinéma, c’est dans le Pavillon du Labyrinthe et surtout dans le cyclorama du Pavillon du téléphone à Expo 67 à Montréal que les créateurs de ma génération y ont été exposés pour la première fois. Le développement des projecteurs vidéo depuis les années 80 et surtout la conversion au numérique dans les années 90 ont permis par la suite l’éclosion de la photographie 360° et d’une foule d’autres technologies de capture, de création 3D, de rendu sphérique en temps-réel, de projection et d’interaction qui sont essentiels à l’expérience immersive.
Into the Labyrinth, Roman Kroitor, Colin Low & Hugh O’Connor, 1967, 21 mn
Pour réaliser la Satosphère nous avons profité de toutes ces innovations et poussé encore plus loin en offrant un espace de projection sphérique à géométrie variable (360° horizontalement x 180°, 210° ou 230° verticalement) ainsi qu’un système de sonorisation immersif unique au monde développé en collaboration avec la firme californienne Meyer Sound. En parallèle, il nous a fallu développer des méthodes de création et de production de contenus audio-visuels adaptées au dispositif pour en tirer le plein potentiel. La création et l’animation en temps réel de contenus visuels et sonores est une des caractéristiques uniques à la Satosphère. Le dispositif et les méthodes de création qui lui sont associés sont le résultat du travail des équipes de recherche et de développement de la Société des arts technologiques (SAT). Les systèmes de projection multi-canaux, de tuilage, de rendu graphique et sonore en temps réel, de revêtement de surfaces de projection, de matériaux d’absorption acoustique et d’une foule d’autres innovation qui en font un instrument de création et de diffusion immersive parmi les plus évolués dans le monde.
Les premiers dômes de la SAT étaient des structures gonflables de diverses tailles qui ont permis de mettre au point une première génération de systèmes de projection sphériques et de sonorisation immersive. Ces développements expérimentaux ont été réalisés dans le cadre du programme de recherche du Métalab à partir de 2002 et ont abouti en 2006 à la réalisation d’une première version de la Satosphère grand format qui fut utilisée notamment à l’occasion des célébrations du 400e anniversaire de Québec en 2008. Le projet d’agrandissement de la SAT et d’installation d’un dôme permanent au 3e étage a relancé le travail de développement qui a abouti à la Satosphère inaugurée en 2011. Elle accueille depuis des cohortes de créateurs et les publics d’initiés et de non initiés qui peuvent apprécier plus de 12 productions originales annuellement.
Est-ce que la Satosphère avait au départ une orientation particulière pour un genre d’œuvres spécifiques ? Lors de notre dernière rencontre dans le cadre de la projection du film-installation Rouge Mékong, vous sembliez me dire que pour vous la Satosphère avait une connotation féminine, qu’entendez-vous par-là ?
L’immersion, l’interaction et la réseautique sont au cœur des recherches et de la création à la SAT. La Satosphère et les systèmes qui lui sont attachés ont pour finalité de faire apparaître les formes singulières de l’art qui y trouve son inspiration. En ce sens, l’instrument est ouvert aux expériences de toutes sortes et c’est ensemble que les artistes et les publics découvrent son esthétique propre et ses applications. Le rapport à l’espace est très particulier dans un environnement sphérique comme la Satosphère. On s’y sent comme dans une matrice. Cet espace devient encore plus puissant lorsqu’on y projette des mondes qui font oublier le dôme. C’est très proche de la vie, du mouvement, de l’éphémère, que j’associe spontanément au féminin.
Le caractère immersif de la Satosphère est particulièrement impressionnant dans le cadre de films abstraits où des formes géométriques se multiplient et traversent l’espace dans une illusion 3D remarquable comme on a pu le voir, notamment, dans les vidéos présentées dans le cadre du SAT FEST 2013. Dans ces œuvres, l’impression de matrice cesse de devenir protectrice et nous nous sentons agressés par la matière comme par des molécules chassant des intrus avec une certaine violence perceptive. La Satosphère peut soit ouvrir vers un espace cosmique zen, soit nous enfermer dans des espaces clos, comme à l’intérieur d’un ventre ou d’un cerveau. J’imagine que cette polysensorialité a été l’un des premiers objectifs de ce projet.
La rétrospective annuelle SAT Fest est intéressante puisqu’elle propose plusieurs courtes œuvres qui font la démonstration de la polyvalence du médium. Chaque artiste invité à produire une création destinée au dispositif, s’inspire de ce qu’il a vu tout en tentant de trouver son expression propre et d’explorer ce qui n’a pas encore été fait. Je suis toujours étonné de faire l’expérience de ce qu’on y présente. Ces courtes œuvres, comme celles plus abouties qui constituent la programmation de la Satosphère en cours d’année, font la démonstration que, malgré ses origines lointaines au 19e siècle, le médium immersif est encore « nouveau » et largement inexploré. Dans la Satopshère, on s’éloigne résolument des logiques narratives du cinéma pour entrer de plein pied dans le domaine de l’expérience qui engage différemment le spectateur pour en faire un visiteur, un participant, et même parfois un habitant de ce nouveau territoire qu’est le cyberespace. La nature de cette expérience, ses aspects formels ou symboliques, sont propres au travail de chaque artiste. La Satosphère est par ailleurs installée à l’étage que nous avons baptisé le « sensorium » où se combinent les expériences audio-visuelles immersives du dôme et les expériences gastronomiques des chefs du Labo culinaire. Il est étonnant de constater à quel point les deux expériences se complètent et s’enrichissent mutuellement.
Les productions présentées tendent souvent vers un monde futur, voire même futuriste, je pense à Six mille Antenna de Johnny Ranger, par exemple. Est-ce la complexité technologique qui influençait les artistes à explorer ces univers ? On dirait qu’aujourd’hui, la technologie étant apprivoisée, les artistes explorent d’autres univers comme Yann Minh qui, au contraire, explore les méandres de la mémoire et de l’histoire de la cyberculture, avec son projet Noomuseum dans les récifs.
Je crois plutôt que c’est l’imaginaire des créateurs qui définit les contenus et non le médium qui est le plus souvent mis au service des concepts et détourné de ses fonctions d’origine. Six Mille Antennas de Johnny Ranger est une oeuvre d’auteur qui contraste par exemple avec Babel Orchestra (Marcelle Hudon et Jean-Jacques Lemêtre) qui ont pour leur part transformé la Satosphère en castelet ou des techniques d’ombre et de lumière artisanales sont utilisées avec des enregistrements de voix humaines pour créer un monde tout aussi singulier et fascinant.
Les installations performatives Rouge Mékong (Collectif Lebovitz) et Iron Workers Local 777 (Fabrique Métamorphosis) sont du même ordre et montrent l’extrême versatilité du médium. Elles contrastent formidablement avec les voyages sublimes au sein des formules mathématiques complexes de Cahos & Order (Helmchen, Krass) ou encore avec le Noomuseum de Yan Minh qui met en scène des avatars vivant en temps réel au sein de mondes construits par leur « manipulateurs ». Cette variété et cette diversité d’expressions sont très réjouissantes. Dans la Satosphère, nous ne sommes pas dans le futur mais bien dans l’expression contemporaine de l’imaginaire créatif qui dispose simplement d’un nouveau moyen pour prendre forme.
Les productions présentées à la Satosphère démontrent des possibilités interactives multiples commandées par des performances audio ou gestuelles qui interagissent sur l’image et/ou le son. Les dispositifs et interfaces se multipliant à une vitesse désarmante, comment arrivez-vous à gérer toutes ces expérimentations, à suivre ce déferlement de possibilités technologiques et à les explorer autant dans la Satosphère qu’à la SAT dans son ensemble ?
On se lance dans l’aventure une œuvre à la fois, en s’appuyant sur ce que les artistes veulent accomplir et sur les moyens à disposition. Deux appels à projets annuellement permettent d’inviter des artistes et des projets dans le programme de résidence de la SAT. Chaque œuvre fait ainsi évoluer les moyens et les concepts artistiques propres au médium. Le programme de recherche de la SAT est fondé sur trois grand axes: immersion, interaction et réseautique. Les œuvres sont le moteur des recherches et une démonstration de leur utilité. Nous croyons à la SAT que toute démarche artistique est une forme de recherche portant à la fois sur les moyens (la forme) et sur l’expression (les contenus). C’est la mission fondamentale de la SAT de venir en appui à cette démarche de création artistique. La SAT tient sa force autant de ses liens avec l’industrie, le monde académique et les milieux de la création, que de son indépendance envers les logiques internes de chacun de ces milieux. Elle contribue ainsi à faire éclater les cadres disciplinaires et sectoriels et à faire vivre l’idée de transgression au profit de l’exploration créative du concept d’expérience propre aux médias numériques.
Votre production réalisée, avec, dans et par le Panoscope annonçait déjà cet intérêt pour une immersion totale, à 360°, telle que le dôme nous l’offre. On observe, entre autres, que la dimension spatiale, le lieu, le point vue constituent l’une de vos préoccupations principales, comme on peut le voir dans l’œuvre Journal panoscopique en 2000, ou Vous êtes ici en 2011 ou encore aujourd’hui avec The drawing Space (collaboration entre la SAT et le FACT), où vous semblez réduire l’espace même virtuel en collaborant à distance avec des artistes basés à Liverpool. Ce projet innovateur de téléprésence immersive ouvre la voie vers de multiples possibilités. Pouvez-vous nous en en parler ?
Le rapport à l’espace, et ses effets sur la perception de soi et des autres sont au centre des enjeux des médias contemporains. Les artistes sont naturellement et obligatoirement attirés vers ces enjeux et, chacun à sa manière, amenés à en définir les termes. Ma démarche est semblable à celle des artistes contemporains qui embrassent les technologies pour explorer ces questions. Ces démarches inspirent le programme de recherche de la SAT qui accompagne et parfois devance les besoins des artistes en créant des plateformes de production et de diffusion qui ouvrent de nouveaux chantiers. Un de ces chantiers est celui de la téléprésence immersive. Son intérêt vient du fait qu’il agrège les problématiques d’immersion, d’interaction et de réseautique dans une expérience unifiée d’espace virtuel partagé. Le fait d’y apparaître tel qu’on est, en temps réel, fait de cet espace une alternative « habitable » à l’espace physique qui nous est familier. Un tel développent ne peut être le fruit que d’une longue maturation technologique et d’un effort collectif. On arrive cependant à un stade d’évolution qui permet d’ouvrir le médium à une nouvelle génération de créateurs qui y trouveront un espace de création et d’expérience encore vierge et totalement ouvert. Si le grand projet de construire ce nouvel espace de vie, de rencontre et d’expérience est soutenable selon les exigences désormais incontournables du développement durable, il sera le principal territoire de création des générations à venir. L’économie de ceux qui viennent au monde aujourd’hui sera radicalement différente de celle qui nous connaissons. C’est en pensant à eux que nous élaborons ces concepts d’espaces virtuels partagés au sein desquels on pourra se téléporter.
Dans la Satosphère, décrit comme le premier théâtre immersif modulable, vous avez présenté Salon de massage McLuhan en 2011 en référence à son concept de Village Global. En remplaçant le mot « message » par le mot « massage », vous apportez une dimension corporelle que l’on ne retrouve pas dans son propos. Est-ce l’utilisation technologique de la téléprésence impliquant une présence corporelle même virtuelle des participants qui a conduit à ce jeu de mot ? Comment s’est déroulé ce projet d’apparence très complexe ?
La légende dit que l’idée de substituer le mot massage à message viendrait de McLuhan lui même, qui s’était amusé de l’erreur typographie lorsqu’on lui a présenté les premières épreuve du livre « The Medium Is the Massage ». Ainsi le redéploiement du livre dans l’espace virtuel de la Satosphère transformait cette dernière en salon de massage, une image qui, au dire ce ceux qui l’ont connu, aurait certainement plu à McLuhan. La dimension corporelle est par ailleurs très présente dans l’œuvre de McLuhan. Ce corps électrique qui porte les technologies comme une nouvelle peau en est l’expression la plus claire. Il est vrai cependant que McLuhan n’avait pas tout à fait imaginé les enjeux de l’immersion littérale du corps dans des espaces virtuels et ses effets sur l’identité et la société. L’immersion est ici une couche qu’on ajoute sur l’extraordinaire clairvoyance, à la fois admirative et très critique du maître, sur l’effet des technologies sur l’humain et la société. Ce travail de transposition de l’œuvre de McLuhan dans la Satosphère nouvellement inaugurée tombait à point : C’est tout l’art du présent que de trouver, dans ce qui nous a précédé, ce qui peut le mieux nous propulser vers l’avenir. Chaque moment de décision est un pas que nous choisissons de faire dans une direction. C’est pas à pas qu’un parcours apparaît, qu’un destin se forge, que l’histoire s’écrit. Le jour ou le Salon de Massage McLuhan a été inauguré dans la Satosphère, c’est en compagnie du maître que nous avons fait ce pas.
Il me semble que si l’espace est au cœur de vos préoccupations, le corps lui se trouve toujours au centre de cet espace ?
C’est précisément ce qui me fascine dans le 18e siècle qui a vu l’invention du Panorama et une des plus profondes mutations de la culture occidentale. On y a réinventé le monde depuis un point de vue humain (et non divin), défini le sujet sensible et décrit son environnement. Ainsi, le panorama est en quelque sorte le nid que s’est fait ce sujet sensible dans le monde, et, plus fondamentalement encore, l’expression de ses limites. On peut même retracer l’ « invention » de l’horizon à Horace Benedict de Saussure en 1776 lorsqu’il a imaginé, depuis le sommet du mont Buet, une représentation graphique de tout ce qui est donné à voir depuis ce point d’observation. Les panoramas du 19e siècle, tout comme la Satosphère aujourd’hui, invitent l’observateur au centre de l’expérience visuelle. Le simple fait de formaliser l’expérience d’immersion, pourtant bien normale dans la vie de tous les jours, est fondamental dans notre compréhension de cette posture et des responsabilités qu’elle implique. Nous sommes désormais au centre des affaires du monde, en interaction constante avec ce qui nous entoure (et bien au-delà grâce aux réseaux) et surtout responsables de nos actions. On rejoint ainsi les préoccupations de Pierre Dansereau, un des artisans de la pensée écologique moderne et une inspiration pour beaucoup de jeunes créateurs qui ont compris les mécanismes et les ressorts des systèmes complexes d’interrelations qui sont à la base des cultures participatives.