Aller au contenu

L'évènement-dôme

Intérieur, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, crédits photographiques Dominic Paquin

…Redis-moi comment, quel endroit, nous irons, nous allons, au dôme
Et là où nous allons ne se trouvent que des gens qui ont tout espéré
Le dôme est immense au cœur de la forêt et on dit qu’il éclaire
À des milles à la ronde, des milles à la ronde…
« Le dôme », Jean-Leloup1

La Satosphère : un dôme de 18m de diamètre par 15m de hauteur, construit à la Société des Arts Technologiques (SAT)2, doté de 8 projecteurs vidéo et de 157 haut-parleurs distribués sur l’ensemble de ce théâtre immersif dédié à diverses activités artistiques. S’y immerger est comme d’entrer à l’intérieur d’une structure protectrice – un cocon. Les coussins auxquels nous nous intégrons n’ont rien d’un théâtre ordinaire. Il n’y a pas de place de choix, ils sont disposés en cercle et n’importe quel angle est aussi bon qu’un autre puisque tout est dirigé vers le centre de la pièce, la scène. L’avantage premier de la Satosphère est le fait que, sur toute sa surface, on peut projeter des images : la façon la plus simple de changer de décor. Le spectacle qui a inauguré la Satosphère est Intérieur, oeuvre de Kondition Pluriel (Marie-Claude Poulin et Martin Kusch)3. Ce qui m’a le plus frappée en pénétrant la Satosphère est la sensation d’être dans une pièce carrée. Perception première : les coins/la limite/le plafond : « Où est passé le dôme? Je m’attendais à plus grand… » La proposition principale d’Intérieur était d’explorer les possibilités techniques et interactives du dôme en les alliant à la danse contemporaine et à des créations culinaires4 pour mettre en place une expérience d’exaltation des sens. En m’assoyant sur un des longs coussins noirs, je m’immerge dans le gris des murs de cette pièce. Je suis d’abord éblouie par la prouesse de faire du dôme, par l’entremise des projections, une pièce carrée avec des chaises, quelques tables et quelques sofas – tous dans des tonalités de blanc, de gris et de noir. Or, peu à peu, le plafond semble plus haut et je sens mieux le dôme. Toutefois, si le grand accomplissement de la Satosphère semble être l’élément visuel, il ne se limite pas qu’à cet aspect. En fait, le type d’objet perceptif qui se présente au public venant assister à cette grande première du dôme est composé par les divers éléments d’expérience agissant en conjonction pour créer une situation spécifique.

Intérieur, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, crédits photographiques Dominic Paquin

L’expérience : une tonalité affective

Nous devenons tout petits à côté d’un comptoir style bar, il y a un fauteuil au fond, ensuite une chaise avec des tables, un autre fauteuil, une autre table… Le tout se répète circulairement, de manière un peu surréaliste et la perspective visuelle change avec le temps qui passe : rien n’est stable, tout bouge imperceptiblement. J’entends un bruit de fond répétitif et monotone, aigu… d’autres sons se rajoutent sur la même tonalité. Une scène noire carrée se trouve au centre de la situation. Dans le langage d’Alfred North Whitehead, il s’agit d’une occasion d’expérience : une situation dans laquelle nous sommes en relation avec un être-multiple dont chaque entité qui le compose participe à une « unité d’existence » par la convergence de leurs activités réciproques (Whitehead, 1978 : 46). Des individus pénètrent le lieu, tout de noir vêtus. Ils servent de la nourriture en se promenant très lentement selon un pas robotique : voilà qui relève de la performance. C’est de la tomate marinée avec du basilic et de la menthe. La texture est vraiment inusitée. L’apparence, de saumon fumé, mais mon nez m’avertit toutefois que le gout est sucré et doux. La femme qui sert la bouchée s’agenouille dans un geste théâtral et posé. Elle me fixe des yeux. Je lui souris largement et elle se lève sans sourire moindrement. Toutes les images projetées à 210º tout autour de ce cocon forment l’arrière plan de ce qui se passe sur scène, mais elles pourraient tout autant être à la base des mouvements des danseuses. Autant d’éléments d’expérience de cet être-multiple que j’ai appelé événement-dôme

L’effet perceptuel de cette expérience est généré à l’intérieur d’une composition complexe formée par des entités multiples, des singularités qui contribuent à une action effective. Whitehead les appelles des entités actuelles. Ainsi, « …une “entité actuelle”, c’est-à-dire une existence, est ce qu’elle fait. Et toute action est essentiellement, comme nous verrons, une relation : quelque chose agit sur autre chose, et c’est l’action elle-même qui est la relation » (Debaise,  2006 : 54). En d’autres termes, « entité » se réfère à une réalité individuelle ; « actualité » étant le plus souvent utilisé en lien à ce qui agit et cette action opère une transformation sur une autre entité5. Toutefois, il ne s’agit pas encore ici d’une forme d’existence dont nous pouvons faire l’expérience « directement » car tout cela se passe au niveau germinal de l’événement. Donc, la multiplicité d’entités actuelles fait partie d’un domaine appelé virtuel de l’expérience qui a lieu « entre » les divers éléments d’expérience. C’est cette dynamique relationnelle qui peut être perçue en tant qu’unité enveloppante propre à la situation en question. Elle fait que les mouvements de danse et les projections semblent inter-reliés, tout autant que l’événement musical continu, enveloppant, étiré… Le lieu est habité par une musique presque imperceptible – un bruit de fond, comme le vrombissement de voitures dans une ville. Ce que cette situation immersive génère est un lien affectif très fort avec l’expérience immédiate. Le corps, événement-percevant, étant une présence qui participe autant activement que tous les autres éléments à la dynamique formatrice de cet être-multiple. C’est cette participation active qui fait que, lorsque l’on pénètre son seuil, c’est à l’intérieur que l’on entre. C’est ici. Maintenant. C’est à l’intérieur de cet instant qui implose en lui-même/en soi-même : la durée de l’expérience est une intensité6

Le gris prédominant du spectacle agit comme un réel entre-deux (ni noir ni blanc), un seuil difficilement franchi. Cette affectivité laisse une empreinte dont on ne comprend pas précisément l’origine, mais qui nous habite telle une présence sensorielle. Cette présence agit à travers chaque entité actuelle, singularité absolue en devenir qui ne change pas malgré la mouvance en elle inscrite. C’est comme une vibration qui possède une tonalité et amène, par la formation-multiple, une affectivité concrète à l’événement. L’indéfinition entre rire et pleur, parole et silence, soutiennent également l’entre-deux prédominant du spectacle : une des danseuses sur scène semble vouloir pleurer, mais elle rit en sautillant. Elle est désormais par terre. L’autre s’approche en haussant la voix dans un « Ahhhh… » soutenu. S’éloigne. Éclate de rire… Cet entre-deux que le spectacle véhicule rend sensible la dimension virtuelle située « entre » les entités actuelles : ce qui est réel et palpable dans l’expérience, c’est la dynamique relationnelle qui les agence.

Intérieur, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, crédits photographiques Dominic Paquin

Ainsi, les entités actuelles ne sont pas des événements, mais des lignes virtuelles de pure potentialité qui font une différence du point de vue effectif de l’expérience. Elles sont donc des forces formatrices de l’expérience – le résultat de leur rencontre. C’est « entre » les objets-sensoriels7 (le noir ou le blanc, le rire ou le pleur, la parole ou le silence) que ces singularités absolues existent et agissent à l’intérieur d’un champ relationnel. L’expérience générée par la singularité de cet agencement8 pourrait être visualisée en tant que la partie émergée de l’iceberg : tout ce qui se passe en dessous est un processus qui la dépasse, mais qui est absolument en elle virtuellement compris. La scène au centre est ce qui est le plus à l’intérieur de ce cocon. Nous sommes attentifs à ce qui s’y passe, mais ce n’est finalement qu’un point de référence ; ce qui se passe véritablement dépasse la situation unique de la scène. Même les deux danseuses, qui s’y trouvent immobiles au tout début de la performance, éventuellement en sortent, y reviennent… Tout bouge continuellement comme si l’organisation même du spectacle tenait à signifier que la performance ne se passe pas uniquement sur scène. Pour souligner la mobilité dans l’espace, la versatilité du dôme, à la toute fin, les lumières s’éteignent et les danseuses partent. C’est au-dessus de nous qu’apparaît l’une d’elles : visage de femme qui se montre par une ouverture projetée au plafond. L’ouverture se referme, projection de pierre grise vivante, organique. C’est fini. Les gens sont silencieux. Ce qui demeure est l’empreinte de la singularité de l’agencement des entités actuelles qui s’établit comme tonalité affective de l’expérience.

L’objet perceptif : une unité bigarrée

Malgré la multiplicité de laquelle est composée la tonalité affective propre à l’agencement, dans l’expérience, celle-ci s’articule comme « unité ». Pourtant, si on tente de la comprendre intellectuellement en tant que telle, on ne peut l’appréhender. Il n’y a pas de mot unique qui puisse correspondre à l’expérience ; elle est au-delà de la représentation. Au contraire, c’est plutôt « elle » qui nous saisit : c’est une sensation. Elle nous affecte physiquement, c’est une interprétation qui survient « dans » le corps : 

La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, « l’instinct », le « tempérament », tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l’objet (le « fait », le lieu, l’événement). Ou plutôt elle n’a pas de faces du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est l’être-au-monde, comme disent les phénoménologues : à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre. Et à la limite, c’est le même corps qui la donne et qui la reçoit, qui est à la fois objet et sujet. Moi, spectateur, je n’éprouve la sensation qu’en entrant dans le tableau, en accédant à l’unité du sentant et du senti. (Deleuze, 1981, p. 39)

L’unité du sentant et du senti renvient, en fait, au concept de relation et se déploie selon une logique qui comprend le corps et le milieu comme un seul système. Donc, le corps n’est pas simplement spectateur d’une situation, mais il la compose également à travers son expérience : si proches les uns des autres, si facile d’entrer en contact, d’effleurer le voisin d’un bras. Ces individus qui arrivent en tant que spectateurs deviennent, dès lors, partie intégrante de l’agencement – autant que la musique qui nous envahit, que le gout de la tomate qui persiste, ou l’odeur du saké servi au cours de la soirée, enivrant les sens et nous donnant un aperçu de ce qui se vit par la danseuse cahotante sur la scène

Intérieur, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, crédits photographiques Dominic Paquin

Cette unité qui nous prend d’assaut et dont nous faisons partie s’exprime en chaque participant différemment, mais c’est la même pour tout un chacun. Naturellement, l’œuvre d’art possède bien une cohésion qui lui est propre et qui compose son individualité. Néanmoins, s’il s’agit bien d’une entité indépendante à part entière, il reste que la donnée objective qui se présente peut être vécue de façon aussi multiple que les relations qui se créent dans la salle9. Par conséquent, s’il faut faire l’expérience de l’objet perceptif événement-dôme pour le vivre telle une présence qui nous enveloppe, ce faisant, il y a une multiplicité de prises (de vue, de sensation, de compréhension, etc.) sur celui-ci qui fait de l’« unité » qui s’en dégage une unité bigarrée. Finalement, l’unité qui nous traverse n’étant pas la même pour chaque personne présente dans la salle, ce qui contribue à la tonalité affective de l’agencement, c’est l’unicité propre à chaque expérience. C’est-à-dire que la condition selon laquelle la situation est appréhendée constitue déjà une singularité qui, de son propre point d’inflexion, saisit une variation du plan d’ensemble. Seulement, cette variation n’est pas une sélection parmi les composantes de la donnée objective qui se présente à nous, mais bien une relation unique produite par la nature même des entités qui la composent. (Whitehead, 1985, p. 154)

Ainsi, en pénétrant l’événement-dôme, je déclenche un processus relationnel d’expérience qui est orienté vers l’actualisation d’un potentiel qui culmine dans l’immédiateté de « mon » expérience.  C’est-à-dire que l’expérience est un processus dont les objets de perception qui le composent lui sont pré-existants et que le corps absorbe/saisit/comprend en tant que perception. Par exemple, dans la perception de la couleur verte, il y a toujours des perceptions évanouissantes de bleu et de jaune10. Seulement, ces petites perceptions obscures se passent à un niveau virtuel de l’expérience. Le corps pourrait donc être appelé un point de cristallisation de forces virtuelles car le processus qui le traverse (en l’occurrence, l’événement-dôme) acquiert une certaine singularité selon la relation spécifique établie par chaque corps :

Toutes les monades perçoivent ainsi le même vert, la même note, le même fleuve, et c’est dans chaque cas un seul et même objet éternel qui s’actualise en elles. Mais, d’autre part, l’actualisation est différente suivant chaque monade, et ce n’est jamais le même vert, au même degré clair-obscur, que deux monades perçoivent. On dirait que chaque monade privilégie certains rapports différentiels, qui lui donnent dès lors des perceptions exclusives, et qu’elle laisse les autres rapports en dessous du degré nécessaire, ou, bien plus, qu’elle laisse une infinité de petites perceptions compossibles, mais les rapports différentiels qui vont en sélectionner certaines pour produire des perceptions claires sont propres à chacune. C’est en ce sens que chaque monade, nous l’avons vu, exprime le même monde que les autres, mais n’en a pas moins une zone d’expression claire qui lui appartient exclusivement, et qui se distingue de celle de toute autre monade : son « département ». (Deleuze, 1988, p. 119-120)

De ce point de vue, la perception est une « zone d’expression de singularité », donc un point de vue qui est défini selon des rapports de perspective : ce qui s’active dans cette relation spécifique. Par conséquent, tout phénomène devient ainsi collectif car il présente une multitude de microperceptions qui n’a pas d’unité prédéfinie, mais qui est toujours en devenir.
  
De ce fait, « percevoir » n’est pas une simple constatation de ce qui s’offre à la perception, mais plutôt une co-création de la relation (la rencontre entre l’événement-percevant et ce qui est perçu). Dès lors, nous comprendront à quel point l’événement perceptif est multiple et l’unité qui en découle est soutenue par cette multiplicité même. Ainsi, selon la zone d’expression de singularité dont il est question, à chacun appartient un point de vue comportant de légères variations qualitatives sur l’unité bigarrée forgée par l’événement-dôme. Effectivement, ce que la multiplicité des objets qui constituent l’occasion d’expérience permet est la mise en place d’une situation qui est pleine de potentiel réel plutôt qu’une réalité toute faite. Lorsque nous parlons de potentiel, ce à quoi nous nous référons est surtout la réalisation d’une nouveauté absolue et c’est pour cette raison que l’événement dépasse autant ses concepteurs que le public en général. Par conséquent, il n’y aura jamais de rapport de reconnaissance possible dans l’activation d’un potentiel car l’événement est, par nature, essentiellement distinct de tout autre événement (Whitehead, 2006 : 76). Ce à quoi se réfère ici le terme « reconnaissance » est un dépouillement complet de tout acte intellectuel de comparaison car le contenu de l’expérience n’est pas pré-existant, mais se concrétise de façon préhensive. Whitehead utilise l’expression préhension afin d’exprimer toute activité relationnelle qui met en place l’appropriation d’une réalité autre, processus à travers lequel est activé le potentiel qui y est inscrit. Ce mode d’activité est primordial dans la compréhension du langage de Whitehead car il va au-delà de la notion de possession pour signifier vraiment une « transformation » qui s’opère à partir de l’intérieur de l’acte lui-même ; il s’agit d’un acte de genèse d’une nouvelle existence, d’un nouvel être-dans-le-monde (Debaise, 2006 : 70). Dans le cas des entités actuelles, c’est par ce mode d’activité qu’elles opèrent et qu’elles se regroupent. Ainsi, chaque objet perceptuel est un événement en soi composé d’entités actuelles.

Le processus qui amène ces entités actuelles d’un état de pluralité disjonctive (c’est-à-dire de potentialité réelle) à la création d’une unité commune d’existence, est appelé concrescenceIl s’agit d’une « formation qui prend consistance à partir d’une multiplicité disjonctive » pour produire un « nouvel être-ensemble »11. Cet « être ensemble » devient alors un regroupement qui s’appelle nexus. Lorsqu’un être-ensemble d’entités actuelles est doté d’un élément commun de forme qui est exercé par chaque membre sur les autres et qui est répété tout au long d’un trajet historique12, le nexus devient « social ». La société peut être un rocher, un individu ou une idée. L’idée de base de ce genre de nexus est celle de « durée » et de « persistance » à travers la reproductibilité de « l’élément de forme » selon laquelle elles se tiennent ensemble. Dû au fait qu’elle peut être vécue directement, la société devient automatiquement un objet perceptif. Dans le cas précis de l’événement-dôme, c’est dans ce genre de réalité conceptuelle que nous le situons. Ainsi, le mode d’être-ensemble des entités actuelles qui le constituent (soit la façon dont se fait leur préhension) exprime l’élément de forme fondamental de la société, ce qui, au niveau actuel de l’expérience, peut s’exécuter en tant que qualité esthétique de fond parcourant chaque détail du complexe relationnel de la société-dôme : sa structure en forme de cocon, les coussins, les projections, la configuration de l’espace, la musique, les différents spectateurs, etc. L’élément de forme est donc immanent à la société en question : la forme commune s’impose non pas à partir de l’extérieur (par exemple, à partir de la zone d’expression de singularité), mais relativement à l’orientation de chaque entité constitutive de la société, chacune d’elles étant une réalité qui agit, c’est-à-dire une puissance active. 

Voilà pourquoi chaque entité actuelle (ou encore, chaque affectivité active) de cette multiplicité que nous appelons société contribue à la formation d’un complexe d’affects et de percepts qui se concrétise dans l’expérience immédiate du dôme sous forme de tonalité affective. Cette dernière relève autant du domaine du virtuel que du domaine de l’actuel car c’est une forme d’existence qui a une action effective sur le corps mais dont les effets existent encore sous forme germinale. Il s’agit d’une sensation vague, de l’impression d’avoir vécu quelque chose de significatif, mais que nous ne pouvons nommer. La genèse de l’événement consiste, de ce fait, en la manifestation créative d’un complexe relationnel d’affects et de percepts divers. Ce que le langage de Whitehead nous permet de faire est non seulement de penser l’événement selon différents niveaux d’actualité, mais aussi de comprendre l’expérience comme le noyau d’une cristallisation qui est intégralement agie, même dans ses franges, par une virtualité qui, loin d’être irréelle ou imaginaire, est absolument performative. Dans ce noyau, l’actuel et le virtuel se fondent, mais dans ses franges, l’expérience va du virtuel vers l’actuel et y revient dans un mouvement de rétroaction qui nourrit la virtualité de la situation de façon productrice. L’expérience étant processuelle, cela signifie qu’elle se continue selon l’élan qui est donné par l’élément de forme de la société dont il est question. Seulement, il s’agit bien d’un « élan » et non pas de la culmination en un objet aux contours précis : elle est telle une sculpture que l’on travaille et qui nous travaille de manière tout autant extensive qu’intensive. C’est-à-dire que l’être-multiple trace des possibilités d’expérience plutôt qu’il ne propose une expérience (dé)finie. 

Le diagramme comme germe d’expérience

Ce que nous avons appelé un complexe relationnel d’affects et de percepts divers, Deleuze l’appelle un diagramme13:

On pourra donc définir le diagramme de plusieurs façons qui s’enchaînent : c’est la présentation des rapports de forces propres à une formation ; c’est la répartition des pouvoirs d’affecter et des pouvoirs d’être affecté ; c’est le brassage des pures fonctions non-formalisées et des pures matières non-formées. (Deleuze, 2004, p. 79)

Ainsi, le diagramme est avant tout un germe d’expérience, soit la mise en place d’un monde objectif (bien qu’aux contours chaotiques) qui permet une production de nouveauté ; une puissance dont l’expérience est une extension. En ce sens, le diagramme ne représente pas quelque chose de précis, mais propose la construction d’une réalité, selon un point d’inflexion. Ce qui fait de l’unicité de l’événement-dôme une puissance de variation qui s’actualise selon la zone d’expression de singularité en question (ce qui fait définitivement de l’événement-dôme une « unité multiple »). Cette pensée processuelle a comme conséquence analytique la volonté d’aller chercher le sens de l’événement dans ses effets en tant qu’ils se continuent plutôt que comme signification fixe ; figer l’événement aurait comme conséquence d’aller à l’encontre d’un mouvement qui est potentiellement en cours. Il en résulte qu’en pensant au dôme comme objet technique, je comprends son mode de fonctionnement tel un geste qui s’inscrit dans l’actualité comme « région de potentialité ». Ce que cette dernière propose est donc l’expérience d’un rapport de forces qui se présente comme un vague potentiel dont les contours se font selon une répartition des pouvoirs d’affecter et d’être affecté. À l’intérieur de ce rapport de forces, nous avons une ouverture (ou mieux, une puissance de variation) qui peut être appelée chaotique en ce sens que la mise en forme des forces qui composent sa continuité ne se justifient « que » par la création d’une nouvelle réalité. L’auto-relation de leur propre appartenance jointe à la « singularité de chaque événement de perception » font du dôme une plateforme processuelle pour l’émergence d’univers expérientiels. Par conséquent, si l’expérience n’est pas pré-déterminée, mais plutôt une indétermination conditionnée (Whitehead, 1985 : 23) par tous les éléments présents dans la configuration situationnelle relative au dôme, il revient à tout un chacun de continuer ce processus diagrammatique en devenant co-auteurs d’une réalité en voie de réalisation. 

D’une part, « le dôme » génère dans sa zone diagrammatique d’indétermination de nouvelles existences agissant en tant que puissances actives au sein de l’agencement. Ces dernières doivent être pensées, à un niveau micro, comme autant d’unités affectives singulières. D’autre part, au niveau macro, en tant qu’être-multiple, indépendant et auto-organisant, nous pouvons considérer qu’il y a une valeur esthétique perceptive14 qui conditionne activement l’expérience-dôme à travers la reproductibilité de « l’élément de forme » constituant la société. Ainsi, tous les éléments formateurs de l’expérience (concepteurs, techniciens, dispositifs techniques comme les programmes et les machines pour les faire fonctionner, espace physique, image-son, plateforme de performances, etc.) sont parcourus par la valeur esthétique de la société. La façon comment se déploie cette valeur esthétique pendant la durée de l’expérience relève d’une sorte de syntonie entre l’objet de perception et l’événement-percevant. C’est-à-dire que faire l’expérience d’une société implique que sa valeur esthétique se dévoile à nous, dans l’expérience, même si cela se fait selon une inflexion singulière. Or, tout ce qui dure le fait selon un rythme particulier. Ce qui se passe à l’intérieur du cocon-dôme est fait de mouvement. C’est comme le souffle de la société ou encore une ponctuation. Ainsi, le rythme à travers lequel se déploie la qualité esthétique de la société devient aussi le rythme de la relation. D’abord, une sensation d’attente est créée par la musique monotone, par les danseuses immobiles et par les diverses tonalités de blanc-gris-noir dominantes. Ensuite, les danseuses se lèvent, nous digérons tranquillement les tomates ingérées et la sensation d’avaler est montrée par les projections. S’effectue alors un croisement entre intérieur-extérieur devenant une seule et même chose.

Intérieur, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, crédits photographiques Dominic Paquin

Le rythme de la narration oscille entre renfermement, rétention, refoulement et débordement, déversement, libération. Je/on cherche encore, comme la danseuse qui vient de se lever, d’un côté et de l’autre, où regarder, bombardés que nous sommes, de toutes parts, d’images. En ce croisement, il y a quelque chose qui veut s’exprimer, mais qui n’arrive pas à sortir (comme la sensation d’avoir un je ne sais quoi sur le bout de la langue et de ne pas pouvoir le dire). Le personnage sur scène cherche à parler, mais n’y arrive pas. Nous sommes bloqués dans cet entre-deux mais… Un cri enfin. « La projection tourne d’un côté et de l’autre, comme si nous nous déplacions dans cet environnement en glissant vers l’avant et l’arrière, d’un côté et de l’autre »15. Du saké nous est servi et alors ça explose en rires dans la salle par ceux qui font la performance. Ce point culminant répond à l’attente du début et à la tentative d’expression préalable. Mais voilà que les projections nous avalent dans un trou noir. En ce moment où ce qui est à l’intérieur s’extériorise, nous revoilà plongés à l’intérieur de nouveau. Par conséquent, il y a une certaine tension qui est construite depuis la tentative vaine de parler du début qui n’aboutit pas, au contraire. L’atmosphère est lourde par la répétition du pleur/rire qui n’en est ni l’un ni l’autre. Les projections rayent le plafond et du sang jaillit des coupures. On nous sert des cœurs de cane. Ce qui se créé dans ce tourbillon d’images et de musique est un mouvement d’extériorisation qui ne se suffit pas – va chercher chaque fois plus à l’intérieur. Il nous avale et à travers lui nous avalons ce qui nous entoure. 

Le thème, intérieur, nous amène à l’intérieur du dôme, mais son seuil est incompréhensible, car le dôme est insaisissable. Même une fois en son intérieur, nous sommes encore en train d’entrer à l’intérieur de l’expérience qu’il nous propose. La texture des images est souvent faite de plis, rappelant les innombrables couches de l’existence… Une fois à l’intérieur, de quel intérieur s’agit-il? Chaque fois plus à l’intérieur, c’est une couche de plus de l’expérience qui est retrouvée, le repli sur soi joue sur le seuil du délire, je me demande si les images projetées ne seraient-elles plutôt un décor intérieur qu’extérieur. De toute façon, l’expérience est étourdissante, sans savoir où regarder au juste, nous entrons dans un trou noir. « Les deux dansent/se tortillent au centre. Sur les projections, deux centres bougent l’un vers l’autre et s’éloignent. Les deux dansent au centre de la place. Elles ont plutôt l’air de s’enfuir. Le regard au loin elles ont l’air d’astronautes. Se promènent nu-pieds dans la foule. Il fait noir. Elles sont parties »16.  Je demeure muette à la recherche d’un sens à tout ça. Il n’y a pas de sens, seulement une vague sensation d’avoir vécu quelque chose qui nous ait amenés au bout de… nous-mêmes? C’est une expérience qui dure et qui se répercute sur ce qui la suit.

Intérieur, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, crédits photographiques Dominic Paquin

Même si l’expérience-dôme est une indétermination dans le sens où ce qui est généré est unique à chaque expérience, sa tonalité affective demeure une réalité objective propre à l’unicité de la situation et dont la rémanence s’impose comme continuité d’expérience pour tout un chacun. La conformation du corps à cette sensation de seuil créée par l’immersion dans la tonalité grise de l’événement continue d’imposer sa tonalité affective comme condition de base au-delà de l’événement en continuité avec ce qui a été. Mais cette continuité s’impose en même temps qu’elle disparaît dans de nouvelles conditions déterminantes qui font surgir quelque chose d’autre en changeant cette tonalité affective. La valeur esthétique perceptive de l’événement devient donc réellement présente en tant que condition contrastante déjà dépassée, mais potentiellement capable de se répéter dans les mêmes conditions propres à la singularité en place dans le dôme. Il s’agit d’une activité de préhension qui s’opère selon un « mouvement relationnel dynamique » qui soude l’expérience immédiate affective de la situation comme un tout de façon à ce que puisse émerger l’unité affective. Selon la perspective ici élaborée, l’élément de forme commun exprimé par la société expérience-dôme est une tonalité affective qui opère selon une « sensation-seuil ». Mais c’est une expérience avant tout complexe qui peut difficilement être traduite en mots. Ce qui peut être dit, par contre, est qu’elle nous amène dans des états labyrinthiques de la psyché. L’expérience est d’abord et avant tout déroutante et délirante et elle s’impose à nous par le caractère immersif qui est propre au dôme.

Intérieur, 2011, courtoisie Kondition Pluriel, crédits photographiques Dominic Paquin

Le dôme : un processus en devenir

Enfin, au-delà de l’expérience-dôme générée par la performance Intérieur, le dôme en tant qu’entité (dé)finie n’existe pas car les potentialités qui la traversent ne se canalisent pas à l’intérieur d’une identité stable et homogène. Ainsi, l’entité est, elle aussi, processuelle. Ce qui existe est une forme subjective de l’événement dôme en processus de devenir : c’est de tout un complexe relationnel qu’il s’agit. La question « Que peut-on mettre sur pied dans le dôme? » ne peut que demeurer un mystère sans réponse finale car nul ne sait. Peu importe. Ce qui sera est de toute façon déjà inscrit dans les lignes virtuelles de sa potentialité et ce sont ces lignes de devenir que l’être-multiple déploie à travers les diverses situations relationnelles qui se présentent tout au long de sa durée (c’est-à-dire à travers chaque événement réalisé dans la Satosphère). L’entité recoupe donc la réalité de telle façon à actualiser des expériences qui font déjà partie intrinsèque de sa potentialité. Cette forme subjective se prolonge au-delà d’elle-même vers l’actualité complète de tout ce qui existe et cette « actualité complète » comprend tout le réseau relationnel qui l’entoure autant activement que passivement pour faire partie de son processus de devenir. Si nous parlons de l’expérience-dôme comme expérience préhensive, c’est parce que ce n’est pas du rapport entre deux entités déjà constituées avant l’acte lui-même dont il est question. Plutôt, il s’agit d’une genèse dans laquelle il y a l’avènement d’un complexe affectif qui se produit en tant que tonalité affective, comprise de façon unique comme unité affective par chaque corps. Ce qui se met en place à partir des divers éléments constitutifs de l’événement est la forme subjective : uneentité en voie de réalisation qui est en relation avec elle-même (ou dirions-nous… avec ses sous-formes subjectives en devenir, telle une poupée russe) dans sa propre ontogenèse, mais également en relation à l’autre, à celui qui vient à la rencontre de l’expérience-dôme. C’est-à-dire que l’entité ne se suffit pas à elle-même, son potentiel n’étant pas une qualité en soi, mais plutôt son mode d’existence et ce caractère relationnel du potentiel se concrétise comme « design d’expérience ».

Intérieur, 2011, Kondition Pluriel

Notes

[1] Chanson de l’album du même nom paru en 1996 par Audiogram. 

[2] Organisme situé à Montréal, reconnu en tant que précurseur dans le développement de technologies immersives. Pour plus d’informations, visitez : www.sat.qc.ca

[3] Expérience vécue le 15 octobre 2011. Voir www.konditionpluriel.org

[4] Le Labo Culinaire de la SAT les ayant créées spécialement pour l’occasion. 

[5] Voir Un empirisme spéculatif : Lecture de Procès et réalité pp. 49-52.

[6] “Intensity would seem to be associated with nonlinear processes: resonation and feedback that momentarily suspend the linear progress of the narrative present from past to future. Intensity is qualifiable as an emotional state, and that state is static – temporal and narrative noise. It is a state of suspense, potentially of disruption. It is like a temporal sink, a hole in time, as we conceive of it and narrativize it.” (Massumi, 2002 : 26) 

[7] Selon Whitehead, dans The Concept of Nature, p 79: « A sense-object is a factor of nature posited by sense-awareness which (i), in that it is an object, does not share in the passage of nature and (ii) is not a relation between other factors of nature. It will of course be a relatum in relations which also implicate other factors of nature. But it is always a relatum and never the relation itself. Examples of sense-object are a particular sort of colour, say Cambridge blue, or a particular sort of sound, or a particular sort of smell, or a particular sort of feeling. ».

[8] Voir Deleuze & Guattari : « Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. Les vitesses comparées d’écoulement d’après ces lignes entraînent des phénomènes de retard relatif, de viscosité, ou au contraire de précipitation et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement. » (Mille Plateaux, pages 9-10.)

[9] C’est ce que nous apprend Gilles Deleuze sur le perspectivisme : « Celui-ci ne signifie pas une dépendance à l’égard d’un sujet défini au préalable : au contraire, sera sujet ce qui vient au point de vue, ou plutôt ce qui demeure au point de vue. (…) Ce n’est pas une variation de la vérité d’après le sujet, mais la condition sous laquelle apparait  au sujet la vérité d’une variation. » Dans Le Pli, page 27.

[10] Exemple de Gilles Deleuze, l’acte de percevoir étant traité comme calcul différentiel – dans Le Pli, page 119.

[11] Voir Alfred North Whitehead, Process and Reality, page 21 et aussi Didier Debaise dans Le Vocabulaire des philosophes – Suppléments I, p. 547. 

[12] Tel que l’exprime Whitehead : « A nexus enjoys “social order” where (i) there is a common element of form illustrated in the definiteness of each of its included actual entities, and (ii) this common element of form arises in each member of the nexus by reason of  the conditions imposed upon it by its prehensions of some other members of the nexus, and (iii) these prehensions impose that condition of reproduction by reason of their inclusion of positive feelings of that common form. Such a nexus is called a “society,” and the common form is the “defining characteristic” of the society. » (Process and Reality, p. 34). 

[13] Voir aussi Brian Massumi, « The Diagram as Technique of Existence » dans Semblance and Event pour une meilleure compréhension du concept de « diagramme ».

[14] Pour le concept de valeur de l’événement, voir le chapitre de Whitehead « The Romantic Reaction » dans Science in the Modern World, spécialement la page 93. 

[15] Notes, expérience Intérieur

[16] Notes, expérience Intérieur.

Bibliographie

– Debaise, Didier, Un empirisme spéculatif : Lecture de Procès et réalité, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2006, 192 p.

– Deleuze, Gilles, « Un Nouveau cartographe (Surveiller et punir) » et « Les Stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (Pouvoir) » dans Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986/2004, pages 31-51 et 77-99.

– Deleuze, Gilles, « Peinture et sensation » dans Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, pages 39-46. 

– Deleuze, Gilles, « Les plis dans l’âme » et « Qu’est-ce qu’un événement? » dans Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, pages 20-37 et 103-112.

– Deleuze, Gilles et Félix Guattari, « Introduction : Rhizome » dans Mille Plateaux : Capitalisme et schizophrénie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, pages 9-37.

– Massumi, Brian, « The Diagram as Technique of Existence : Ovum of the Universe » dans Semblance and Event, Activist Philosophy and the Occurrent Arts, MIT Presss, 2011, pages 87-103.

– Stengers, Isabelle, « L’événement de son propre point de vue? » dans Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts. Paris, Seuil, 2002, pages 212-228.

– Whitehead, Alfred North, « Objects and Subjects » et « Past, Present, Future » dans Adventures of Ideas, New York, Free Press, 1933, pages 175-200.

– Whitehead, Alfred North, « The Romantic Reaction » et « Science and Philosophy » dans Science in the Modern World, New York, Free Press, 1967, pages 75-94 et pages 139-156.

– Whitehead, Alfred North, « The Categorial Scheme » et « Some Derative Notions » dans Process and Reality, New York, Free Press, 1985, pages 18-36.

– Whitehead, Alfred North, « Objects » et « Summary » dans The Concept of Nature, The Echo Library, 2006, pages 143-184.