Le process (social)
(…) Le problème de fond auquel nous sommes confrontés est celui d’un au-delà de l’économie et, ce qui revient au même, d’un au-delà du travail rémunéré. La rationalisation économique libère du temps, elle continuera d’en libérer, et il n’est plus possible, par conséquent, de faire dépendre le revenu des citoyens de la quantité de travail dont l’économie a besoin. Il n’est plus possible, non plus, de continuer à faire du travail rémunéré la source principale de l’identité et du sens de la vie pour chacun. (…)
André Gorz, Le Monde Diplomatique (juin 1990)
Avec la démocratie délégative, la décroissance, la sobriété heureuse … le temps social doit être reconstruit autour de nouveaux protocoles qui le modifieront radicalement et permettront ainsi la mise en place d’un modèle économique acceptable par la plupart de nous tous.
« Le produit réel du processus économique (ou même, sous cet angle, celui de tout processus vivant) n’est pas le flux matériel de déchets, mais le flux immatériel toujours mystérieux de la joie de vivre. »1.
Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie – Écologie – Économie (1979)
Tous ceux qui s’interrogent et discutent avec la vie : les artistes, les scientifiques … se retrouvent de fait en première ligne dans ce grand chambardement fondamentalement nécessaire où le nouveau temps social proviendra d’une genèse entre travail et loisir, entre déconnection du revenu et de l’activité, avec une affirmation du droit à la lenteur et du non professionnalisme.
« Il s’agit de reconstruire progressivement les savoirs et les saveurs. C’est le travail de l’artiste, c’est de la création et de la technique. »2
Bernard Stiegler, Bastamag (mars 2012)
Afin d’éviter l’avènement d’une barbarie totale sur la planète Terre issue de l’effondrement de la capacité de chaque individu à se prendre en charge et du marchandisage de la vie, l’humanité n’a plus le choix.
Les outils (artistiques)
Face au désintérêt croissant affiché par les institutions concernant la recherche artistique, des réseaux internationaux indépendants d’échanges se sont constitués pour accueillir les artistes de leurs structures membres dans des résidences et pour les programmer dans des événements. Tout ceci s’effectue avec les moyens du bord dont la nature varie considérablement d’un continent et d’un pays à l’autre. Mais l’économie de la contribution, de fait, fonctionne.
Chaque structure partenaire n’existe que par la volonté, le savoir faire et la vitalité de quelques personnes, souvent eux-mêmes artistes ou critiques d’art. Leur existence peut-être très éphémère et rares sont celles qui arrivent à inscrire leurs activités dans une durée nécessaire pour affirmer leur démarche. Elles correspondent parfaitement à ce nouveau temps social.
La « suffisance » des institutions et L’obsolescence des théâtres, des musées … tant par leur mode de fonctionnement technocratique que par une incompréhension, voir un désintérêt certain de l’artistique en train de se faire, à pousser les artistes à développer de nouveaux modes opératoires qui se sont traduits par un développement remarquable de l’art in situ, du street art, de l’art performance, des arts de la rue, de l’art sonore, du net art … et aussi par une évolution notoire des territoires et modes de diffusion de la musique, de la danse, des arts visuels, de l’art numérique et du théâtre.
Au lieu de s’enfermer dans des chapelles dorées, bon nombre d’événements actuels s’inscrivent dans ces nouvelles dynamiques qui vont au devant des publics sur les réseaux, dans l’espace public … en s’affranchissant des « filtres » institutionnels ou de la loi du marché et des majors.
Le statut (professionnel)
À des problématiques sociales et économiques essentielles, les réponses ne peuvent qu’être collectives. Aucun changement majeur ne proviendra de tribus, microcosmes ou autres … Le combat de l’intermittence est non seulement voué à l’échec mais d’arrière-garde car il ne s’agit plus d’améliorer tel ou tel régime mais de changer urgemment et radicalement de société.
Les solutions viendront de nouveaux modèles économiques qui prendront en compte le droit de travailler de façon discontinue sans perte du plein revenu. Il devront aussi favoriser les activités sans but économique et reconnaître leur importance sociale.
Le « professionnalisme » est un statut complètement dépassé, en opposition totale avec la mise en place d’un nouveau temps social. Seule une technique3 socialisée et faisant appelle aux huit milliards d’êtres humains, que nous serons bientôt, rendra possible l’avènement de la prochaine société industrielle.
Une utopie (artistique) ?
Après avoir laisser le consumérisme détruire les savoirs pendant qu’ils vénéraient leur dieu argent, les humains se confrontent depuis et quotidiennement à un océan d’inculture où survivent quelques îlots artistiques, philosophiques, scientifiques, universitaires… fers de lances d’un prochain retour à la démocratie via les réseaux numériques.
L’artistique s’avère essentiel dans cette reconstruction des savoirs et le sera encore dans la création d’une société industrielle terrienne future.
Notes
[1] Nicholas Georgescu-Roegen, 1906-1994, en créant le concept de bioéconomie (la prise en compte de l’entropie implique que l’économie doit être vue comme un système biologique, avec les contraintes qui affectent tout système vivant) a démontré que la recherche d’un état stationnaire pour l’économie actuelle n’est pas soutenable. Selon lui, la seule issue est la de croissance car le système économique du 19è siècle dans lequel nous vivons aujourd’hui est une fiction vouée a s’écrouler.
Il s’agit de reconstruire progressivement les savoirs et les saveurs.
[2] Bernard Stiegler, Bastamag, 2012, en ligne, <https://basta.media/Bernard-Stiegler-Le-marketing>.
[3] Il faut repenser en profondeur, premièrement, qu’est-ce que la technique pour l’être humain deuxièmement, sa socialisation et troisièmement, le projet d’économie politique qui doit accompagner une industrialisation. Le problème n’est pas l’industrie, mais la manière dont on la gère. Elle est sous l’hégémonie du capitalisme financier. Bernard Stiegler – « Le marketing détruit tous les outils du savoir » (2012)