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Entremêler corps et technologies: des vagues perceptives nouvelles

Dans son ouvrage Du mode d’existence des objets techniques (1958), Gilbert Simondon évoque une méconnaissance générale des objets techniques. Selon lui, notre culture valorise les objets esthétiques au détriment des objets techniques car ces derniers sont incompris et donc rejetés dans une sorte de xénophobie. Dès lors, la culture stimule un double rapport de mépris et de crainte :

« La culture comporte ainsi deux attitudes contradictoires envers les objets techniques : d’une part, elle les traite comme de purs assemblages de matière, dépourvus de vraie signification, et présentant seulement une utilité. D’autre part, elle suppose que ces objets sont aussi des robots et qu’ils sont animés d’intentions hostiles envers l’homme, ou représentent pour lui un permanent danger d’agression, d’insurrection. Jugeant bon de conserver le premier caractère, elle veut empêcher la manifestation du second et parle de mettre les machines au service de l’homme, croyant trouver dans la réduction en esclavage un moyen sûr d’empêcher toute rébellion » (Simondon, 2012, p. 11)

Il est bien question ici d’un rapport d’aliénation, comme si, craignant de se soumettre aux machines, l’être humain déciderait de les mettre à son service. Cette analyse soulève l’un des problèmes clefs de l’ère des nouvelles technologies intégrées aux arts performatifs et permet de comprendre des démarches radicales telles que celles de l’artiste australien Stelarc qui s’oriente vers un monde où le corps s’efface devant la puissance des cyborgs et cède à la tentation de l’hybridation homme-technologie. Nous pouvons malgré tout penser qu’il existe des alternatives à ce rapport binaire, à cette confrontation permanente. Mais le problème dépasse celui de l’aliénation et nous pousse à nous demander quels corps sont ceux de notre temps, quels corps nous désirons montrer. Les technologies parviennent-elles à nous faire sentir, ou percevoir, des corps sans les effacer, les déformer, les transformer ? 

C’est l’une des interrogations au cœur de la démarche de la chercheuse transdisciplinaire, conceptrice médiatique, danseuse et chorégraphe Isabelle Choinière dans sa performance Phase 5. Depuis 2005, elle a entamé des recherches sur le corps collectif physique et sonore. Dans une démarche très phénoménologique, elle désire trouver une harmonie dans le rapport entre corps performatif et technologies comme elle l’explique dans le texte paru dans le numéro d’Archée, en novembre 2016. Dans son travail, les technologies sont utilisées en vue de faire émerger un espace immersif qui favorise la perception du corps. Nous ne sommes plus dans une logique d’instrumentalisation ou d’aliénation mais plutôt à la rechercher d’autres manières d’exprimer le corps sous toutes ses formes – organiques et concrètes ou bien malléables, éphémères, insaisissables.

Nous verrons d’abord que sensualité et sensorialité sont convoquées dans cette performance qui rassemble cinq danseuses aux corps emmêlés, enchevêtrés, qui forment un organisme collectif mouvant et émouvant selonLouise Boisclair dans le Inter (hiver 2008). Entre chair, entrailles et respirations, Phase 5 nous donne à sentir l’intimité et l’intériorité d’un (ou des) corps.

Mais ce corps même a quelque chose d’épiphanique. Il apparaît et s’éteint, s’échappant sans cesse à notre définition. Nous l’apercevons clairement puis il s’évapore, flottant, impénétrable et inclassable.

Phase 5, Isabelle Choinière, Suyama Space, Seattle, Etats-Unis, Novembre 2016 – Photographie de Leïla Cassar

Face à ces corps nus qui s’éveillent et s’éteignent, bougent en se contaminant, le spectateur peut être légèrement désarçonné car dans Phase 5 la corporalité, le charnel, l’organique sont très présents sans pour autant que le corps soit clairement distinguable. Isabelle Choinière nous donne davantage à sentir qu’à voir. Défiant notre analyse cognitive qui cherche à reconstituer ce qui est disparate, elle nous plonge dans l’intimité d’une forme viscérale. Tout d’abord, les corps sont nus, mais pas exposés, pas réifiés. Ils s’entremêlent de manière à les rendre indistincts bien que leur nudité soit évidente. Comme l’explique Andréa Davidson dans le texte paru dans Archée en novembre 2016, cette déstabilisation du cognitif transforme ces corps nus en corps asexués : 

« In creating the conditions and a specific mediated environment for establishing an empathic sensory relationship of bodies-to-bodies, lsabelle Choinière develops strategies that both deflect the cognitive act seeking to identify a pure choreographic form or narrative mode, and temper, if not neutralize, the voyeuristic or eroticized gaze between subject and object. » (Davidson, 2016)

Dès lors, le spectateur entre dans la sphère de l’intime sans pour autant que cet intimité soit synonyme de sexualité. Il est simplement mis en contact avec une forme vivante inconnue et intriguante, qui lui rappelle son corps sans pour autant laisser place à l’identification. Le fait que les visages soient rarement reconnaissables ou observables contribue à brouiller les repères. Bien que le corps soit très présent, il ne s’agit plus d’anthropomorphisme. Pourtant, notre sentiment d’intimité n’en est pas moins redoublé car les spectateurs, en comité réduit, sont placés à proximité des performeuses. L’espace sonore immersif, sur lequel nous reviendrons par la suite, est conçu pour englober le public et, pour cela même, ce dernier doit se placer autour des performeuses, parfois à seulement 50 cm d’elles. Effectivement, comme dans certains spectacles de Claude Régy, à l’image de La Barque le soir (2012)1, re-présenté au Théâtre des Amandiers (Nanterre, France, le 10/03/2016), l’expérience ne peut fonctionner qu’avec un nombre restreint de personnes dans le public puisqu’il est nécessaire de se situer dans un périmètre favorisant l’effet d’immersion. La distance empêcherait cette rencontre quasiment charnelle avec cet être sans visage. 

La proximité sensible que nous éprouvons est également accrue par le fait qu’Isabelle Choinière cherche à nous faire éprouver la limite entre intérieur et extérieur. Si les sons et l’espace sont des données que nous percevons généralement comme produites de l’extérieur, Phase 5 nous rappelle qu’elles sont en constante communication avec notre organisme interne. Ainsi, elle a beaucoup travaillé sur les sons produits par la respiration, qui symbolise cet échange constant entre soi et le monde. Pour arriver à créer cet espace perceptif nouveau, elle a donc mis en place des stratégies d’apprentissage kinesthésique (conscience de la position et du mouvement) et somatique (perceptions corporelles) fonctionnant par paliers. Le corps doit apprendre progressivement à être à l’écoute des technologies, et plus précisément au feedback qu’elles lui permettent d’avoir, pour sortir d’un rapport utilitaire ou asservissant. Les danseuses développent un contact avec leur environnement – le corps collectif et la technologie immersive – fonctionnant par strates ou plutôt par calques qui se superposent les uns aux autres. La première étape, si elle semble évidente, demeure cruciale : il faut sentir son corps physique, faire circuler sa propre respiration, travailler sur son schéma corporel. C’est un travail d’abord tourné vers soi. Il faut ensuite s’ouvrir aux autres, toucher, éprouver, sentir la respiration d’un autre corps, celui le plus proche de soi. Ces premières étapes de travail sont ainsi décrites par l’une des performeuses de Phases 5, Eliza Harsson :

« In this rehearsal, we started off with breathing in a child like pose with our partners’ hands on the back. We were breathing in different parts of our back and switching places, experimenting our partners’ breathing. From there, we tried to find a position, so we could all be connected. In the first days it was very challenging because we couldn’t find a position for us to be in. Some of us had all the body’s weight on us, some of us had none of the body’s weight on us. And so, our experiences on the first days were very radically different experiences depending on where we were in the shape and on the sensations of weight and being in contact with bodies and all the emotionality that comes up.2 »

Ce témoignage sur la méthode utilisée par Isabelle Choinière nous montre à quel point le corps est exploré non pas en tant que corps humain, ni comme corps féminin, mais bien comme organisme éprouvant son environnement (espace, sons, technologies, contact avec d’autres corps…). 

Enfin, nous pouvons dire que dans cet espace immersif et sensoriel les rencontres se font sous le mode de connexions et de déconnexions souples et mouvantes.  La plongée dans cet univers sonore et technologique a quelque chose de très vivant, nous pouvons avoir l’impression que ce corps collectif fonctionne comme par pulsions, frissons, frictions, échos, éclats… Le contact se fait connexions, entrechocs, secousses électriques. Si nous avons parlé d’un organisme collectif, nous pouvons malgré tout effectuer un parallèle a priori paradoxal avec la théorie du corps sans organe proposée par Gilles Deleuze dans Francis Bacon : La Logique de la sensation(1981). Dans cet ouvrage, Deleuze s’inspire du travail d’Artaud (Le théâtre et son double, 1938) pour évoquer un corps qui trouve son existence dans une forme d’intensité, de rythme, de secousses et de spasmes hystériques. Le corps sans organe n’est pas un corps dépourvu d’organes mais un corps qui se comprend sur le plan des forces et de la sensation et non d’après une organisation stricte, propre à l’organisme (Deleuze, 2002, p. 48). Il s’agit d’une forme de vitalité extrême qui s’empare du corps. Les organes ne sont pas déterminés ou ne le sont que momentanément : leur fonction (bouche, estomac, anus etc.) n’apparaît qu’au moment où ils sont traversés par l’onde qui les secoue ; c’est ce que Deleuze nomme l’hystérie. L’hystérie se manifeste par des contractures et des paralysies qui répondent au passage – métaphorique et non médical – d’une onde nerveuse.

Les corps dans Phase 5 s’affectent ainsi comme en se contaminant les uns les autres. Nous sommes face à une boule d’énergie physique et pulsionnelle qui se contracte et se détend sans que nous parvenons à l’identifier. L’univers technologique est donc mis au service d’une exploration de la corporalité ou de l’organisme au sens large plus que du corps en lui-même, souvent associé à un individu en particulier. C’est pourquoi Isabelle Choinière favorise  cette reconnexion avec le viscéral, l’intime et l’interne.

Phase 5, Isabelle Choinière, Suyama Space, Seattle, Etats-Unis, Novembre 2016 – Photographie de Leïla Cassar

Ainsi, nous ne pouvons pas dire que Phase 5 se contente de nous faire éprouver cette corporalité. Choinière nous présente également ce que nous pourrions nommer des corps épiphaniques. Constamment mis en échec devant notre tentative de définition ou de compréhension – aussi bien sensible qu’intellectuelle – de cette forme corporelle et technologique, nous pouvons avoir la sensation que les corps s’échappent, s’évaporent, puis réapparaissent subitement clairs et limpides.

Cette sensation que nous avons est en partie liée à l’utilisation des technologies dans le traitement du son mais également au fait que ces dernières ne sont pas rendues visibles. Le micro que portent les danseuses, collé à leur nez, n’est gère apparent. Les fils et le capteur qui transmet le signal wifi sont également dissimulés dans le bandeau noir qui enveloppe les cheveux des performeuses. Les technologies sont ainsi utilisées pour donner accès à de nouvelles perceptions du corps mais ne sont pas le sujet même de la performance et, étant camouflées de la sorte, nous laissent face à nos sensations. Nous sommes en quelques sortes exclus du processus de transformation des sons pour n’en voir que le résultat, c’est-à-dire cette imbrication de corps de chair et de « corps sonores », notion qu’elle a inventée. 

Pour comprendre ce concept, il est intéressant d’analyser plus en détail la démarche qu’elle a mise en place. Tandis que les danseuses portent chacune un micro qui capte leur respiration et tous autres sons qu’elles produisent, cinq enceintes sont réparties dans la salle, une au-dessus d’elles, au centre du plafond, les quatre autres les encadrant. L’espace est délimité par le son projeté dans ces enceintes qui créent une sorte de dôme virtuel. Isabelle Choinière part ainsi du corps des danseuses, passe par la technologie, pour retourner aux perceptions tout en incluant une notion de l’espace très développée. Pour que ce processus soit fructueux, il est nécessaire de plonger les danseuses dans une phase d’insécurité, de perte de repère, de brouillard sensoriel. Bien qu’une trame soit tissée pour créer une évolution temporelle, la performance fonctionne principalement avec la recherche et l’improvisation sur des principes d’auto-organisation multi-sensoriels, tels que décrit par Glenna Batson, dans son article « L’éducation somatique dans le milieu de la danse » (publication originale en anglais en 2009) (Baston, 2010). Les danseuses doivent en permanence quitter le confort d’une chorégraphie stable, de mouvements et de sons orchestrés pour tenter de nouvelles expériences sonores et physiques. Cette idée classique de la chorégraphie est donc abandonnée au profit d’un schéma d’exploration plus libre impliquant le corps tant dans ses mouvements, que dans ses productions sonores, ou dans son implication émotive et psychologique. Il s’agit d’une conception interdisciplinaire, contemporaine et performative de la chorégraphie, qui implique également des domaines comme la neuroscience ou la physiologie.

Depuis 1994, avec son spectacle Communion, elle travaille à l’émergence de cet espace perturbateur en lien avec le son. Elle évoquait déjà son concept de « corps sonore », qu’elle a analysé avec Enrico Pitozzi à propos de La Démence des Anges, autre spectacle de la créatrice-chercheuse : « Ce corps sonore n’était pas un double, mais bien une nouvelle manifestation issue d’un apprentissage proprioceptif – donc fondé sur ses propres sens – amené par l’influence de la technologie comme élément de déstabilisation ».  Le but de sa démarche, véritable fil rouge du travail qu’elle mène, est bien de sortir de la répétition pour laisser des phénomènes inattendus se produire et mettre les sens en éveil. Avec l’émergence du corps sonore nous évoluons donc vers une appréhension du corps plus large que celle physique et anthropomorphique. Le corps devient corporéité, projection spatiale, mouvements ; sa présence est évanescente.

Détaillons un peu l’effet produit par ce corps médié par les technologies, par ce corps sonore, mouvant et insaisissable. Tout d’abord, il est conscientisé par les performeuses grâce à la répartition du son dans l’espace, car il s’agit bien de sons qu’elles produisent elles-mêmes en direct mais ces derniers dérivent, muent et se répandent dans l’espace. Le passage par l’interface technologique – spécialement créée pour cette recherche-création – permet ainsi d’envisager son corps autrement. Cette interface, composée de deux tablettes (I-Pad) et d’un programme permettant de sélectionner, séparer, grouper les sources de sons fonctionnent en wifi. Elle permet également une spatialisation du son pour donner la sensation qu’il part d’un endroit et arrive à un autre. Les sons peuvent également être amplifiés, diminués ou modifiés en direct. Ce passage du son produit sur scène par l’interface fait que le corps n’est plus seulement une enveloppe charnelle, matérielle, concrète, il est aussi ce qui emplit l’espace, ce qui peut se propager, ce qui peut se connecter avec d’autres êtres ou d’autres choses au-delà du contact physique, presque par vibrations. Les sens se décuplent dans ce rapport circulaire entre corps, espace, sons et technologies. Il n’y a plus de conflit mais une quête commune car les nouvelles technologies révèlent le virtuel. Elles mettent en avant le fait que la perception est ce point d’intersection infime et vaste à la fois entre soi et le monde, entre intérieur et extérieur, entre virtuel et réel qui sont alors intégrés l’un à l’autre. Cette expérience nous rappelle que notre rapport au monde peut être envisagé comme une multitude de zones intermédiaires, d’empiètements, d’échos. Cette méthode singulière est ainsi synthétisée selon ses propres termes dans Archée, novembre 2016 : 

 « Le corps sonore sur lequel je travaille est donc une émanation, une dilatation du corps réel qui en constitue une vibration à laquelle les performeuses se réfèrent sensoriellement pour composer la partition. J’insiste sur le fait que ce corps sonore n’est pas un double, mais bien une nouvelle manifestation du corps physique issue d’un apprentissage kinesthésique amené par l’influence de la technologie comme élément de déstabilisation extéroceptif. » (Choinière, 2013)

Cette épiphanie de la corporéité touche principalement les performeuses qui sont entraînées par Isabelle Choinière à définir différents seuils perceptifs. L’empathie qui apparaît au cours des exercices sur le placement et sur la respiration, que nous avons évoqués en début d’article,  ouvre les portes à une première vague d’intercorporéité, c’est-à-dire à la possibilité de se projeter dans un corps étranger, à créer des échos entre différents corps. La danseuse ne sent plus seulement son propre corps mais aussi celui de l’une de ses partenaires. Il n’est pas question pour autant de s’oublier mais plutôt d’être capable d’étendre les limites de sa perception, de la perception de son propre corps. Mais ce travail est poussé davantage pour englober tout le groupe, former un organisme collectif. Enfin, la dernière étape est celle de l’ouverture au corps médié, au corps transformé, voire révélé par les nouvelles technologies.

La danseuse Tahni Holt évoque même une véritable épaisseur de la performance du fait de cette multitude de calques sensoriels :

« The addition of the level of the stimulation of touch, the level of choreography, the level of the feedback of sounds that I’m receiving, it all creates a thickness that I haven’t experienced in other performances. It’s thicker because there are more stimulations happening at the same time. Being touch by myself on the floor, and by four other people, the reverb of sounds and the kind of movements that I’m suppose to make create this thickness.3 »

Cette épaisseur de la performance est liée à cette compréhension soudaine du corps qui ne se présente pas sous un seul jour mais sous une multitude de formes qui le rendent si mouvant. Tout le travail sur la spatialisation sonore permet donc de construire une zone déconnectée du monde quotidien et dans laquelle le corps peut se dilater, brouillant ainsi notre perception habituelle du corps. L’environnement produit par les sons qui unissent corps et technologies favorise cette ouverture perceptive. Le corps étendu dans l’espace, ce « moi médié » comme elle le nomme, ne va pas à l’encontre du corps de chair. On peut rappeler que la chair, selon Merleau-Ponty est un espace de rencontre et que dans ce contexte, il s’agit de la rencontre du corps réel, physique, avec le corps médié. Les deux se complètent puisqu’il s’agit pour les danseuses d’éprouver leur corps physique en même temps que leur corps dilaté dans l’espace, mêlé à celui des autres dans une perception plus vaste que celle quotidienne. 

Cette perte des repères quotidiens affecte également le public. Les spectateurs, placés très proches des danseuses, les entourent et sont eux aussi englobés par ce dôme virtuel et sonore. La proximité des corps et le fait qu’il devient difficile de délimiter leurs contours permettent au spectateur de se projeter, de tisser des liens d’intercorporéité avec les performeuses, voire avec les autres membres du public, comme nous l’explique l’un d’eux, Oscar Velasco Schmitt :

« I started to feel that I was breathing with the person next to me. Not only I could hear the sounds that were coming from the speakers but also the sounds that was coming from the humans that were near me. I definitely felt included and at some point I was also losing my sense of self, as I was watching this.4 »

On sent dans ces paroles qu’un phénomène de projection et d’empathie se développe au cours de la performance et qu’il s’agit d’expérimenter pour soi-même la corporéité. Comme la source primaire des sons (les performeuses) lui est tout aussi proche que celles secondaires (les enceintes), le spectateur est pris dans ce processus de va-et-vient entre corps physique et corps immatériel, virtuel, dilaté… Il est ainsi amené à se perdre, à se déconnecter de ses habitudes et à se mêler au dispositif à sa manière. 

Un autre spectateur, T.S. Flock, critique d’art, nous évoque ainsi l’ouverture perceptive que permettent les technologies dans cette performance :

« I would say it make more accessible perception that we could have. I think we are capable of having that awareness of this different ways of being even though we’re might not be able to empathize with a single organism – I mean we can barely empathize with other people… So we can personify other organisms but often, when we use that term of “personification” we’re assuming they’re not like aware or even that they are not organic. It’s silly because even if you’re personifying a tree, or a tower, or any static object, they are all things that are changing in time and they are also containing so many things that are living and changing with themselves. So, as long as we’re a being that evolve in time, we can all have this awareness. Unfortunately, because we’re even just a little aware of our emotional and physical being, it becomes more difficult for that. But the technology facilitated that.5 »

Il s’agit donc d’un véritable retour aux sensations, à un soi plus primaire qui s’ancre davantage dans le corps et dans la perception. Loin d’être anti-organique, les technologies utilisées dans cette performance nous permettent de renouer avec cette « awareness » (conscience) initiale. C’est cette compréhension soudaine et limpide d’un corps autre que notre corps matériel qui nous autorise à parler de corps épiphaniques. Cet usage des technologies fait émerger spontanément une acceptation plus large du corps que celle dont nous avons l’habitude. Mais cette conscience nouvelle demeure intermittente, elle est liée à notre capacité à nous ouvrir à ce que nous offre la performance dans la mesure où nous sommes capable de mettre entre parenthèses notre recherche logique de formes définies et connues.

Phase 5, Isabelle Choinière, Suyama Space, Seattle, Etats-Unis, Novembre 2016 – Photographie de Leïla Cassar

Dans Phase 5, l’aspect indéterminé des contours des corps fait que nous ne percevons plus leurs limites. Nous portons alors notre attention simplement sur la manière dont ils s’affectent les uns les autres, sur la façon qu’ont les voix de se répondre et les muscles de se tendre, de se contracter ou de se relâcher. Chaque mouvement affecte l’autre, tout fonctionne en répercussion. Il y a presque quelque chose de viral dans ce rapport de contamination d’une partie du corps par une autre ou par un son. Plus que les corps en eux-mêmes c’est leur assemblage inattendu dans une logique perceptive nouvelle qui nous importe dans cette performance. Il y a alors un déplacement ontologique : le corps n’est plus un simple corps physique, il est aussi quelque chose de mouvant, de malléable, de dynamique, d’étendu, qui englobe une multitude de potentialités. Nous pouvons ainsi dire qu’Isabelle Choinière et son équipe ont réussi le pari d’instaurer un environnement immersif dans lequel les technologies et le corps se révèlent l’un l’autre dans un rapport positif de découverte perceptive. Corporalité (corps physique, matériel, anthropologique) et corporéité (corps projeté, virtuel) se complètent grâce à ce rapport phénoménologique développé par les technologies. Poésie et numérique se rencontrent, corps étendu et connexion wifi se répondent dans une logique d’exploration de notre rapport au monde. L’aspect organique et intime se fait aussi bien sentir que cette dimension évanescente de ce que nous avons nommé des corps épiphanique.

Phase 5, Isabelle Choinière, Suyama Space, Seattle, Etats-Unis, Novembre 2016 – Photographie de Leïla Cassar

Notes

[1] Claude Régy, La Barque le soir, d’après Båten om Kvelden de Tarjei Vesaas, créé en 2012.

[2] Eliza Harsson, artiste et danseuse basée à Portland, danseuse dans Phase 5 d’Isabelle Choinière, interviewée au cours d’une répétition au Suyama Space, le 18/11/2016, par Leïla Cassar et Mélissa Bertrand.

[3] Tahni Holt, danseuse basée à Portland, danseuse dans Phase 5 d’Isabelle Choinière, interviewée au cours d’une répétition au Suyama Space, le 18/11/2016, par Leïla Cassar et Mélissa Bertrand.

[4] Oscar Velasco Schmitt, 39 ans, ingénieur dans les technologies, basé à Seattle, Etats-Unis, interviewé après la seconde présentation de Phase 5 par Leïla Cassar et Mélissa Bertrand.

[5] T.S. Flock, 35 ans, critique d’art, Seattle, Etats-Unis, interviewé après la première présentation de Phase 5par Leïla Cassar et Mélissa Bertrand.

Bibliographie

– Batson, Glenna, « L’éducation somatique dans le milieu de la danse », dans International Association for Dance Medicine and Science (I.A.D.M.S.), 2010, en ligne, <https://iadms.org/?302&302>, consulté en ligne le 17 décembre 2016. Publication originale en anglais en 2009.

– Choinière, Isabelle, « For a methodology of transformation: at the crossing of the somatic and the technology, to become other…», dans Journal of Dance & Somatic Practices, vol. 5, n° 1, Bristol, Angleterre, p. 95–112.

– Davidson, Andréa, « Mediated bodies and Intercorporeality: Isabelle Choinière’s Flesh Waves », Archée, 2017, en ligne, <http://archee.qc.ca/images/edito-2016-11/Archee_2016_11_MeditatedBodies.php>, consulté en ligne le 18 décembre 2016.

– Deleuze, Giles, Francis Bacon – La logique de la sensation, Paris, Edition du Seuil, 2002, 158 p.

– Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012, 368 p.