Qu’avons-nous fait ?
Le climat maniaco-dépressif, les océans exsangues, les forêts saccagées, les champs en cours de stérilisation, les espèces végétales et animales disparaissant plus vite que nous parvenons à les répertorier ? Nous n’avons jamais voulu cela ! Comment expliquer que le monde nous échappe à ce point, quand nous avons le sentiment de ne l’avoir jamais autant maîtrisé ?
Nous devons envisager que quelque chose nous dépasse, que nous n’avons peut-être même pas inventé, ni Dieu, ni les équations de la physique ni aucune métaphysique, quelque chose d’autre encore, peut-être un principe universel simple et déjà inscrit en nous mais si révélateur de notre vérité que nous ne pouvions l’identifier que lorsque cette vérité deviendrait incontournable.
La solitude nous angoisse et l’apaisement pour notre cœur n’est pas sans effet sur le monde.
« La nuit était veloutée et flottante. Elle claquait doucement contre les joues comme une étoffe, puis elle s’en allait avec son soupir et on l’entendait se balancer dans les arbres. Les étoiles remplissaient le ciel. Ce n’étaient plus les étoiles d’hiver, séparées, brillantes. C’était comme du frai de poisson. Il n’y avait plus rien de formé dans le monde, pas même de choses adolescentes. Rien que du lait, ces bourgeons laiteux, des graines laiteuses dans la terre, des semences de bêtes et du lait d’étoiles dans le ciel. Les arbres avaient l’odeur puissante de quand ils sont en amour. »
Jean Giono, Que ma joie demeure. (Giono, 1973, p. 100)
Thermodynamique de l’évolution
« Il est impressionnant de constater qu’un être humain dissipe par unité de masse dix mille fois plus d’énergie que le Soleil. »
« La troisième loi de la thermodynamique implique que l’Univers s’auto-organise de façon à maximiser son taux de production d’entropie. Il crée des structures dissipatives capables de produire de l’énergie libre et de dissiper cette énergie de plus en plus efficacement. »
François Roddier, Thermodynamique de l’évolution (Roddier, 2012, p. 50)
La dissipation de l’énergie. Telle pourrait être, selon la physique contemporaine, la raison ultime du grand ordonnancement du monde. Les structures, au fil du temps, depuis les premiers objets élémentaires jusqu’à notre brillant cerveau d’humain en passant par les plus riches systèmes galactiques ne seraient motivés à être que par la nécessité de toujours « consommer » plus d’énergie par unité de masse.
L’astrophysicien américain Éric Chaisson a montré en 2001 qu’au fil de l’histoire de l’univers sont apparues des structures capables de dissiper l’énergie toujours plus efficacement, en rapportant leur production d’énergie libre à leur masse :
Lire aussi l’article de Matthieu Auzanneau, Daech, le climat et le pic pétrolier : aperçu des « tempêtes parfaites » de demain ? et celui de François Roddier, Par-delà l’effet de la Reine Rouge.
Le principe de « maximisation de la dissipation de l’énergie » (qui sera préféré à « troisième loi de la thermodynamique », appelé aussi MEP pour Maximum Entropy Production) pourrait être ce Graal de la physique, tant attendu, qui donnerait sens à l’existence. Il semble être actuellement le meilleur pour encadrer à la fois les questions sur l’évolution de l’Univers en général, mais aussi sur l’évolution humaine et en particulier sur ses problèmes écologiques contemporains. Elaboré à partir du langage spécifique de la physique il paraît toutefois suffisamment performant pour être adapté à la compréhension des subtils modes d’adaptation humains collectifs, qui seraient structurellement toujours compris entre la nécessité de constituer une organisation la plus complexe possible (la plus dissipatrice d’énergie) et la contrainte de la disponibilité même de l’énergie par l’intermédiaire de ressources spécifiques (depuis l’alimentation jusqu’au pétrole ou au nucléaire).
Pour plus d’informations, écouter la conférence en ligne de François Roddier, La thermodynamique des transitions économiques, mars 2015.
Dissiper un maximum d’énergie. Les calculs et les mesures sur le réel semblent confirmer le modèle. Mais en quoi fait-il sens pour nous, humains, qui n’éprouvons rien du monde qui s’écrit en Watts par Kilogrammes ? Et quand bien même la dissipation de l’énergie serait la motivation à la complexification des systèmes, qu’en est-il du pourquoi ? Pourquoi faut-il dissiper cette énergie ?
Impossible solitude et angoisse existentielle
« L’irréversibilité ne peut plus être attribuée à une simple apparence qui disparaîtrait si nous accédions à une connaissance parfaite. Elle est une condition essentielle de comportements cohérents de milliards de milliards de molécules. Selon une formule que j’aime à répéter, la matière est aveugle à l’équilibre là où la flèche du temps ne se manifeste pas ; mais lorsque celle-ci se manifeste, loin de l’équilibre, la matière commence à voir ! Sans la cohérence des processus irréversibles de non équilibre, l’apparition de la vie sur la Terre serait inconcevable. La thèse selon laquelle la flèche du temps est seulement phénoménologique est absurde. Ce n’est pas nous qui engendrons la flèche du temps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants. »
Ilya Prigogine, La Fin des Certitudes (Prigogine, 1996)
Abordant la question de la nécessité et du déterminisme à partir d’autres hypothèses que la seule thermodynamique, l’Essai Sur la Raison de Tout (Mignerot, 2014), (deuxième version, noté ESRTV), propose une justification à l’existence et à l’évolution de l’Univers non pas construite sur la dissipation de l’énergie mais sur la complexification du lien. Cette proposition permet d’envisager une cause initiale, ce que ne permettent pas les modèles physiques d’aujourd’hui, hypothèse causale toutefois compatible avec ces modèles. L’annulation de la solitude, considérée comme une impossibilité absolue justifierait toute existence, toute liaison entre tout objet possible (ESRTV, parties 1 et 2).
D’ailleurs, nous, humains, en tant qu’objets singuliers, si nous sommes bien les enfants de la thermodynamique, nous n’héritons pas du langage de la physique, nous héritons du langage du lien. Personne ne s’exprime, personne n’écoute, personne ne travaille, joue, fait l’amour ou contemple les étoiles pour dissiper de l’énergie. En revanche tout le monde fait tout pour créer et entretenir des liens qui tiennent accrochés à l’autre, au plaisir, au monde. Si l’Univers n’est qu’une grande horloge, nous, les éphémères observateurs que nous sommes ne suivons pas sa cadence seulement comme de simples engrenages. Ce sont les envies, les émotions et les sentiments qui nous mènent. Tentons alors une relecture de la thermodynamique avec un autre vocabulaire moins spécifique et en acceptant qu’il soit possible d’estimer d’un « pourquoi ? ».
L’articulation serait simple : la seule motivation à l’existence, celle de l’Univers dans son entier autant que de chacun de ses éléments, y compris humains, serait l’établissement et le maintien du lien, quelle que soit la nature de ce lien. Cette dynamique serait inarrêtable, tout arrêt étant la disparition du lien, la fin de l’existence. Sans arrêt possible, la seule voie est la création perpétuelle de liens, soit une complexification de ces liens. L’impossible arrêt de la complexification implique une autre contrainte : la quête de stabilité. S’il ne faut jamais perdre le lien, ce sont les liens les plus stables au final qui seront les plus pérennes, les autres disparaîtront. La dissipation de l’énergie (la complexité) et l’entropie (la stabilité) se trouvent alors être des effets de la motivation à l’existence : la création de lien « consomme » du lien potentiel, l’équivalent de l’énergie en physique (dont la nature reste encore inconnue, voir Théorie de tout). La thermodynamique serait comprise dans un principe plus vaste et qui ferait sens, en tant qu’il y aurait une finalité : faire du lien, absolument.
Extraits d’Essai Sur la Raison de Tout
1.1.7 La solitude est impossible
Le non-lié est impossible, la solitude est impossible.
1.3.11 Principe d’Évolution
Le principe d’évolution est l’annulation de la solitude de l’Univers par éternelle complexification du lien entre tous les objets dont l’existence est possible.
2.4.18 Thermodynamique
Tout système de relation d’objets est contraint de constituer la plus grande complexité possible au regard de ses capacités à créer de la complexité. Toutefois, selon les contraintes de l’évolution, seules les configurations de relation d’objets les plus stables peuvent être conservées.
L’évolution choisit toujours les plus stables des solutions les plus complexes.
Rien de plus. Le principe de l’établissement et du maintien du lien suffit, et la tension existentielle pour tout objet est de devoir en permanence participer au projet global de liaison, autant pour exister lui que pour que l’altérité existe, tout en visant la stabilité des liens établis. Pour l’humain : travailler, se reposer. Jouer, contempler. Crier, chuchoter, alerter, rassurer, offenser, aimer. Une thermodynamique de l’action et de l’éprouvé. Être individuellement et collectivement une structure dissipative (lire l’article de La Recherche : La thermodynamique de la vie) par Ilya Prigogine) parfaitement opératoire, agir en tant que corps consommateur d’énergie (créateur de complexité), mais surtout en tant que corps émotionnel cherchant en l’autre, sous toutes ses formes, celles qui conviennent, la possibilité de partager un temps d’existence, un temps espéré fiable et stable.
Ne pas y parvenir ? Ne pas atteindre la stabilité ? Rester en suspens et devoir sans cesse fuir le lien insatisfaisant et rester en quête toujours du lien rassurant ?
Craindre la solitude, qui doit être absolument évitée parce que pour nous, l’absence de lien, c’est la mort ?
6.1.11 Angoisse et origine
L’angoisse, par manquement à la fonction de représentation, est ce qui exprime dans le corps vivant l’impossible solitude qui définit l’ordre de toute chose et justifie l’évolution universelle. L’absence de lien traitable par les fonctions cognitives entre les objets qui définissent un être humain le met face à l’absurdité universelle qui unifie toute chose : la solitude est impossible. La puissance de l’angoisse est un indice de ce que l’absence absolue de lien est une stricte impossibilité.
Comment pallions-nous cette grave angoisse, puisque manifestement, pour la plupart d’entre nous, nous ne sommes pas accablés et parvenons malgré tout à concevoir un monde agréable et à y vivre ? Comme tous les organismes depuis certainement les unicellulaires filtrant sélectivement les éléments qui traversent leur paroi ou ceux dotés d’un flagelle permettant la mobilité, nous exerçons notre emprise sur le monde, nous agissons sur lui afin de ne pas seulement le subir.
3.4.8 Emprise
La capacité pour un être vivant d’agir positivement sur les défaillances de la relation qui le définit autorise l’augmentation de ses performances adaptatives dans l’évolution.
6.1.12 Angoisse structurante
La lutte contre l’angoisse est l’orientation première du comportement de tout être humain, qui est contraint d’opérer l’emprise sur son environnement afin d’en extraire des représentations valides pour contrer l’absence de lien et ainsi construire une pensée du réel compatible avec son adaptation.
La thermodynamique n’est plus innocente. Elle agit en nous, elle nous fait agir. Nous opérons sur le monde et cela consomme de l’énergie, mais non sans que cela nous serve aussi : nous sommes rassérénés par notre action lorsque celle-ci nous récompense d’avoir renforcé nos liens existentiels, d’avoir servi la cause soutenue par notre communauté d’appartenance qui est celle, oui, de dissiper un maximum d’énergie, mais cela ne nous dit rien, bien moins en tout cas que la récompense d’avoir réussi à maintenir la cohérence du lien avec nos proches, nos partenaires, nos complices dans la lutte contre la solitude, nos complices dans l’exercice de l’emprise.
Combien de fois avons-nous avoué que la solitude nous pesait ? Ne l’avons pas chanté depuis toujours, clamé sur les scènes de théâtre et sublimé dans les poèmes ? La lutte contre la solitude est notre motivation à l’existence, la seule, celle que nous avons en commun avec des objets pourtant inertes mais qui font comme nous du lien, de plus en plus au fur et à mesure qu’ils sont plus complexes, et le principe de dissipation maximale se voit potentiellement confirmé et justifié par le principe de la liaison. Nous ne minaudons pas avec le monde seulement parce qu’il nous plaît d’en consommer les ressources. Nous le provoquons pour ce qu’il peut pallier la solitude première.
Plaisir et complexité
Le lien fait et satisfait l’objet, le non lien l’annule. L’humain satisfait pulsion et âme à établir et maintenir la liaison, il se navre et s’angoisse du délitement. Les principes de plaisir et de déplaisir trouveraient encadrement à leurs manifestations pour le corps et pour l’esprit. Les attracteurs comportementaux, ceux qui nous font nous lever le matin, choisir nos habits pour la prochaine soirée et préférer les plages ensoleillées au bitume des villes pourraient bien n’être que des guides vers l’optimisation, orientant nos choix non vers ce qui nous conviendrait idéalement, mais vers ce qui servirait la complexité, peut-être aveuglément, sans même s’inquiéter de notre avis. Et notre esprit docile nous rassurerait a posteriori de ce que ces choix seraient bien nôtres, quand ceux-ci ne feraient que suivre, en amont de nous-mêmes et sans grande délicatesse, l’implacable machinerie thermodynamique (Lire Synesthésie et probabilité conditionnelle, V. Mignerot, Editions SoLo, 2014).
Le plaisir et le déplaisir, premiers dans la conduite et impériaux devant le libre arbitre pourraient être simplement indexés à la dissipation d’énergie, plutôt et comme nous l’avons vu à la constitution et à l’enrichissement du lien. C’est alors toute la richesse, la versatilité de nos comportements et de nos émotions que nous pouvons raccrocher à la froide et rigide physique.
Irons-nous jusqu’à proposer que si nous ne comprenons pas certaines de nos irrationalités, de nos impulsions, de nos choix indisciplinés ou absurdes, souvent aussi notre impuissance à changer ce qui nous disconvient comme nous le souhaiterions, cela pourrait ne provenir que de ce que notre cerveau suit les injonctions et les intérêts existentiels d’un système dissipatif bio anthropotechnique bien plus puissant que n’importe quelle décision supposée volontaire ? Il est bien possible que les plus délicates réalisations techniques, les plus hauts degrés de la passion, les plus fines expressions artistiques, la joie de l’enfant et le souffle empressé de l’être aimé ne trouvent motivation que dans l’expression physico-chimique de nos corps soumis à une destinée supérieure, ce qui ne rend pour autant pas l’éprouvé ni moins saisissant, ni moins beau. Serions-nous d’ailleurs capables de ne pas honorer notre mission de simple structure dissipative qui serait de participer à l’optimisation de la consommation de toutes ressources disponibles pour le bénéfice de la complexité ? Aurions-nous même le désir de ne pas le faire ? Rien n’est moins sûr. Face à l’adversité écologique en particulier, s’il est encore possible de croire au libre arbitre et en la possibilité de « changer les choses » (les croyances seront toujours possibles, et même nécessaires), une analyse honnête de l’effet sur l’environnement des choix espérés libres pourrait indiquer qu’ils sont toujours régulés et que leur influence pour modifier positivement l’orientation du monde serait totalement nulle (lire La loi de la dichotomie à l’axe).
Être la complexité
Des ressources, un principe existentiel, celui du lien et de la complexité, l’humanité qui éprouve, pense, agit. Et parfois, l’abjection. L’horreur, l’ignominie.
La guerre.
Nous commémorons nos morts la main au cœur sans aucunement penser à la véritable raison des guerres, qui pourrait n’être que celle de la maîtrise ou de la spoliation de territoires et de ressources pour optimiser la circulation des flux au bénéfice du vainqueur et de la complexité de sa société. De la complexité de sa société. De son économie. De celle qui pourvoit au bien-être de ses citoyens, qui défend leurs intérêts en leur garantissant au mieux nourriture, accès au soin, défense contre une prochaine attaque d’un prochain ennemi, également toute satisfaction moins élémentaire : loisirs, repos… les meilleures conditions possibles pour exister, simplement. La guerre comme optimisation de la circulation des flux d’énergie et de matière vers ce vainqueur qui aura prouvé, chair et char en avant, qu’il serait au final la meilleure structure dissipative, celle qui pourvoira au mieux au renforcement des liens existentiels des individus qui la constituent (Lire L’avenir de l’humanité, la paix absolue ?). Tous et chacun, la plume ou l’arme à la main, décisionnaire ou acteur du pire, participant pleinement à l’enjeu de la construction du lien, du meilleur lien possible, parce que nous sommes toujours motivés à combattre pour défendre notre façon d’être en lien, notre culture de la relation à l’altérité (à la nature, aux Dieux…) étant évidemment considérée meilleure que celle de l’ennemi.
La guerre comme simple instrument de l’optimisation, dont l’aveuglement du mouvement entropique est dissimulé derrière divers prétextes moraux toujours factices et partiaux. Peu importe. Nous les aimions, les héros des tranchées, nous avons raison de les honorer et nous nous battrons demain encore pour nos familles.
Pour leur sécurité, pour leur santé, pour les valeurs défendues en commun ? Bien sûr, mais si cela est déjà acquis et pérenne pour certains vainqueurs et que la paix s’impose, que leur reste-t-il à développer ? Quelle serait la motivation d’une société dont les besoins essentiels, et plus encore, sont tous assouvis ? Comment établir le lien, comment exister mieux encore ? Quelle complexité ?
La tension reste. Si la stabilité est souhaitée par tous, la compétition est inarrêtable et le confort ne suffit pas, le risque étant qu’un autre devienne peu à peu plus puissant, en tout cas peu à peu capable de détourner à son avantage ces ressources qui lui permettront peut-être à son tour de devenir la meilleure structure dissipative, au détriment des vainqueurs précédents.
C’est la guerre économique. Nous nous encombrons de réflexions complexes sur la productivité de nos entreprises, sur les quantités de CO2 émises, sur la performance du management des salariés… mais les calculs mènent toujours au même résultat : le système économique est toujours aussi complexe qu’il peut l’être en fonction de sa capacité à être complexe. Nous produirons toujours un maximum de voitures en fonction de la capacité des industries à en produire et des marchés à les écouler. Et nous ne pouvons pas nous en empêcher !
Le verrouillage contemporain du moteur économique sur le paradigme de la croissance, alors même qu’il condamne structurellement tout avenir en garantissant l’épuisement des ressources semble pouvoir trouver explication par la tension existentielle de l’obligatoire établissement du lien avant d’atteindre la stabilité. Alors qu’autrefois, dans un monde ouvert, évoluant peu ou lentement, l’humanité a su maintenir des modèles économiques relativement pérennes, dans un monde globalisé, fermé sur lui-même et aux flux de ressources tendus à leur maximum la compétition pour l’existence condamne l’économie à l’emballement autodestructeur (lire Le syndrome de la reine rouge, François Roddier, Institut Momentum).
Notons que d’aucuns espèrent que les progrès technologiques parviennent à maintenir le niveau de vie des plus riches d’entre nous grâce à une augmentation telle de la performance de nos outils que ceux-ci parviendraient à s’extraire progressivement d’une trop grande dépendance aux ressources, ce qui permettrait de les économiser sur le long terme. Mais cette efficacité énergétique espérée salvatrice n’a jamais été constatée, et le paradoxe de Jevons pourrait trouver sens grâce à la lecture par le lien que nous opérons ici (Paradoxe de Jevons: malgré les améliorations technologiques qui augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer).
Pour une société pleine de bonnes intentions, ralentir volontairement la circulation des flux serait immédiatement laisser libres des potentialités de développement – des potentialités d’existence, des liens potentiels – pour une autre société qui risquerait alors de se les octroyer afin de progresser dans la compétition et obliger la première à reculer dans l’avancée globale vers la complexité. L’optimisation technologique subit ainsi une sélection drastique : les seuls produits « verts » ou consommant moins de ressources qui puissent être développés et vendus sont ceux qui, parce qu’ils satisfont mieux les demandes des consommateurs en bonne conscience écologique, ou parce qu’ils sont plus économiques, peuvent se vendre suffisamment plus que les produits moins performants pour ne jamais atteindre à la quantité d’énergie globalement consommée, dissipée par le système.
L’effet rebond, qui montre que toute optimisation technologique qui pourrait rendre l’industrie plus propre est contrebalancée par un surcroît de consommation, n’est pas un effet indésirable sur lequel il serait possible d’avoir de l’influence. Il est structurel, il est la conséquence directe du fait que les systèmes sont contraints d’être toujours aussi complexes que possible en fonction de leur capacité à être complexes, sans quoi ils sont simplement en défaut voire éliminés dans la compétition pour l’existence.
Le découplage entre le développement technologique et la consommation de ressources n’est pas possible, nous le comprenons en rapprochant thermodynamique et compétition existentielle. Tout autre questionnement sur la protection de l’environnement est résolu de la même façon, rien de ce qui remettrait en cause la complexité ne peut advenir car si la stabilité est bien le but à atteindre, elle n’est possible que lorsque dans la compétition toutes les solutions complexes sont épuisées, sans quoi, évidemment, la stabilité pourrait être contrariée à tout moment. Toute économie qui organiserait une décroissance volontaire sans avoir consommé d’abord tout ce qui lui est accessible risquerait la décroissance forcée par une autre qui profiterait des potentiels laissés libres.Le modèle économique compétitionnel ne peut que continuer jusqu’à ce que la décroissance soit provoquée par ce qui dépasse toute forme d’économie : les forces de la nature.
Globalement, tout espoir de moduler l’économie ou les modalités de gouvernance pour éventuellement modifier favorablement le cours de notre évolution est spéculatif et construit sur une appréciation partielle du réel : ceux qui promeuvent la réduction volontaire de la consommation de ressources ou d’énergie oublient que cela atteindrait directement à tout ou partie d’une communauté humaine qui est demandeuse de ces ressources pour défendre sa propre existence. Les modèles optimistes ou même simplement volontaristes ne fonctionnent que dans leur communication, parce que dans le réel la morale (empêcher intentionnellement des humains d’exister pleinement ?) autant que l’équilibre des forces empêchent strictement une régulation bénéfique sur le long terme (lire Ecologie et totalité). Le verrouillage socio-technique n’a aucune nature intentionnelle, la seule compétition existentielle l’explique et les bonnes intentions ne réfutent pas la thermodynamique.
Mais l’analyse reste froide. Cette lecture mécaniste de la complexité dit trop peu encore du sentiment, de l’expression intérieure, subjective du général qui prend la décision d’envoyer ses troupes vers le front, de ce grand patron qui lance ce fameux nouveau produit révolutionnaire qui va sauver la planète, du consommateur qui va acheter ce produit et qui, en toute sincérité, aura l’impression d’avoir fait une bonne action.
Nous n’avons pas développé une économie du pétrole particulièrement polluante pour servir les intérêts des grandes compagnies pétrolières, ni pour créer aveuglément de la complexité ou parce que nos gesticulations énergivores confirmaient que nous étions de bons opérateurs de la mission entropique universelle. Nous avons désiré développer cette économie.
Nous nous sommes d’abord réjouis d’être plus nombreux à manger mieux. Nous avons été ensuite rassurés que nos enfants ne décèdent pas de maladies bénignes, que nous puissions vivre plus longtemps que nos aïeuls et nous avons investi comme mission morale d’ordre supérieur l’amélioration de la santé de l’humanité dans son ensemble. Nous avons été fiers des cités nouvelles que nous avons bâties, parfaitement et sincèrement heureux de conduire notre nouvelle voiture, d’offrir son nouveau jouet au petit dernier. Le développement des arts et de la culture sont pour nous les étendards de notre accomplissement : nous, humains, sommes différents, singuliers, rien de ce que nous opérons ne saurait provenir d’une autre motivation que celle de servir le projet intellectuel, moral et spirituel de l’humanité.
Et les formes de nos désirs sont aussi multiples que les plaisirs sincères que nous avons eus à nous élever grâce à la disponibilité des ressources en liens potentiels.
Qu’ont ressenti notamment les explorateurs, lorsqu’ils ont atteint les dernières terres ignorées, conquis les plus hostiles sommets, franchi la frontière de l’espace ? N’ont-ils pas chacun vécu un moment de grâce, d’orgueil honnête, non d’avoir gagné quelque chose, mais d’avoir ouvert une voie vers l’espérance ? Avaient-t-ils seulement vu ou compris auparavant qu’ils n’entraînaient pas avec eux que la noblesse de l’âme humaine, mais aussi son intéressement narcissique ? Les financements des missions d’exploration ne proviennent-ils pas souvent de ces mêmes qui vont ensuite exploiter industriellement ces territoires vierges autrefois ?
La découverte de l’inconnu – y compris le recensement des espèces vivantes, qui n’ont que faire en vérité que nous leur donnions des noms – reste la manifestation d’une bienveillance humaniste, il s’agit bien et encore d’informer l’humanité de ce que la complexité qui l’entoure lui est potentiellement accessible, qu’elle peut avec elle tisser un lien à sa façon, s’en enrichir, s’en émerveiller perpétuellement. Toujours lier, muer l’inconnu en intelligence. Et qu’importe si l’intelligence qui perdure ne le peut que par l’emprise et que de la beauté naturelle du monde nous en faisons systématiquement l’instrument de la beauté artificielle telle que nous l’attendons. C’est bien l’angoisse qui a motivé l’explorateur, l’angoisse inhérente à l’absence de lien : que nous dit l’ailleurs, que nous dit cet insu de l’environnement ? N’est-il pas hostile ? Ou s’il est bienveillant peut-il nous aider à pallier notre crainte de ne jamais être assez sûrs de la qualité de notre inscription existentielle dans le monde ? Saurons-nous maîtriser l’inconnu ?
L’explorateur est un instrument de la thermodynamique et après le désir de l’exploration, le bonheur qu’il ressent à la victoire n’est que l’expression d’une demande globale qui ne lui appartient pas, il aura participé à la maximisation de la dissipation de l’énergie en augmentant la quantité d’information circulant dans le système bio-anthropo-technique qui le glorifie désormais pour sa découverte.
La quête du savoir et du beau sont aussi des espoirs d’apaisement, de stabilisation de la relation. La tension existentielle motive à toute conquête : tenter d’atteindre la complexité, quelle qu’elle soit, pour s’assurer ensuite de la stabilité des liens dans la compétition. Dans l’ensemble la complexité physique du projet économique, social, culturel, l’utopie qui nous attache à ce projet en tant que nous attendons de lui à la fois qu’il soit performant et rassurant dans le lien pourrait effectivement trouver médiation à travers nos désirs, nos passions.
Les tableaux des plus grands peintres, les musiques les plus envoûtantes, les romans les plus bouleversants, tout ce qui nous « touche du dedans », sans un mot et qui abolit la présence à soi au profit parfois de l’envoûtement hypnotique n’est-il pas aussi ce qui unit les cœurs et les corps ? L’icône de la passion picturale ne motive-t-elle pas le monde entier à voyager pour elle ? Le sourire ambivalent de Mona Lisa n’est-il pas investi par une communauté humaine exceptionnellement réunie non cette fois autour de valeurs mais autour d’un absolu, d’un attracteur aussi incompréhensible que sublime ? Léonard de Vinci a peint l’amour. Celui qu’il avait pour le modèle, sans doute, mais celui surtout qui s’est transmis au-delà de l’atelier, pour plusieurs siècles, à des millions d’humains. Ce portrait, dont la valeur est au-delà de toute possible estimation est aussi un objet économique. Et si la Joconde est emblématique, c’est tout l’art qui se joue dans la tentative de toucher directement au cœur pour exalter le geste d’emprise, le geste de transformation du monde. Nous sommes en demande du détachement de la nécessaire et finalement oppressante maîtrise au bénéfice du transport de l’âme. Nous portons lourd la relation à l’autre, à la terre, aux ressources, nous savons, notre corps sait que rien de ce que nous opérons n’est sans impact. Notre demande envers l’artiste n’est pas sans attendre aussi quelqu’absolution, au moins de nous tenir un instant au-delà de nous, de nous affranchir de nous, des effets de ce que nous sommes. L’offre, la demande, l’économie de l’art et de la culture se jouent dans un motif de complexification. Les œuvres les plus chères ou les plus populaires – celles qui ont le plus de valeur pour l’existence – sont possiblement celles qui participent le mieux à la motivation humaine d’agir sur le monde, en sublimant l’agir. L’œuvre d’art en devient l’horizon de tout projet pour une communauté. Si la guerre est motivée par l’optimisation de la circulation des flux, chaque guerre a visé d’abord en l’autre combattu non de détruire son art mais de se l’approprier, de lui voler (lire Isis profits from destruction of antiquities by selling relics to dealers, The Independant). L’artiste est un acteur politique, même s’il s’en défend. Sa communauté d’appartenance ne s’appropriera son œuvre que si elle participe à la mise en valeur de l’utopie, toujours celle de défendre la relation et de la valoriser au nom de sa performance. L’artiste fait du lien, de la complexité, l’artiste est un dissipateur d’énergie.
Les cars de touristes à l’entrée du Louvre, les millions de CD de musique classique gravés et distribués de par le monde et la foule de fans à l’entrée du dernier festival de Rock Indus’, c’est de la thermodynamique. La guitare électrique n’est-elle pas le plus court chemin entre l’extase et la centrale thermonucléaire ?
Nous pouvons décliner à l’infini la lecture thermodynamique de l’émotion et, en général, de la motivation à vivre. Tout emballement du corps et de l’esprit n’aurait pour objectif que de créer et maintenir le lien, ce processus s’opérant toujours dans son optimisation afin d’apaiser l’angoisse, de fuir la solitude.
L’ingénieur qui a découvert comment concevoir des moteurs plus performants y a pris un authentique et sincère plaisir. C’est même la quête de la satisfaction intérieure qui l’a poussé à optimiser l’agencement et la mobilité des pistons et des soupapes. Il n’y a aucune rancœur à avoir contre lui. Si nous en avions eu les compétences, à l’époque où (quasiment) personne ne se doutait des risques liés au développement des moteurs thermiques, nous l’aurions aidé dans son travail, nous l’avons fait d’ailleurs en achetant des véhicules toujours plus performants et en y prenant, nous aussi, à chaque fois un plus grand plaisir. Le moteur thermique fait du lien, nous avons tous investi son développement pour ce que son utilisation palliait une part de notre angoisse existentielle en facilitant nos déplacements vers les différentes altérités qui nous définissent et nous complètent.
Si nos champions sportifs sont si vaillants et si nous les admirons pour leurs exploits, ça n’est pas tant parce que nous voyons en eux des joules se dégrader, mais parce que nous saluons leur maîtrise de l’emprise, cette emprise qui est notre seul accès à ces ressources dont nous avons tant besoin. Et nous les accompagnons, nos sportifs, nous sommes fiers d’eux, nous nous identifions à eux, et tous ensemble, ces héros de l’effort et nous-mêmes, peut-être moins vaillants mais ô combien fascinés, nous faisons lien, nous faisons corps. Alliés, nous voyons notre communauté renforcée, plus solide, plus fière, plus motivée pour travailler, en attendant avec fébrilité les prochains Jeux Olympiques ou la prochaine coupe du Monde, qui viendront peut-être attester de notre capacité à rester forts, solidaires, liés par notre mainmise commune sur le réel pour qu’il ne nous échappe pas et ne brise pas nos liens, tant symboliques que concrets.
Nos ordinateurs, smartphones, tablettes, ne sont pas pour nous les nœuds d’un grand réseau de circulation d’information qui constitueraient des points de circulation de data. Ils sont des interfaces que nous avons désirées – ou qui nous ont domestiqués – pour ce qu’elles nous permettent de faire mieux encore ce que nous avons toujours apprécié faire (et que nous héritons de nos ancêtres animaux) : exercer un ascendant sur le monde en nous le rendant disponible et supposément avili tout en le tenant à distance, l’interface nous protégeant physiquement de l’éventuel désaccord de ce monde quant à ce que nous lui demandons d’exécuter. L’autre, grâce à nos outils de communication, est toujours l’autre que nous aimons (notre famille, nos amis, nos relations professionnelles…), mais l’interface nous protège de nos erreurs respectives dans l’établissement et le maintien du lien.
Le territoire numérique, dans son ensemble, peut être vu comme une extension du territoire où notre éprouvé se déploie naturellement, développé pour son principal avantage : il éloigne l’autre sur lequel on agit, rendant moins risqué l’exercice de l’emprise. Ses principaux défauts étant la dépendance, si en effet nous sommes domestiqués, et le potentiel limité : l’énergie, les ressources nécessaires au maintien des réseaux de communication vont manquer. Les frontières des territoires numériques seront moins fiables et moins pérennes que les remparts médiévaux.
L’écriture de ce texte participe aussi au processus dissipatif. Il y a bien intention d’alimenter le système en informations afin d’inscrire une démarche dans un contexte de relation qui pourrait valider ce qu’est son auteur en tant qu’humain participant au processus, auteur d’autant moins craintif de la perte du lien que son texte trouverait écho et validité. La critique des propositions faites participerait aussi à la complexification, de même que leur rejet, auquel cas l’auteur serait d’ailleurs motivé à perfectionner son travail pour rester au mieux acteur de la complexité. Il s’agirait bien toujours, dans la compétition et pour entretenir l’homéostasie émotionnelle de l’auteur et du lecteur, d’optimiser la circulation des informations (le flux énergétique) en ne sélectionnant que les meilleures, les plus performantes pour maintenir ensemble le système parfaitement tendu entre la complexité et la stabilité.
Tenter de s’opposer au processus le renforce donc également. Ce que nous désirons le plus au monde, empêcher l’entropie, la perte de complexité, le délitement des informations définissantes soit la fin du monde humain à terme, cela tout autant semble régulé de l’extérieur, et nos désirs dans la compétition nous entraîneraient tous contre notre gré dans le piège de l’existence.
Sauver le monde ?
Nous sommes angoissés de notre découverte, si tardive, qu’un développement infini dans un monde fini ne soit pas possible. Nous sommes angoissés parce que le réel montre la fin de la potentialité de liaison, réexposant le risque de la solitude absolue, le risque de la mort. Et nous essayons de comprendre, mesurer, modifier nos comportements, ce qui produit aussi de l’information et de la complexité, qui participe autant que toute autre activité à la dissipation de l’énergie, à l’exploitation des ressources.
Effectuer de la recherche fondamentale, parfaitement théorique, qui paraît aussi gratuite pour la nature qu’elle nécessite l’abnégation du chercheur, c’est encore complexifier le système. C’est exercer une emprise sur le réel, sur l’information qui le constitue, qui n’en est pas extraite sans effet sur lui. Concevoir de nouveaux cadres théorique, de nouveaux modèles plus performants, c’est participer à l’enrichissement des motifs de composition du lien. Ça n’est pas réduire ni l’activité ni l’impact de l’humanité.
Ne nous trompons pas. Nous ne parlons pas d’écologie pour tenter de sauver quoi que ce soit. Nous nous accrochons aux informations qui nous proviennent du monde et qui nous disent que les potentialités de lien vont se réduire. Nous avons entropisé la biosphère, elle ne peut plus assumer notre complexification, pour autant nous devons traiter les données disponibles, en subalternes structures dissipatives que nous sommes. Même si notre intention est juste, les informations passent malgré tout par des cerveaux d’autant plus intelligents qu’ils sont bien nourris, cultivés, appartenant à des sociétés riches et destructrices, utilisant des outils de communication d’autant plus performants qu’ils consomment pétrole et charbon. Produire du contenu, quelles que soient sa forme et sa qualité, sur le risque écologique participe au risque écologique, le simple fait de considérer l’information que la fin est potentiellement proche participe au processus dissipatif qui fait approcher la fin. La culture de l’écologie est un évènement de l’histoire mais elle n’en change pas les règles, et ses acteurs y trouvent bénéfice : celui de la noblesse d’âme d’avoir expertisé le pire, d’avoir prévenu l’humanité, quitte à endosser le rôle d’inaudible Cassandre, mais toujours, toujours pour conserver le lien, malmené par la prise de conscience mais possible encore et récompensé par la gloriole d’avoir dit la vérité… c’est peut-être d’ailleurs aujourd’hui la seule et dernière façon de se lier au monde de façon honnête : dire la vérité.
Pour « sauver la planète », nous devrions (nous aurions dû), retrouver et maintenir un niveau de vie au plus proche de celui des chasseurs cueilleurs que nous étions autrefois. Mais qui saurait réduire son niveau de vie et ses potentialités d’existence au cœur d’une société globale qui, elle, ne modifie en rien sa trajectoire ? Que signifierait aujourd’hui être un chasseur cueilleur – ou même un permaculteur – sans autre revenu vivrier que celui du labeur puisque le commerce avec le monde moderne et polluant serait proscrit, au cœur d’un réseau de mégapoles qui taillade d’autoroutes une campagne percluse de monoculture ?
Il y aura toujours des plus motivés que d’autres pour clamer qu’il faut « changer les choses » et être persuadés que les choses changeront. Cela se dit beaucoup en ce moment, de plus en plus, à tous les niveaux de la société. Cela se disait déjà il y a cinq ans. Il y a vingt ans, trente ans aussi, Dennis Meadows l’a demandé au monde dès 1972 et quand Jean-Baptiste de Lamarck le souhaitait dès 1820. Mais rien n’a jamais changé. Nos discours n’ont potentiellement rien à voir avec la réalité et ce texte, comme l’Essai Sur La Raison de Tout, participeront éventuellement à comprendre pourquoi. L’espoir n’est pas une ouverture vers des possibles salvateurs, il est le catalyseur de possibles inéluctablement destructeurs (lire : L’espoir, ce nouvel obscurantisme).
Le postulat que l’humanité soit capable de décision rationnelle devant la problématique environnementale n’a jamais été démontré et il faut se garder de lui faire confiance. Si notre passion à demander le changement n’est pas récompensée c’est peut-être parce que la motivation de nos passions n’est pas de nous sauver mais de valoriser notre existence, immanquablement consommatrice de liens potentiels, dont la disponibilité est indubitablement limitée. Lâcher prise volontairement serait bien plus angoissant qu’attendre que des éléments extérieurs nous y contraignent, et face au risque d’être exclus du système, que nous sommes pourtant si nombreux à blâmer exclusivement pour une responsabilité que nous partageons pourtant tous, il semble bien que nous ayons simplement tous « beaucoup moins peur de mourir que de ne pas exister. » (Le piège de l’existence, page 63).
Renoncer ?
Bien que je me soumette intellectuellement aux implacables lois de la thermodynamique, aux lois de l’évolution et que je sois convaincu que toute activité et pensée humaine est exactement et parfaitement déterminée par ces lois, je ne me résous pas, ni ne parviens de toute façon à m’affranchir de mes sentiments, de mes émotions.
L’acceptation de la soumission à des lois supérieures n’est par ailleurs en rien l’abandon pusillanime de toute ligne de conduite. C’est au contraire retrouver dans la Loi l’ordre naturel des choses, la place, la légitimité de chaque chose. C’est accepter que si le combat est vain devant l’entropie, il est noble pour la complexité, pour la richesse, pour la beauté. C’est lire, relire dans les règles de la communauté qu’il en est de plus honorables que d’autres et que si la dichotomie à l’axe implique de ne jamais pouvoir atteindre la réalisation complète des projets moraux les plus louables cela n’interdit pas, restaure peut-être même la possibilité de l’honnêteté, de la dignité.
L’admission d’un absolu solide, parfaitement ordonné, non théologique mais qui comprend et légitime la foi (lire Essai Sur la Raison de Tout, chapitre 8 : Métaphysique et illusions) s’oppose au délitement contemporain des valeurs, au confusionnisme conceptuel et politique, à la médiocrité intellectuelle et culturelle. Nous ne construirons jamais le monde parfait que nous désirons, c’est ce qui est écrit, mais le combat reste juste. La fatalité rend la morale insipide pour le monde mais ne l’abolit pas pour l’individu, pas pour l’humain, pas pour l’humanité. Les forces du bien et les forces du mal s’opposeront toujours autour d’un imperturbable projet universel qui n’a que faire du bien et du mal. Pour autant, mon choix est fait et je choisis des possibles qui restent ceux qui procureront quelque fierté. Si, en particulier et comme je le pense, expliquer notre incapacité constatée à nous sauver de l’écueil écologique est la voie vers notre vérité, participer à cette ambition ne sera pas un déshonneur.
Aucun renoncement, au contraire même, l’acceptation de ce que nous sommes* et l’adaptation au définitif déclin sont les plus grands défis qui se présenteront jamais.
Conclusion
À l’instant où vous lisez ces lignes votre cerveau opère des calculs probabilistes à partir des informations qu’il engrange et estime de la meilleure réponse à avoir quant à l’intégration de ces informations dans le contexte des savoirs relatifs au sujet traité : ces apports seront-ils pertinents pour que vous, lecteur, vous puissiez vous en servir pour renforcer vos propres liens existentiels en intégrant les propositions dans votre pensée, quitte à les contredire ? Ce texte n’apporte-t-il rien, auquel cas vous passerez à autre chose ? Dans tous les cas il est possible que votre réponse reste soumise à cette tension qui pourrait guider nos comportements : elle s’orientera vers le résultat optimal, entre la complexité améliorant votre attachement au monde et la stabilité assurant que la réponse que vous aurez soit pérenne. Cetteréponsesera, compte tenu de tous les éléments du contexte actuel, optimale au regard de la possibilité que vous avez d’émettre une réponse. Si vous soupçonniez ce texte de pouvoir un jour vous procurer un quelconque avantage existentiel, vous ne sauriez à terme le laisser échapper, parce que vous êtes en compétition avec d’autres humains intéressés eux aussi à comprendre le grand engencement du monde.
Si nous étudions le réel par la physique, grâce aux apports du principe de « maximisation de la dissipation de l’énergie », nous pouvons comprendre qu’il est possiblement parfaitement déterminé, y compris pour vous à cet instant. Cependant la seule orientation dissipatrice à la destinée de toute chose et de nous-mêmes pourrait laisser émerger du déterminisme simplement énergétique un absurde si imposant qu’il nous démunirait de notre identité et de notre singularité. Nous ne sommes pas que des structures dissipatives, nous sommes des êtres qui éprouvent, aiment, détestent, qui ont des envies et pas seulement des besoins !
La thermodynamique ne suffit pas et nous devons comprendre le monde en termes de lien à l’altérité, comme votre réponse après la lecture de ce texte sera toujours fonction de ce que pourra penser un autre, lui aussi doté de sentiments, auquel vous êtes lié. La lecture de l’ordonnancement du réel sous l’angle du lien ne fait d’ailleurs pas que donner un sens à la vie, elle donne un sens à nos doutes, à nos erreurs, à notre imperfection. Nous sommes imparfaits à nos yeux parce que ce que nous faisons ne nous est pas dédié. Mais si nous sommes au service de l’aveugle complexité, c’est bien notre cœur, vaillant dans la lutte contre la solitude affective, morale, intellectuelle et matérielle, qui nous engage au risque de l’emprise.
Nous dissipons toujours un maximum d’énergie en fonction de nos capacités à la dissiper. Nous tissons toujours un maximum de liens en fonction de notre capacité à tisser du lien. Notre façon d’opérer et d’aimer la vie est aussi celle qui nous condamne, puisque ni l’énergie ni les liens potentiels ne sont disponibles à l’infini. Ne soyons ni naïfs ni amers, si nous n’avons pas voulu nous détruire évidemment, nous avons aimé faire des choix destructeurs. Cette parfaite entente entre nos désirs et le possible, bien qu’entremis de conflictualité est sans doute l’unique finalité de toutes nos actions et la totalité de nos espérances.
Dans le contexte de crise et de déclin à venir, contexte qui tend à tout fragiliser et tout niveler vers le bas nous pouvons malgré tout nous réconcilier avec la versatilité de nos sentiments, nous pouvons nous élever. Nos émotions nous ont trompés, nous sommes tombés dans le piège de l’existence. Mais si nous considérons cela comme un échec nous subirons la double peine d’être finalement impuissants et de n’avoir rien choisi, nous risquons l’aigreur et le ressentiment. Si nous considérons cela comme ce qui nous tient viscéralement attachés à la vie, parfois même contre notre gré, nous pourrons continuer à regarder haut devant, quelles que soient les conditions de notre devenir, quelle que soit la souffrance engendrée par la fin des possibles, et nous savons qu’elle pourra être terrible.
Désormais qu’un accord est envisageable avec la fatalité, envisageons une plus grande sérénité. La plénitude est à notre portée.
« Alors, tu vois.
– Non, mais le beau, dit Bobi, c’est qu’on ait envie de chanter. Voilà le beau. Qu’est-ce que vous en dites ?
Il les regarda les uns et les autres, un coup pour chacun. Il vit qu’en effet ils trouvaient que voilà le beau. Il vit aussi que subitement ils eurent un peu peur et qu’ils regardèrent le plateau, la terre, le monde. Tout était bien toujours pareil mais il y avait un beau champ gras, bourré de narcisses toutes fleuries et un autre champ avec des pervenches ; l’air était si épais de ce parfum, le matin en était tout sucré et le visage ordinaire de la terre était tout bouleversé par cette soudaine beauté. Loin derrière, les champs grisâtres et la ligne fermée de l’horizon. »
Jean Giono
Que ma joie demeure
Que la joie demeure. (Giono, 1973, p. 161)
(extraits d’Essai Sur la Raison de Tout) *
9.1.8 Ce que nous sommes
Comme toute interaction entre tout objet, les relations humaines obligent à l’échange des informations concernant la localisation spatio-temporelle de chaque individu, la définition de leurs propriétés mises en œuvre ainsi que la variation de leur état durant cette interaction.
Singulièrement, quels qu’ils soient, quelle que soit leur histoire, leur culture et leurs capacités, et ce depuis que l’humanité existe :
Lors d’une relation de solidarité, les humains attestent de leur filiation, de l’actualité de leurs liens et de la continuité de leurs capacités à exister selon le principe d’humanité (ci-dessous), ils tentent de maintenir en l’état ou de renforcer leurs capacités communes d’exercice de l’emprise et attestent de leurs compétences dans le rejet sur l’autre ou le déni des effets négatifs de cette emprise.
Lors d’une relation de rivalité, les humains confrontent leurs capacités dans la revendication de leur différence et de leur meilleure performance.
Il n’est pas d’autre type d’interaction entre les humains, et c’est la lutte contre l’angoisse de la solitude qui toujours les motive.
4.3.16 Principe d’humanité
Le principe d’humanité est la complexification du lien par reproduction et sélection des êtres humains les plus performants dans la transformation active de l’environnement pour le bénéfice humain ainsi que dans la capacité à rejeter les effets destructeurs de cette transformation.
Bibliographie
– Giono, Jean, Que ma joie demeure, Paris, Le livre de poche, 1973, 413 p.
– Mignerot, Vincent, Essai Sur la Raison de Tout, SoLo, 2014, 252 p.
– Prigogine, Ilya, La fin des certitudes, Temps, chaos et les lois de la nature, Paris, Odile Jacob, 1996, 120 p.
– Roddier, François, Thermodynamique de l’évolution, Un essai de thermobiosociologie, Paris, Parole, 2012, 284 p.