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Art et sciences cognitives - nouvelles perspectives (partie 1) Ce que les sciences cognitives apportent à l'esthétique: l'état de l'art

Pour les fondateurs de l’esthétique cognitive, les comportements esthétiques ont révélé dès le départ la réunion savante des sciences cognitives et des connaissances en matière d’art. Gibson1 a associé les pratiques de l’art à la perception et à la représentation mentale de l’espace environnemental, Arnheim2 les a rattachées aux fonctions supérieures de la production du sens de l’objet culturel et de la construction de son axiologie. Le but partagé de ces deux démarches a été de sortir les études de l’art de la scientificité « molle » et de leur donner des assises solides, sans tomber dans les travers du scientisme positiviste. L’apparition des sciences cognitives au début des années 1960 a donné l’occasion de réaliser l’ancien projet de Wolfline3 et de Riegl4 d’accomplir ce périlleux exploit épistémologique : la sphère la plus subjective et individuelle de tous les comportements humains a pu être appréhendée dans la même visée que l’inscription écologique du sujet humain en général. 

Depuis les travaux inspirés par l‘école dite « sciences de l’art » de Francès5, les recherches en esthétique cognitive explorent, en théorie et de façon empirique, deux positions complémentaires : soit on recherche un hypothétique mode de perception spécifiquement esthétique, – position centrée sur le sujet perceptif et sur ses capacités, soit on postule l’existence d’un « cerveau esthétique », d’un centre « résonateur » pouvant réagir aux stimuli sensoriels provenant du contact avec les œuvres d’art et capable de traiter cette information afin d’en extraire le sens particulier et propre à tous les artefacts culturels, – position centrée sur l’objet esthétique et sur ses attraits.

Plusieurs neurophysiologistes et plusieurs esthéticiens dotés d’outils des sciences cognitives ont abordé l’acuité sensorielle de certains artistes, ou parfois même les carences physiologiques retrouvées chez certains maîtres historiques qui en ont fait le cachet de leur unicité6. D’autres ont mis l’accent sur les habiletés cérébrales, notamment en analysant le processus de discrimination des intervalles musicaux chez les musiciens professionnels7. Enfin, une longue tradition objectaliste s’est installée indépendamment des autres avec le but de mettre en évidence le statut unique des œuvres recelant les caractéristiques phénoménologiques remarquables, telles « harmonies », « proportions », « topologies », tantôt « riches » tantôt « sobres » etc.

Ces résultats on fait l’objet d’une polémique dans les années 1990 sur la question de la « généricité » des activités esthétiques. Evidemment, à défaut de disposer d’un organe cérébral spécialisé et assimilable à une souche de cellules possédant les caractéristiques communes, les cogniticiens s’ingénient à trouver les réseaux fonctionnels impliquant plusieurs circonvolutions cérébrales collaborant ensemble dans certaines circonstances. Les pistes intéressantes sont aussi ouvertes par différentes polyvalences fonctionnelles ou par certaines catégories de neurones disséminées dans plusieurs sous-organes et pouvant jouer un rôle spécifique. Les neurones « miroirs » sont de ceux-là. Responsables de l’imitation et de la synchronisation kinesthésique, ils participent également dans les processus de l’empathie entrainant une chaine de réactions émotionnelles dont certains auteurs revendiquent le rôle dans la réception des couches narratives et argumentatives de l’œuvre d’art8.

Parallèlement, le behavioriste canadien Berlyne9 initie les recherches sur les états de l’éveil sensoriel (arousal) qui, couplés à la curiosité primale (curiosity) accompagneraient systématiquement tous les comportements esthétiques. Cette position pencherait évidemment vers la généricité voire l’innéité du facteur esthétique chez l’Humain.

Il y a 5 ans, les recherches et les polémiques en esthétique cognitive ont atteint le stade du débat, notamment sur le terrain francophone, de synthèses d’approches10 et de monographies des controverses11, qui sont élaborées par les philosophes et les théoriciens de l’art ayant pour dénominateur commun l’épistémologie de la naturalisation de l’art et de sa science.

Culture : l’hypothèse « médiale », les données expérimentales récentes et la ré-analogisation12

La prise en compte de quelques éléments factuels apparus dans le cadre plus large des études de la culture, réoriente l’esthétique cognitive vers les perspectives qui ne répondent plus aux exigences de l’objectivation cognitiviste du subjectif. Ni la spécificité ni la généricité de l’art ne sont non plus à prouver à l’aune des mutations épistémologiques que ces résultats ont provoqué   :

– L’hypothèse de la présence « médiale » de l’Humain dans sa niche écologique a permis d’assimiler l’art au domaine des médias, – les médias multi-sensoriels pré-langagiers, le média langagier et les techniques médiales post-langagières à dominante sensorielle (visuocentrés, audiocentrés et somatocentrés). L’art, pour exercer son ministère, au lieu de se servir de différents médias, est média lui-même, ou plutôt une sorte d’expérimentation médiale ayant pour but le prototypage créatif de nouveaux effets cérébraux de médias.

– Les récentes études de la culture humaine sur le fond de l’hypothétique (plus pour longtemps) culture animale13 ont permis aux neurosciences la ré-investiture de la vision darwinienne.

– Les avancées de l’archéologie des aires langagières permettent la formulation des hypothèses à la fois sur l’ancienneté du langage et sur la nature de la communication pré-langagière14.

– La découverte des caractéristiques du substrat neuronal implémentant les techniques scripturales a permis d’amorcer la maîtrise des mécanismes physiologiques propres aux médias post-langagiers15.

– L’hypothèse de l’externalisation du cerveau par la créativité culturelle a permis de comprendre le rôle stabilisant et enrichissant de la culture en tant que pression symbolique exercée sur la niche écologique16.

– Les hypothèses concernant la propagation sociale et la transmission trans-générationnelle épigénétique de la culture ont permis de sélectionner les nouveaux types de substrats neuronaux candidats à l’implémentation des fonctions médiales17.

– Les technologies des médias informatisés depuis la fin des années 1990 (la quasi-totalité des médias) accusent actuellement le tournant de la ré-analogisation de leur versant périphérique (capteurs et interfaces) qui correspond à la diversification naturelle des influx nerveux abreuvant les organes sensoriels et les centres de la cognition supérieure impliqués dans les opérations portant sur les symboles et les ontologies relationnelles18.

Ce que l’esthétique apportera aux sciences cognitives – l’état de l’artefact

Le problème à résoudre par les cogniticiens face à l’art n’est plus de comprendre comment les fonctions esthétiques sont incarnées dans les mécanismes neurophysiologiques. Les médias avec leur fer de lance artistique sont le moyen de contact avec le milieu. Ce contact s’exerce circulairement, au moyen du biofeedback d’une nature particulière. Le cerveau étant à l’origine des artefacts continue à les enrichir. La dynamique des artefacts stabilisant temporellement la représentation de l’environnement travaille de concours avec les états du cerveau et participe pleinement à l’édifice de tous les objets mentaux qui y prennent naissance. Les circuits cérébraux n’implémentent pas les « contenus » de la pensée culturelle, ce sont toutes les connexions synaptiques et leurs trains de décharge qui sont les contenus.

Ce constat jette une lumière intéressante sur la question de la « nouveauté ». Si la perception de l’environnement naturel est assurée par les routines neurales « ouvertes » sur l’événementialité, la perception de l’environnement saturé en artefacts demeure non seulement « ouverte » mais elle est de surcroît « pro-ouverte », c’est-à-dire les connexions synaptiques déléguées à la fonction de l’accueil des objets culturels sont des « montages ad-hoc19 ». Si on peut postuler l’existence d’un auto-monitoring des états cérébraux, le « sentiment » issu de la pratique active et passive de la créativité culturelle ressemblerait à la perception interne de l’expérience de la construction du monde mental chez l’Humain à la sortie de la période périnatale.

Les artefacts produits par l’effort du cerveau sont, dans leur temporalité et dans leur topologie perceptive et symbolique, bijectivement liés, diraient les mathématiciens, à la dynamique et à la topologie propres aux objets mentaux. La difficulté de raisonner dans le cadre de cette vision vient du fait que cette corrélation ne met pas face à face deux objets, – elle s’engage à mettre en miroir deux complexités… D’un côté se dresse l’infinie richesse du monde, d’un autre côté la redoutable complexité cérébrale, parachevée par le processus de l’hominisation, étant toujours évolutive.

Du point de vue strictement physiologique, les influx nerveux, pour prendre en charge le milieu environnant à partir des données sensorielles, se divisent en deux grosses catégories : ceux qui, prolongeant les périphéries du SNC, observent un homéomorphisme entre le champ sensoriel dont ils dépendent et l’aire corticale correspondante20, et ceux, proches du néocortex, qui fonctionnent par rapport au monde monitoré, externe et interne, sur le mode de dénotation et de connotation symboliques. Si jusqu’à présent la logique modale, prévalant dans la science occidentale, s’employait à comprendre les relations directes entre la sphère symbolique et le réel, le vrai problème de la neurophysiologie actuelle est plutôt de comprendre quelles sont les relations entre les deux classes d’influx nerveux, a-topiques et topiques. Le « réalisme cognitif » « squeeze » en quelques sorte le trésor de la dialectique conceptuelle remontant à l’Antiquité grecque et décentre le débat de la réalité du réel de l’axe « cerveau / réel » vers le terrain des mécanismes construits « écologiquement » au cours de l’Evolution sur l’axe « les organes de la perception / le cortex ». Cette nouvelle dialectique écologique dit en substance que l’extension artefactuelle du cerveau s’acquiert à force de la ré-investiture esthétique, au sens baumgartenien de science de la sensorialité, du cerveau.

La théorie du traitement cérébral « biofeedbackal » des afférences sensorielles, développée par Zeki21, donne un aperçu pertinent des processus neuro-culturels. Mais elle est peu convaincante au regard de la neuro-esthétique que ce chercheur, proche dans sa méthode de Changeux, prétend de fonder dans les années 1990. A notre connaissance, seules les analyses des variations picturales de Bacon sur le pape Innocent X par Velázquez, entreprises par Lestocart22 proposent les considérations cognitives débouchant sur la compréhension des processus du feedback bio-artefactuel. Le choix des variations sur une œuvre préexistante n’est pas un hasard, au contraire – c’est la seule voie permettant de savoir comment Bacon en s’appuyant sur un artefact a pu livrer l’expérience de l’émergence instable du sens symbolique à partir de l’enchaînement neuronal rétinotopique.

Pour comprendre la circularité qui s’engage entre le cerveau, les organes sensoriels et les artefacts culturels, il ne suffit pas de connaitre la manière dont cette circularité serait prise en charge par le cerveau. Au contraire, il faut comprendre la nature du substrat neuro-environnemental de l’art et des médias lui-même, sachant que l’environnement est caractérisé par un certain coefficient de saturation en artefacts. Cette « nature de l’artefact » est désormais le challenge épistémologique de l’esthétique cognitive et constitue l’amorce de l’apport décisif que des études de l’art et des médias apporteront aux sciences cognitives, un apport tellement spécifique qu’aucun autre type d’études cognitives ne saura s’y substituer.

Notes

[1] Gibson, James J., «The ecological approach to the visual perception of pictures», Leonardo, vol. 11, 1978, pp. 227-235,

[2] Arnheim, Rudolph, Art and Visual Perception: A Psychology of the Creative Eye, Berkeley, University of California Press, 1974, 518 p.

[3] Wölfflin, Heinrich, Prolegomena su einer Psychologie der Architektur, Berlin, 1886.

[4] Riegl, Alois, Die Entstehung der Barockkunst in Rom, Vienna, Anton Schroll, 1908.

[5] Francès, Robert, Psychologie de l’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

[6] Changeux, Jean-Pierre, La beauté dans le cerveau, Paris, Odile Jacob, 2016.

[7] Lemarquis, Pierre, Portrait du cerveau en artiste, Paris, Odile Jacob, 2012.

[8] Freedberg, David et Vittorio Gallese, «Motion, emotion and empathy in esthetic experience», Trends in Cognitive Sciences, vol. 11, 2007, p. 197–203.

[9] Berlyne, Daniel Ellis, et al., Conflict, Arousal and Curiosity, New York, Martino Fine Books, 1974,

[10] Couchot, Edmond, Nature de l’art : ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, Paris, Hermann, 2012.

[11] Morizot, Jacques (dir.), Naturaliser l’esthétique ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

[12] Ce chapitre résume la partie centrale de notre dernier ouvrage Sobieszczanski, Marcin, 2015, Les médias immersifs informatisés. Raisons cognitives de la ré-analogisation, Bern, Peter Lang.

[13] Bukovac, Zoe, Dorin, Alan, Finke, Valerie, & al., «Assessing the ecological significance of bee visual detection and colour discrimination on the evolution of flower colours», Evolutionary Ecology, août 2016,

[14] De Beaune, Sophie A., «L’émergence des capacités cognitives chez l’homme. : 1, Les premiers hominidés. 2, Les Néandertaliens, 3, Le processus de l’invention : approche cognitive», dans René Treuil, L’archéologie cognitive, Maison des Sciences de l’Homme, 2011, p.33-90.

[15] Roux, F.-E., Dufor, O., Giussani, C., & al. «Graphemic/Motor Frontal Area: Exner’s Area Revisited», Annals of Neurology, July 2009.

[16] Sobieszczanski, Marcin, op. cit.

[17] Jablonka, Eva, Marion Lamb, Epigenetic Inheritance and Evolution: The Lamarckian Dimension, Oxford, Oxford University Press, 1995.

Jablonka, Eva, Marion Lamb, Evolution in Four Dimensions – Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, Cambridge, MIT Press, 2005.

[18] Sobieszczanski, Marcin, op. cit.

[19] Dokic, Jérôme, «Situated representations and ad hoc concepts», in María José Frápolli (dir.), Saying, Meaning and Referring: Essays on François Recanati’s Philosophy of Language, Londres, Palgrave-Macmillan, 2007.

[20] Hoffart, Louis, J. Conrath, Frédéric Matonti, et al., «Étude en IRM fonctionnelle 3T de l’organisation rétinotopique du cortex visuel», Journal Français d’Ophtalmologie, vol. 30, n° 8, octobre 2007.

[21] Ishizu, Tomohiro, Semir Zeki, «A neurobiological enquiry into the origins of our experience of the sublime and beautiful», Frontiers in Human Neuroscience, 11 novembre 2014.

[22] Lestocart, Louis-José, L’expérience dynamique, Complexité, neurodynamique et esthétique, Paris, L’Harmattan, 2012.