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Comment l’acte artistique peut-il influencer  à long terme de grands enjeux sociétaux  et le futur de notre planète

« Vous êtes un artiste romain au début du Vème siècle, vous savez que les invasions barbares sont imminentes ; votre art va-t-il chercher à changer les choses, à laisser une dernière trace de la civilisation romaine, à permettre à vos concitoyens de mieux comprendre le changement ou, au contraire, à leur faire oublier leurs soucis ? ».

Philippe Gauthier (auditeur, GRAVE 2015)

Il y a continuité, malgré tout.

Depuis que l’humanité s’est affranchie, progressivement et partiellement, des contraintes de la nature, elle s’est forgée un univers représentationnel qui lui est devenu exclusif, qu’elle investit dans une réappropriation artistique, dans la reconstruction d’une esthétique différente de la perception première. Les contextes de cette réappropriation ont été multiples, les techniques ont évolué, les formes ont changé, mais l’intention est restée la même : rejouer à la fois dans un extérieur à l’individu créateur et pour un commun social appropriateur ce réassemblage des éléments du monde afin d’énoncer dans leur transformation ce qu’est l’humain pour l’humain, ce qu’il éprouve ou souhaite éprouver, ce qu’il pense ou souhaite penser, ce que le monde est pour lui ou ce qu’il voudrait que le monde soit.

Peinture rupestre, Île de Sulawesi, Indonésie

Les peintures rupestres réanimant sur la roche la nature vivante, la stigmergie du graffiti narrant la plasticité des villes, la mise en scène des sculptures d’idoles promettant l’accès aux mondes des Dieux, la programmation d’avatars numériques ouvrant les portes de l’infini numérique… toujours ce projet irrépressible de recréer le sens du monde, quoi qu’il en soit possible de comprendre.

Le « sentiment du beau » tient en ce que l’art révèle, par la prolongation ou la surprise, ce à quoi la perception directe n’a plus accès, ce que les animaux et sûrement les végétaux connaissent bien : le fait d’être au monde en tant qu’élément d’une totalité qui ne se pense pas mais s’éprouve, directement, sans intermédiaire d’acquisition, sans interface intérieure filtrant l’information et isolant le sujet.

L’art dit quelque chose de l’insu de notre relation au réel. Il participe à compenser ce qui manque au ressenti et qui manque à tout notre être. Sans la mélodie des berceuses de notre enfance, sans le trait fou du peintre, sans les images célestes du poète nous devrions nous contenter de l’information brute, décevante, lacunaire des objets partiels qui définissent et singularisent notre humanité. Nous resterions soumis à la frustration de l’occultation de ces éprouvés totaux qui nous inscrivent dans la continuité de notre évolution, mais qui ne nous correspondent plus depuis longtemps.

Rapa Nui

L’art surprend, complète, répare, réconcilie. Alors même que l’environnement naturel, qui réaffirme désormais sa limite, contrecarre les ambitions de nos espérances envisagées pérennes, aujourd’hui s’exprime de façon plus cruciale ce qu’il nous a toujours offert de possible extension aux limites de notre logique et de nos sentiments. Dans un contexte qui n’attend plus cela de nous, puisque la contrainte des limites physiques impactera toute expression, même la plus gratuite, c’est bien l’acte artistique qui pourra être investi de nos plus ambitieux espoirs : ceux qui pallieront l’incompétence de notre seule raison à nous continuer dans ce contexte inédit de crise écologique globale.

« N’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ? »
Saint-John Perse, Discours de Stockholm (1960)